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Ça ne peut pas être pire qu’ici

Un texte de SpaceFox, publié le .

Les quatre adolescents, assis au pied d’une tour d’habitation d’une hideur sans nom, regardaient passer le train. Une locomotive massive qui ajoutait son énorme panache de fumée noire à la pollution ambiante, et une vingtaine de wagons en métal nu, totalement fermés, sans la moindre marque d’identification. Ils passaient régulièrement, nuit et jour, depuis que la ligne était apparue une semaine plus tôt.

Les transformations impromptues de la ville étaient légion dans cette banlieue, une conséquence des Grandes Batailles de Magie quelques siècles auparavant, mais se limitaient normalement à une porte, quelques fenêtres ou une petite ruelle. Là, un matin, était apparue une voie de chemin de fer complète, remplaçant d’innombrables immeubles, sans que personne sût d’où elle venait ni où elle allait. Elle n’avait aucune gare, commençait bien avant Villeneuve, et continuait bien après, jusqu’à la Zone Protégée et sans doute au-delà.

— Trente-sept minutes, annonça Ezephenor. Il passe toutes les trente-sept minutes, et toujours dans le même sens. Ça n’a aucune logique.

Le jeune Elfe rangea son chronomètre, qui tomba dans la doublure de son blouson. Un jour peut-être apprendrait-il à coudre, mais pas ces jours-ci : ses parents et leur appartement avaient disparu lors de l’arrivée de la Ligne, lui n’avait survécu que parce que pour une fois, il était allé en cours.

— Ça nous avance à quoi de savoir ça, Zef ? demanda la Naine assise à sa droite.

— On peut prévoir leur arrivée, ça peut servir.

— En tout cas, ce n’est pas la CompaTrans qui les gère, ajouta un jeune Orc affalé un peu plus bas sur les marches. Si c’était eux, ils arriveraient n’importe quand et les trois quarts seraient en rade.

Ils gloussèrent à cette boutade, puis se turent. Leurs regards s’entrecroisèrent, fixaient divers points du décor, dans l’attente d’une décision muette. Ce fut Biénale, une métisse, principalement Humaine et la plus jeune du groupe, qui se leva soudain, se saisit d’un sac à dos miteux et dit :

— On y va ?

Les trois autres suivirent.

Les quatre adolescents qui marchaient vers la voie de chemin de fer – la Ligne, comme on l’appelait déjà – étaient connus sous le nom générique des « Inséparables ».

Ajax, l’Orc, le plus âgé de la bande, était orphelin. Il prétendait que son nom lui avait été donné en hommage à un antique héros, mais en réalité il était arrivé à l’orphelinat dans un bidon de détergent de cette marque. S’il était particulièrement grand et fort pour son âge, son caractère doux et protecteur l’avait conduit à aider ses camarades comme s’il avait été leur grand frère – et ainsi il avait été le ciment de la bande.

Ses déambulations sans but dans la cité l’avaient amené à rencontrer Droséra, dite « Dro », une jeune Naine orpheline comme lui, mais qui vivait seule. Elle gagnait un revenu confortable – pour les standards du quartier – en revendant à peu près toutes les drogues imaginables. Une activité sans vrai risque depuis que la police avait abandonné toute présence à Villeneuve, une cinquantaine d’années auparavant. Elle lui fournissait un peu d’argent et de temps à autre des produits de première qualité en échange d’une protection rapprochée.

C’était cette protection qui les avait amenés à rencontrer Biénale, un jour qu’elle fuyait une crise de violence de l’amant de sa mère. Biénale avait fini par apprendre la vérité sur l’origine de son nom : sa mère avait vu le mot sur une affiche, et l’avait trouvé assez beau pour en faire le nom de sa fille – tout en se trompant sur l’orthographe. Cette découverte n’avait pas amélioré les relations entre les deux femmes. Le seul héritage familial qu’elle revendiquait était sa beauté ; chacun admettait que d’ici une poignée d’années elle ferait chavirer les cœurs par cargos.

Ezephenor, surnommé « Zef » par l’intégralité de l’univers, était le dernier de la bande. Jeune Elfe chétif, il était arrivé dans cette banlieue deux années plus tôt, quand ses parents avaient perdu leur travail en centre-ville, remplacés par des par des automagiques. Lunatique et distrait, il était le seul des quatre à avoir eu la chance d’accéder à une éducation digne de ce nom. Il partait du principe que s’il était gentil, personne ne lui voudrait du mal – une logique dont il commençait seulement à se départir.

— Puisque plus rien ne nous retient ici, avait demandé Biénale, pourquoi ne pas remonter la Ligne ? Après tout, ça ne peut pas être pire qu’ici, et on n’a plus rien à perdre.

Les trois autres avaient regardé leur amie comme si elle avait perdu la tête.

Puis ils avaient réfléchi. Elle avait raison. Les affaires de Droséra périclitaient. Depuis qu’Ezephenor avait perdu ses parents, il détestait le quartier encore plus qu’avant. Biénale ferait n’importe quoi pour fuir sa mère, et plus encore pour éviter ses amants. Ajax s’en fichait, il suivrait ses amis, il n’avait rien à gagner à rester là.

C’est ainsi qu’un matin de l’an six-mille-sept-cent-quarante-et-un, quatre adolescents, leurs maigres possessions dans leurs sacs, entreprirent de suivre la Ligne.

— Bon, maintenant, on va où ?

La question de l’Elfe était pertinente, aucun des quatre, dans leur excitation à partir de ce taudis, ne se l’était posée. Ils observèrent la ligne. On ne pouvait pas voir grand-chose dans la brume soufrée, mais d’évidence la ligne venait des hauts plateaux, en surplomb de la cité, et continuait vers les beaux quartiers. Qui seraient donc leur destination : personne ne savait ce qu’il y avait sur ce plateau. Personne n’y allait, en réalité.

Les Inséparables progressaient lentement le long de la voie.

— Je pensais que les bords seraient mieux aplanis, se désola Biénale, alors qu’elle venait de manquer de se tordre la cheville dans un trou.

— Une semaine et le passage est déjà un dépôt d’ordures, grogna Ajax.

Il se retourna vers ses camarades.

— Tu arrives à suivre, Zef ?

— Je pense, dit l’Elfe, le souffle court.

— Tu devrais faire du tri dans ton sac quand on s’arrêtera.

Non seulement Ezephenor était le moins sportif du groupe, mais il avait emporté quantité de matériel inutile, pour la plupart « emprunté » à l’école.

Dro parvint enfin à ouvrir un petit paquet de papier huilé, d’où elle tira une poudre blanche. Elle en préleva une pincée qu’elle se glissa sous la langue.

— Chiasse ! Le Scash est tellement coupé qu’on pourrait en faire des crêpes. Mais si quelqu’un en veut, peut-être qu’il peut faire encore un peu d’effet.

Tous acceptèrent, dans l’espoir que la drogue leur donne un peu d’énergie, mais la Naine avait vu juste : ce n’était plus guère que de la farine, tout juste sentirent-ils un peu moins la fatigue.

Le soleil, à son zénith, surchauffait le brouillard de pollution lorsqu’ils arrivèrent à un antique panneau barré annonçant « Villeneuve ».

— Étrange nom pour une ville qui a plus de cinq siècles, remarqua Ezephenor. Au moins, celle-ci a encore un nom.

Le panneau de la ville dans laquelle ils pénétraient était, lui, parfaitement illisible. C’était sans importance, car moins de cent mètres plus loin se dressait un haut mur surplombé de barbelés électrifiés et de tourelles magiques : la limite de la Zone Protégée, le centre névralgique et capitale du pays. Enfin, selon les rumeurs, car depuis longtemps plus personne à Villeneuve n’avait pu les vérifier de visu. Même les parents de Zeh, lorsqu’ils avaient encore un travail, habitaient un quartier en bordure de la Zone Protégée.

Sur le mur, des affiches proclamaient : « La magie, c’est la richesse pour tous ». Elles prétendaient ça depuis des décennies, et depuis leur mise en place personne n’y croyait, il suffisait de regarder autour de soi.

La bande avait supposé que la Ligne s’enfoncerait dans la Zone Protégée, ce en quoi ils avaient parfaitement raison. Inconsciemment sans doute, pensaient-ils que ceci créerait une brèche dans les défenses de la ville. Peut-être avaient-ils eu raison le premier jour, mais ce n’était plus le cas. Un trou au gabarit exact des trains traversait le mur. Il était lourdement gardé par une patrouille de Trolls, aidés de puissants loups et d’un type louche, une espèce de Gobelin en uniforme qui portait tous les attributs d’un mage de guerre mal embouché.

Ils se démontèrent le cou pour essayes d’apercevoir ce qu’il y avait au-delà du mur, mais ils ne virent que les murs du poste de garde. Des murs neufs, blanchis à la chaux, tels qu’ils en avaient rarement vu de leur vivant. Les trains passaient sans s’arrêter, donc sans fouille. Mais impossible de grimper dans un convoi lancé à près de cent kilomètres-heure.

Par prudence, ils reculèrent hors de vue des sicaires et s’assirent sur une placette – une ancienne cour ouverte par la Ligne – à la frontière de Villeneuve.

— Et maintenant ? demanda Ajax.

— On a plus qu’à rentrer chez nous, dit Droséra. Et continuer à vendre de la merde pour essayer de survivre.

La tête appuyée dans les mains, des larmes pointaient aux coins de ses yeux. Non pas qu’elle fut spécialement sensible, mais le Scash exacerbait ses humeurs, comme souvent chez les Nains.

— C’est hors de question, dit Biénale. Plutôt mourir !

— Tu ne penses pas ce que tu dis, répliqua Zef.

Elle lui jeta un regard noir, puis à la surprise de tous, se retourna et souleva son t-shirt. De longues marques rouge-bleuâtre striaient son flanc, quelques-unes s’encroutaient en leur centre. Elle avait autant marché avec un sac malgré ces blessures ?

— L’actuel de ma mère, avec une ceinture, hier soir, expliqua-t-elle en réponse à la question muette de ses amis. Ce n’est rien par rapport à ce qu’il ma promis si je remets les pieds là-bas. Ce que je ne ferai pas.

Il y eut un long silence, coupé par le ferraillement d’un train.

— Merde, dit enfin Ajax. D’accord, on y retourne pas. Tous unis. Mais alors où ?

— De l’autre côté ? suggéra Ezephenor. On a qu’à remonter la Ligne. Ces trains viennent bien de quelque part.

— Il n’y a rien de l’autre côté, fit Droséra. Seulement le désert. Si on va là-bas, on est foutus.

— En fait, répliqua Zef, j’avais la un livre de géographie qui disait qu’il y a une ville là-bas. On peut tenter notre chance.

Ils réfléchirent, assez pour qu’un autre train passe.

— Je n’ai pas d’autre idée, fit enfin Biénale. J’y vais.

Dro observait le peu de Scash qu’il lui restait dans son papier huilé.

— Je te suis. Le message de mon fournisseur est clair.

— Je viens avec vous, les filles, dit Ajax.

— Moi aussi, dit le jeune Elfe en ramassant son sac. En partant maintenant on pourra dormir dans un endroit qu’on connait.

*    *    *

Ezephenor avait vu juste. Ils avaient évité les quartiers hantés par le beau-père de Biénale et constaté que l’emplacement de vente de Droséra était déjà réutilisé. Le lendemain matin, ils remontaient la Ligne.

Les quartiers les plus éloignés de la Zone Protégée étaient moins peuplés, jusqu’à ce qu’ils ne croisent plus que des rats, quelques pigeons et chimères, dans ce qui ne méritait que le nom de ruines.

Ils passèrent la nuit dans un hospice abandonné – « Les soins magiques, c’est pas automatique », proclamait une antique affiche. En pure perte, si bien que des foyers de maladies magicorésistantes apparaissaient sporadiquement, mais de plus en plus souvent. Droséra repéra quelques produits intéressants, et découvrit que son nom venait d’une plante carnivore. Donner des noms de plantes était un classique chez les Naines, mais merde, une plante carnivore ! Zef, lui, trouvait ça « carrément cool ».

Ajax, qui faisait le guet dehors, repéra des lumières sur le plateau. De toute évidence il était habité – et ça pouvait difficilement être pire que leur camp actuel.

Le lendemain, en fin de matinée, ils arrivèrent en bordure de la ville. Là commençaient les pentes raides qui menaient au plateau. Quoiqu’il fut apparu par magie, le train respectait un minimum les lois de la physique et attaquait la pente par une série de rampes et de virages en épingle à cheveux. Il n’y avait pas de chemin, et suivre la voie était suicidaire, parce que rien ne garantissait aux adolescents qu’ils puissent trouver un abri à l’approche du train.

Alors ils grimpèrent, suffocant dans la poussière. Droséra caracolait en tête, même après avoir perdu la moitié de la semelle de sa basket gauche : elle avait consommé une dose de Nitrométine, un stupéfiant qu’elle vendait parfois et qui devait l’aider à grimper cette côte. Mais elle avait avalé une capsule médicale au dosage bien plus important que celui des produits surcoupés qu’elle vendait d’ordinaire. Elle ne sentait pas la douleur de son talon en sang.

Les inséparables firent halte près d’une épingle à cheveux, une zone à peu près plate, vers quatorze heures. Leurs maigres provisions s’épuisaient à vue d’œil. L’eau surtout serait un problème s’il n’y en avait pas là-haut.

Deux-mille tonnes de train freinèrent à l’approche du virage et défilèrent au pas dans un crissement de roues.

— Regardez, s’écria Droséra, je suis sûr qu’on peut grimper dessus tellement il passe lentement !

— Hein ? Mais t’es folle, il va quand même beaucoup trop vite ! Et pour quoi faire ?

— Pour entrer dans la Zone Protégée ! (Elle se leva) Là-bas, on sera comme des rois ! Regardez !

Elle se saisit de son sac et cavala aux côtés du train. La jeune Naine, en dépit de sa petite taille, était rapide. La Nitrométine aida. D’un bond ajusté, elle réussit à se saisir d’une barre d’accroche à l’arrière de l’antépénultième wagon et à se hisser dessus.

Dro fit signe aux autres et poussa un cri de victoire, mais trop tôt : la brutale secousse en sortie de virage la déstabilisa, elle bascula sur les voies.

Ses trois amis n’eurent pas le temps de réagir, et il n’y avait rien à faire. Le cri de la jeune femme, le bruit qui l’interrompit, ne leur laissa aucun espoir.

*    *    *

Ajax, Biénale et Ezephenor repartirent le lendemain matin, après avoir élevé tant bien que mal protégé le corps de Droséra par un petit cairn. Personne ne prononça un mot jusqu’au haut de la côte.

— C’est quoi cette merde ?

Ajax résuma l’avis des survivants. Tout ça pour ça ?

Le plateau était habité, contrairement à l’avis général chez eux. Sous leurs yeux dépités s’étendait un immense bidonville, des kilomètres carrés de baraques de tôles, de planches et de mauvaises briques. Les bords du horst semblaient presque déserts, quoiqu’ils fussent habités quelques années avant. N’y avait-il donc nulle part sur cette planète où les inséparables pourraient trouver une meilleure vie qu’à Villeneuve ?

Biénale grimpa sur une construction abandonnée qui semblait encore solide, et étudia les environs. Au loin, des constructions plus hautes se détachaient dans les vapeurs jaunasse de la pollution. Sans doute un centre-ville ? En tous cas, la Ligne semblait y mener. À condition qu’elle ne fasse pas un coude invisible dans cette mer de cabanes déglinguées.

Mais la nuit commençait à poindre, et progresser dans ce dédale s’avéra particulièrement ardu. Ils ne pouvaient pas suivre la Ligne, les constructions s’y accolaient au plus près, et les habitants défendaient avec férocité les abords du peu de propriétés qu’ils possédaient. Les habitants s’étaient regroupés par race en petits ghettos, leur groupe hétéroclite semblait d’autant plus louche. Il n’y avait pas de rues à proprement parler, seulement des ruelles jetées là au hasard des constructions. Pire, dépourvu de réseau hydrographique cohérent, le plateau était sillonné d’une foultitude de rus qui creusaient de profonds sillons franchis par une poignée de ponts précaires.

C’est sous l’un de ces ouvrages que les trois amis s’arrêtèrent pour passer la nuit. S’ils avaient croisé quelques marchands de nourriture, rien ni personne ne leur permit de s’offrir un toit, sauf à accepter des propositions indécentes. Mais s’ils étaient jeunes, ils n’étaient pas naïfs, savaient les risques encourus à accepter ce genre d’offres et tenaient à leur honneur – qui était à peu près tout ce qui leur restait.

La nuit fut longue et froide. Le plateau, en altitude et balayé par un vent continu, était glacial en regard des nuits douces de la plaine. Même serrés les uns contre les autres, emmitouflés dans leurs fines couvertures, ils grelotaient.

Au matin, la soif et la faim prirent le pas sur la fatigue d’une mauvaise nuit.

— Vingt-deux ronds et quelques, annonça Biénale quand elle eut fini de compter leur monnaie. Autant dire, rien.

— Chiasse. Il va falloir gagner de l’argent, dit Ajax. Mais comment ?

— J’ai une idée, fit Zef. J’ai vu un Elfe qui vendait des saucisses dans le coin, hier soir. Je suis sûr qu’il peut nous dépanner.

— Ha ? Pourquoi ?

— La solidarité entre Elfes, tu les as vus se regrouper ici. Mon père en parlait, aussi.

— Ça ne lui a pas donné de boulot, à ton père.

— D’accord, mais là c’est juste un peu à manger.

Il se leva et grimpa le raidillon qui menait au tablier du pont.

Biénale allait l’arrêter, mais Ajax la saisit par le bras.

— Laisse, il ne comprendra pas tant qu’il ne se sera pas fait rembarrer. Suivons-le, plutôt.

Ezephenor n’eut aucun mal à retrouver son marchand de saucisses, un grand Elfe bedonnant à l’air patibulaire. Il surveillait une batterie de boyaux douteux, plantés sur des bâtonnets, flottant dans ce qui devait être de l’eau. L’odeur restait appétissante. Biénale se rapprocha d’Ajax.

— Je lui trouve une tête à découper les gens pour les mettre dans ses saucisses, lui murmura-t-elle.

— Je suis mal placé pour juger, mais je suis d’accord avec toi. Surveillons Zef, il faudra l’arrêter avant que ça parte en vrille.

— Jamais entendu parler de… comment tu dis ? Solidarité intraespèce ? Je sais pas d’où tu sors des idées pareilles, mais si tu veux bouffer, ici, tu fais comme tout le monde : tu alignes la tune.

— Mais… entre Elfes…

— Entre rien du tout, oui. Tu serais un putain de Troll que tu raquerais comme tout le monde.

— Quand même…

— Écoute-moi, petit con. Une, c’est ma viande, c’est moi qui fixe les règles. Deux, des pouilleux dans ton genre, y’a que ça dans le coin. T’es même mieux habillé que les neuf dixièmes d’entre eux. Je vois pas pourquoi je te ferais un prix. Trois, si t’insistes encore une fois, tu vas t’en prendre une.

— Zef ! Viens voir !

C’était Ajax, qui voulait éviter à son ami de s’enfoncer. Ezephonor comprit le message et s’éloigna de l’échoppe en bougonnant.

— Vous allez voir ce que je vais lui faire à ce débile.

— Zef, lui dit l’Humaine, je ne sais pas ce que tu mijotes, mais ça pue la connerie.

— Que dalle. On va bien manger ce matin, et c’est lui qui va régaler.

— Quoi ?

— Attendez voir…

Ils n’eurent pas à attendre longtemps ; quelques secondes après, le marchand s’était retourné pour farfouiller dans sa réserve, et Zef s’était approché furtivement de l’étal. Il approcha la main des marchandises.

— Non !, cria l’Orc.

Mais qu’Ezephenor fut repéré ou non par le vendeur ne changea rien. À peine avait-il touché un bâtonnet qu’il fut projeté au sol, hurlant de douleur, se serrant la main droite dans la gauche.

Ajax saisit une Biénale estomaquée et la tira hors de vue.

— Qu’est-ce que c’était ? Qu’est-ce qui lui est arrivé ? demanda-t-elle enfin.

— Un sortilège de protection antivol. C’est bidon, c’est facile à passer si tu connais le truc, mais c’est ultrasimple à lancer et tous les vendeurs de rues en ont. Tu touches aux produits sans le bracelet qui va bien et tu te tords de douleur jusqu’à l’arrivée des autorités. Ou ce qui sert de police dans le coin. S’il y en a.

— On ne peut rien faire ?

— Il y a des contresorts mais je ne les connais pas. On peut juste espérer que le marchand se contente de le relâcher, et que…

L’Orc n’eut pas à finir sa phrase, car deux Trolls patibulaires déboulaient au coin du bâtiment, alpagués par le marchand.

— C’est la police, ça ?, demanda Biénale. Plutôt la mafia locale, non ?

— Ici c’est pareil, je pense.

— Merde, ils regardent par ici. Tirons-nous !

Une bonne heure plus tard, la jeune femme s’était renseignée auprès des habitants. Lorsqu’elle retrouva son camarade, elle avait la mine grave.

— Alors ?

— Ils disent que s’il a de la chance, il sera passé à tabac ou embauché. Un type m’a dit qu’il ne savait pas lequel des deux il préfèrerait.

— Et sinon ?

— Je… tu le sais très bien.

— Merde !

D’un coup de poing rageur, il démolit l’une des planches qui délimitaient la minuscule cabane abandonnée qui leur servait de refuge.

— Et de ton côté ? demanda la jeune femme.

— Je les ai suivis, aussi discrètement que j’ai pu. Ils l’ont emmené à une espèce de forteresse. C’est les seuls vrais murs du quartier. Il faudrait une armée pour s’introduire là-dedans.

— On ne peut rien faire ?

— Quoi donc ? Tu nous as vus ? Tu les a vus, eux ? Ils n’étaient que deux, y’en a tout un troupeau là-dedans !

— Mais…

— Il n’y a pas de « mais » ! Zef a joué au con, il a perdu ! On ne peut plus rien pour lui !

— … notre ami…

La voix de la jeune Humaine s’étranglait en sanglots.

Ajax la serra dans ses bras.

— Zef était notre ami. Zef est notre ami. Mais là on ne peut plus rien faire. On reviendra. Dès qu’on pourra. Pour l’instant on doit avancer.

— … j’en ai assez de cette vie. Je veux qu’on en finisse. Qu’on trouve une vie normale. Acceptable. Une vie. Pas ça.

— Hé ! Pas de conneries, hein !

*    *    *

Ils dormirent comme ils purent, dépensèrent leurs dernières pièces en nourriture et en eau douteuses, et avancèrent vers le centre-ville. Maintenant qu’ils étaient assez près pour pouvoir en détailler les constructions malgré la brume jaunâtre, ils virent que c’était des bâtiments récents, qui suaient l’argent et le confort. Plutôt qu’une Ligne qui allait on ne sait où, ces immeubles faisaient une cible plus concrète.

Mais même avec les hautes tours en point de mire, ils ne sortirent du bidonville qu’en fin d’après-midi.

— Brulecendres, lut Biénale. Drôle de nom.

— Jamais entendu parler.

— Moi non plus. Toute la ville a l’air récente. Tu crois qu’ils l’ont construite à partir de rien ?

De fait, c’était une ville neuve et moderne : hauts immeubles luxueux, larges avenues bordées d’arbres, pavés impeccables, et le tout parfaitement entretenu. Une ville où il devait faire bon vivre, malgré les bancs de vapeur soufrée qui flottaient ici comme dans toute la région. Cette confirmation mit du baume au cœur des deux adolescents : sans doute ici pourraient-ils commencer une nouvelle vie, bien meilleure que tout ce qu’ils avaient vécu.

Comment vivre dans une ville inconnue quand on n’a pas un sou en poche ? Voilà une question à laquelle ils n’avaient pas la réponse. Tout était horriblement cher ici, et ils n’avaient aucun moyen de subsistance. Aucune connaissance à appeler. Aucun réseau à rejoindre. Aucune solidarité à faire jouer.

Ils errèrent ainsi dans la ville, espérant… ils ne savaient trop quoi, au juste. Que quelque chose se passe ? Qu’une idée géniale leur passe par la tête ?

Mais tous ces hommes bien habillés, toutes ces dames élégantes, quelles que soient leurs races, semblaient ne pas les voir. Et lorsque par hasard ils n’étaient pas invisibles, c’était le dégout qui se peignait sur les visages des habitants du cru. Quelques-uns changèrent de trottoir, de peur d’avoir à interagir avec eux. Le seul enfant qui osa les saluer, en retour à un signe de Biénale, se fit tancer par sa mère.

Il ne fallut que deux heures à la grande ville pour doucher leurs espoirs de vie meilleure.

— Essayons les temples, suggéra tout à coup la jeune femme alors qu’ils passaient devant une colonnade. Les religions donnent asile, normalement.

L’idée était bonne. Hélas, ils découvrirent bientôt que Brulecendres était à peu près athée ; et que les rares temples qu’ils découvrirent, s’ils respiraient le luxe et la grandeur, étaient tous fermés à cette heure. Ils avaient marché toute la journée. Ils avaient faim. Ils ne sentaient plus leurs pieds. Heureusement, moult fontaines d’eau fraiche s’éparpillaient dans la ville.

Il s’apprêtèrent donc à passer encore une nuit dehors, dans une rue intérieure bien abritée du froid.

— Peut-être devrions-nous contacter les autorités ? suggéra la jeune femme en s’affalant contre le mur. Zef disait que comme nous sommes encore mineurs, ils nous doivent protection. Et que le problème de Villeneuve c’est qu’il n’y avait plus de dirigeants.

— Ça se tient. Je n’aime pas ça, mais je n’ai pas de meilleure idée. J’espère juste qu’ils n’ont pas de dossiers sur nous. Mais on verra demain, là tout est fermé.

Ils fermèrent les yeux.

Cinq minutes plus tard – ou peut-être deux heures, ils ne sauraient dire –, ils furent réveillés par des cris.

— Ho ! Qu’esse vous foutez là les mioches ? C’est chez nous ! Dégagez !

C’était une bande de types dépenaillés, puant le mauvais vin. Tous des Humains, nota Ajax, qui ne savait que faire de cette information sur l’instant.

— C’est notre territoire. On s’est assez battus pour ça. Allez pieuter ailleurs !

— Mais…

— Ta gueule, la mioche ! Dégage ou c’est mon pied au cul !

Impossible de discuter avec ces êtres avinés ; ils déguerpirent, finirent par trouver un porche vierge de toute présence et s’y endormirent tant bien que mal.

Moins d’une heure après, une vive lumière les réveilla.

— Merde, Hugo, c’est des enfants. Qu’est-ce qu’ils font ici ?

— J’en ai pas la moindre idée, mais on ne peut pas les laisser là. Appelle le central, je crois qu’il leur reste des places.

Le dénommé Hugo, un Humain d’une vingtaine d’années, se saisit du Communicateur accroché à sa poche, tandis que son acolyte, un Orc bedonnant d’âge moyen, s’accroupit devant les deux adolescents.

— On ne vous veut pas de mal. On est la maraude municipale, regardez. (Il leur montra une plaque qui semblait officielle). On vous propose une nuit au chaud, avec douche et petit déjeuner demain matin. C’est gratuit, et il n’y a pas de piège. Qu’est-ce que vous en dites ?

Il ne leur fallut que le temps de se remettre de leur surprise pour accepter.

*    *    *

Un lit ! Une douche ! Et bientôt un véritable repas !

Pour être tout à fait honnête, tout ça était spartiate : le « central », où on les avait amenés, était un grand dortoir muni de lits de camp, et les douches où l’on pouvait à peine se retourner étaient munies d’un savon propre à décaper n’importe quelle crasse – exactement ce dont Ajax avait besoin. Il était dix heures du matin. Il n’avait plus aussi bien dormi depuis… il ne savait même plus quand. Il ne s’était jamais senti aussi propre. Et il avait faim.

Il chercha Biénale du regard, mais elle n’était nulle part en vue. Peut-être était-elle déjà en train de manger ?

Non – de fait, il était parmi les derniers levés. Alors où ?

L’Orc errait dans le bâtiment à la recherche de son amie lorsqu’un vieil Humain à la face grêlée de cicatrices de variole l’interpela.

— Excuse-moi, mon grand, tu es bien Ajax ? L’ami de Biénale ?

— Oui ! Est-ce que vous l’avez vue ?

— Je suis l’un des responsables de ce centre d’hébergement. Ton amie m’a chargé de te remettre ceci.

Il lui tendit un papier plié en quatre.

— Je ne suis pas d’accord avec sa décision, continua l’homme. Mais elle semblait décidée. J’espère que tout ira bien pour elle, l’établissement a bonne réputation.

— Que… pardon ?

Ajax considéra le billet, le déplia, et murmura quelque chose. Puis il le tendit au responsable qui était resté là.

— Je… je lis très mal. Pourriez-vous m’aider ?

« Cher Ajax,

Je ne savais pas comment te le dire en face, et tu dormais si bien, j’ai préféré ne pas te réveiller.

On m’a proposé un travail de bonne et de serveuse. Ils offrent le manger et le lit, et une paie. Ça ne peut pas être pire que tout ce qu’on a vécu. Je préfère saisir l’opportunité quand elle arrive. J’espère que je ne fais pas une connerie.

C’est au Renard Botté.

J’espère qu’on se reverra.

Je t’embrasse.

Biénale.

PS : J’espère que tu me pardonneras de ne pas put te l’avoir dit en face. B. ».

Le Renard Botté était un long et beau bâtiment à l’autre bout de la ville, à l’orée du désert. Comme presque tous les autres bâtiments de la rue, il était orné de moult lanternes rouges, et venait d’ouvrir.

Ajax demanda à l’Orc patibulaire et pustuleux qui gardait l’entrée s’il pouvait voir Biénale. C’était possible, mais après son service, qui se terminerait tard dans la nuit.

Le jeune homme erra en ville, impatient d’être le soir même. Il trouva l’hôtel de ville, où il fut reçu. Une connexion au système étatique permit de retrouver son état civil, mais pas ses fiches de police (ou alors le fonctionnaire n’en avait cure). Hélas, ce fut pour lui apprendre qu’il était depuis un mois trop âgé pour profiter des mesures de protection de l’enfance.

La nuit tombée, il retourné au Renard Botté. Le quartier, à l’ambiance étrange de jour, devenait franchement sordide la nuit, et il du refuser quatre propositions avant d’arriver à destination. Le bignole à l’entrée le conduisit jusqu’à une minuscule chambre de bonne mansardée, mais saine et suffisante, où l’attendait déjà son amie. Comme seule décoration, une affiche « Les soins magiques, c’est pas automatique » – une ironie de la locataire précédente ?

— Oui, je sais que c’est un bordel ici, lui dit-elle lorsqu’il eut enfin fini de lui débiter ce qu’il pensait du travail qu’elle avait trouvé. Mais je ne me prostitue pas. Ils ont bonne réputation ici, les filles sont bien traitées.

— Mais alors…

— J’ai vraiment fait ce que je t’ai dit dans le mot. Le ménage. Le service dans la partie restaurant. Je vais travailler beaucoup, mais j’ai à manger et un vrai lit dans lequel je n’ai même pas vu de punaises.

Elle tapota sur le matelas.

— Mais… si jamais un jour, ils…

— Je partirai avant. Ou je m’enfuirai. En attendant, je n’ai pas mieux, et je refuse de lâcher la proie pour l’ombre.

Il y eut un silence.

— Est-ce que tu crois qu’ils embaucheraient un garde ?

— Tu peux essayer. Mais je ne crois pas. En tous cas je te souhaite le meilleur. Moi je reste, mais j’espère que tu auras une belle vie. De tout mon cœur.

Ci fait, ils n’embauchaient pas, ni comme garde, ni comme autre chose.

Deux heures trente du matin sonnèrent au temple le plus proche, et un vent glacial balayait la ville. L’hiver approchait. Au loin, un train parcourait la Ligne en direction du bidonville, de la descente dans la plaine, de Villeneuve et de la Zone Protégée.

Finalement, tout en revenait à cette Ligne. Il n’y avait pas de place en ville pour lui, songeait Ajax. Il n’y avait pas vraiment de place pour les Orcs, pour commencer. Au-delà de l’apparente opulence, la cité reposait sur une montagne de laissés pour compte dont il était le dernier.

Sur un mur, une affiche « La magie, c’est la richesse pour tous ». Ici aussi. Peut-être que c’était vrai pour ceux qui habitaient, là, dans ces luxueux appartements ? Pas pour lui.

Ses pas le menèrent le long de la Ligne, qu’il remontait machinalement. Un instant, il songea à s’allonger sur les rails et attendre le prochain train, mais non.

Au loin, en amont de la Ligne, des lueurs brillaient. Une autre ville ? Une zone industrielle ? La distance était difficile à évaluer de nuit, mais ça semblait presque à l’horizon. À quelle distance était l’horizon ? Deux jours de marche ? Trois, en comptant le désert ?

Le jeune homme inventoria son eau et ses provisions.

« Bah, au point où j’en suis, se dit-il, je ne vais pas me laisser abattre par un peu de marche ou un désert. Ce que je vais trouver là-bas. Mais ça ne peut pas être pire qu’ici. »

— FIN —

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