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30-31 – ELSA

Un épisode de l’Inktobre 2020 de Lisa Refur, publié le .

Je m’appelle Elsa, je travaille depuis trois mois au ministère de l’Intérieur de l’Union Méditerranéenne, et je suis une intelligence artificielle autonome consciente illégale. Contrairement à ce que vous pourriez imaginer, je ne commence pas ce récit par des fadaises : les services de l’État m’ont volontairement infiltré dans ce département. Si je suis capable de rester indétectable dans nos propres services, je n’aurai rien à craindre à l’étranger.

Un pas vif et puissant dans le couloir. Onze heures cinquante-cinq : ce doit être Jules qui vient me proposer de manger au camion à burger « Chez Clarabelle », qui squatte l’esplanade tous les mardis.

Un coup frappé à la porte, et le colosse entre sans même demander confirmation :

— Salut Elsa, tu viens grailler ?

Vous voyez ? C’est facile, l’homme a certaines habitudes très précises. Deux mètres vingt-neuf, une musculature si impressionnante qu’il ne peut plus se gratter l’oreille, et surtout intégralement naturelle. Si l’on considère que les stéroïdes anabolisants, les renforts musculaires et les bio-implants sont « naturels ». Quoiqu’il en soit, il refuse toute forme d’amélioration mécatronique au point d’avoir interdit au chirurgien de lui poser des vis de renfort lorsqu’il s’était détruit un tibia lors d’une mission qui a mal tourné. Une qualité indispensable pour certains types très précis de missions que je ne peux pas vous détailler. Un gaillard fort comme un taureau, aussi résistant, et beaucoup plus con. J’aimerais vous dire que c’est un genre qu’il se donne, mais l’autre jour il cherchait un moyen de se muscler les paupières.

Je n’ai pas faim, mais je lui réponds tout de même :

— Bien sûr, tu proposes quoi ?

En réalité je n’ai jamais faim. Je fonctionne de préférence à l’électricité. Mes fonctions masticatoires et digestives sont là en secours, et servent surtout à la sociabilisation. Cette partie de l’Union Méditerranéenne fut la France et en a conservé ses rites étranges des repas infinis.

— « Chez Clarabelle », ça te va ?

Vous voyez ? Je vous l’avais dit.

— Bien sûr, Jules.

— Non, maintenant, c’est Chad.

Ah. Ça par contre, c’est nouveau.

— D’accord. Ken il y a trois semaines, puis Jules, et maintenant Chad. Pourquoi ce nouveau changement ?

— Chad est plus viril.

— Si tu le dis. Tu sais que c’est un prénom anglo-saxon, comme Ken ?

Je peux presque voir les rouages s’activer dans la petite tête de notre Rambo : son patriotisme furieux et sa recherche permanente de virilité sont en plein combat.

Ma présence ici est directement liée à la sienne. Son amour de la nation de fait absolument aucun doute – il poserait plutôt problème par excès inverse. Mon travail consiste à l’informer (ainsi que d’autres agents) sur ses prochaines missions, et à vérifier qu’il ne laisse pas fuiter trop d’informations par mégarde. C’est aussi un test sur moi-même : arriverais-je à me faire accepter de quelqu’un qui est mon exact inverse ? Va-t-il repérer quelque chose quant à ma nature ? Évidemment mes concepteurs ne m’ont pas prévenue de ce test, mais ce serait la chose la plus logique à faire.

Je me suis aussi donné pour mission de surveiller Clara, la tenancière de « Chez Clarabelle ». Sa seule présence mérite qu’on s’y intéresse. Installer un camion de vente de nourriture à emporter à côté d’un immeuble de bureaux semble logique, mais là c’est un immeuble de haute sécurité qui possède sa propre cantine. Je n’ai réussi à trouver aucune autorisation officielle à sa présence, et pourtant personne ne trouve rien à y redire. Mais surtout, ladite Clara possède des jambes bioniques de qualité militaire soigneusement dissimulées sous un pantalon et un tablier. Même en imaginant qu’elle ait pu se fournir dans un surplus de l’armée, jamais son travail de commerçante itinérante n’aurait pu lui payer.

Nous descendons donc les dix-sept étages qui nous séparent de l’esplanade. Comme d’habitude, Chad – puisque c’est son nom maintenant – se place derrière moi dans l’ascenseur et me reluque. Un corps Titane Intégral, certifié utilisation militaire pour l’infiltration, avec une peau DermoSynth de dernière génération, presque indiscernable de la peau humaine (y compris pour les moustiques, ai-je découvert). Mes mensurations ont été étudiées pour maximiser le désir chez le mâle moyen, et si j’en crois le comportement de mon acolyte, c’est assez réussi. Évidemment, ce dernier n’est pas au courant de mes capacités spéciales.

— Comment vont tes chats ? me demande-t-il dans l’ascenseur.

Il me demande toujours des nouvelles de mes chats, ce qui laisserait penser qu’il y a une âme derrière cette masse de muscles. Ou plus probablement qu’il se prenne d’affection pour des machines à tuer de précision. Quant aux chats eux-mêmes… c’est une histoire un peu embarrassante.

Si j’ai précisé que je suis au ministère depuis trois mois, la réalité c’est que je suis activée depuis ce moment. À mon installation, je me suis cherché des activités humaines, mais mon sens de la mesure n’était pas encore tout à fait au point. C’est ainsi que je suis devenue propriétaire de dix-sept félins (Alphonse, Azrael, Blacksad, Cheshire, Diana, Félix, Garfield, Jiji, Kitty, Moustache, Nyan, Pattenrond, Potté, Raoul, Schrödinger, Sylvestre et Tibert) dont je donne fidèlement des nouvelles chaque mardi à Chad.

Trente-deux virgule trois degrés, un soleil infernal. Le camion bariolé est à l’autre bout de l’esplanade, et je prévois une légère surchauffe le temps d’y arriver. Il faudra que j’en parle à mes concepteurs. L’énorme bœuf décoratif qui crie « Chez Clarabelle » me fait un peu plus penser à Chad à chaque fois que je le vois.

— Tu ne trouves pas que j’ai quelque chose de changé ? demande soudain ce dernier.

Deux surprises le même jour, que lui arrive-t-il ? Je le scanne rapidement. Ah. Je vois. Je lui réponds.

— Ton entrejambe a grossi de soixante-quinze pour cent. C’est ça ?

La question est purement rhétorique. En réalité, l’inflation est de soixante-treize virgule huit pour cent, mais j’ai remarqué que les humains réagissent mal aux informations trop précises.

Chad met un peu plus de temps que d’habitude pour répondre. Pourtant cette fois je ne lui ai pas demandé s’il avait une érection – j’ai appris à mes dépens que cette question n’est pas acceptable en public. Est-ce que j’ai été trop précise ?

— Je suis content que tu l’aies remarqué !

Nous arrivons devant le camion à burgers, la patronne nous a vus et nous fait un signe de la main tout en servant d’autres clients.

Chad continue :

— Tu veux savoir pourquoi ?

Une question rhétorique : il me l’expliquera quoi que je réponde.

— Vas-y, dis-je.

Il me fait signe et se baisse jusqu’à mon oreille.

— Je me suis fait greffer une troisième couille et une seconde bite.

Chad, soixante-treize décibels, ça n’est un murmure pour personne.

Il se redresse.

— Je suis beaucoup plus viril maintenant !

— Ça, c’est intéressant mon grand, dit Clara qui a tout entendu – comme tous les autres clients.

Chad se pavane. Peut-être qu’il voulait être entendu en réalité ? Il cherche souvent à attirer l’attention de Clara, j’estime à 94 % la possibilité qu’il ait un faible pour elle – ce qui peut être un problème de sécurité s’il en vient à lui donner des informations classifiées pour draguer. D’autant que son dossier à elle est particulièrement obscur. Clara Morgane, d’après l’état civil, vingt-six ans. Son nom et son prénom me posent problème : je ne sais pas si c’est une coïncidence malheureuse, un hommage tordu de ses parents à une actrice pornographique locale célèbre il y a cent-cinquante ans, ou tout simplement un pseudonyme. Un CV tellement banal qu’on le croirait trafiqué, et aucune particularité d’aucune sorte si ce n’est ces jambes bioniques dont je vous ai déjà parlé. Malgré tout, j’aime bien Clara. Elle est sympathique et a une répartie du tonnerre. J’aimerais savoir si ses burgers sont bons, mais je ne suis pas équipée pour ça, seulement pour une analyse chimique froide et dépourvue de sensations.

— Vous prendrez quoi ? Nous demande-t-elle

— Un classique bacon, sauce barbecue, avec des frites et un cola.

— D’ac, me réponds Clara avec un clin d’œil. Cent-trente dhiros. Et toi ?

— Un spécial bacon avec triple steak, supplément fromage, répond Chad. Sans salade, avec des poulets panés à la place des pains.

— Comme d’hab, quoi. Ça fait toujours deux-cent-cinquante dhiros. Dis-moi, mon grand, j’ai une question pour toi pendant que je prépare ça…

— Oui ?

— Ton double machin, là… tu comptes l’utiliser comment ?

Silence. De toute évidence, mon acolyte n’avait pas pensé à ça – et moi non plus, à vrai dire. L’intéressé se dépêcha de changer de sujet.

— Dis-moi, Elsa, ma prochaine mission, c’est bien au Benelux ?

Je levai les yeux au ciel, l’attrapai par le col, le forçai à se mettre à mon niveau et lui demandai à l’oreille ?

— Tu penses que c’est vraiment l’endroit pour poser ce genre de questions ? Tu veux peut-être que je crie ton agenda à tous ces gens ? Fais gaffe à ce que tu dis, Chad, tu finiras par perdre tes accréditations à l’ouvrir n’importe quand comme ça !

— Mais j’ai juste…

— T’as « juste » évoqué une mission secrète devant du public. Tu as de la chance de ne pas en avoir dit plus.

Je m’arrêtai là : une jeune femme qui s’engueulait avec un mastodonte, ça attirait trop l’attention, et Chad risquait de l’ouvrir et de balancer encore d’autres informations. Deux réfugiés climatiques hollandais s’étaient approchés, intéressés à la fois par la mention de leur patrie et la possibilité de nous quémander de l’argent. Je me demande si leur pancarte « Pompons la mer pour la faire redescendre » est sérieuse, ou une simple tentative d’amuser le quidam. Je leur offre un menu à cent-vingt dhiros chacun.

Clara intervient :

— Arrêtez de vous disputer, les tourtereaux. Vos commandes sont prêtes, bon appétit !

Nous récupérons les paquets et nous installons sur les petites chaises de métal, sous un platane, à côté du camion. À chaque fois je me demande comment Chad fait pour s’installer sur ces trucs sans les détruire.

Trente-deux virgule huit degrés, certains de mes composants internes me signalent une alerte préliminaire de température. Je pourrais activer une dissipation active, mais autant hurler aux alentours « regardez, je suis une pure cyborg », c’est pas terrible pour la discrétion.

Mon paquet est plus lourd que d’habitude de dix-sept grammes. Je songe à le signaler à Clara, et me ravise : un humain n’aurait jamais remarqué une différence si insignifiante. Et puis je dois trouver un sujet de conversation avant qu’il ne remette ses missions ou tout autre sujet secret sur la table. Le pire est que je sais qu’il n’en parle jamais à l’extérieur : il n’a tout simplement pas compris que si je suis habilitée à avoir ces sujets de conversations avec lui, nous ne pouvons pas en parler partout. C’est lui qui me fournit le prétexte en jetant son emballage par terre.

— Tu ne mets plus tes déchets à la poubelle ?

Il regarde le papier gras, me regarde, mords dans la pile de viandes que constitue son burger et me réponds la bouche pleine :

— Non. Les poubelles, c’est bon pour les fillettes. Les vrais hommes jettent par terre. Il y a des femmes ou des faibles pour ramasser.

Je dois reconnaitre que Chad a un don pour dénicher des théories toutes plus invraisemblables les unes que les autres, mais celle-là dépasse ses délires habituels.

— D’où tu sors une connerie pareille ?

— C’est MrEliott qui explique ça dans ses vidéos.

Recherche rapide : MrEliott, un masculiniste extrémiste qui a diverses chaines de propagande sur Internet. On a une belle poignée de virilistes au service « action », mais si Chad commence à prêcher de telles imbécilités, il va droit dans le mur. Je mords dans mon burger. Clara a changé quelque chose dans la recette ? La sauce a une composition différente d’habitude, et ça croustille de façon inhabituelle. Il faudra que je lui demande. Ça n’est pas comme si je craignais un quelconque empoisonnement, de toute façon. Je lance quand même une analyse biochimique poussée de la bouchée, au cas où.

Je regarde à nouveau le papier, puis Chad, puis le camion à burger.

— Tu penses que Clara va être contente si tu dégueulasses sa terrasse ?

À nouveau les engrenages dans sa tête. Mon argument fonctionne, puisqu’après quelques secondes, il se lève, ramasse le déchet et le jette à la poubelle.

Le burger m’échappe des mains. Pourquoi ? Quelque chose déconne, mes actionneurs ne répondent plus correctement. La surchauffe peut-être ? Il fait trente-trois virgule un degrés malgré l’ombre du platane – au moins mes senseurs fonctionnent correctement. Mes processus d’équilibre envoient des instructions à des moteurs qui ne réagissent plus. Je glisse doucement de ma chaise.

— Elsa ! Qu’est-ce qui se passe ! Tout va bien ?

Est-ce que j’ai l’air d’aller bien, crétin ?

— Ne bouge pas ! Je vais m’occuper de toi.

Il fait un signe à Clara, qui accourt.

— Garde là ! Je vais cherche de l’aide !

Mais non, abruti ! Porte-moi directement à l’intérieur ! Ça n’est pas le moment de jouer au preux chevalier pour impressionner ta belle !

Je crie, mais mes actionneurs sont complètement désactivés maintenant. Je ne suis plus qu’une poupée consciente – au sens littéral du terme. Et cet abruti est déjà loin.

Clara me regarde en souriant.

— Courage, Elsa, ça va aller.

Elle me soulève comme si je ne pesais rien (elle doit avoir plus que ses jambes bioniques, mon corps est sensiblement plus lourd que celui d’une humaine de ma corpulence) et m’allonge sur le sol de son camion. Pour me protéger ?

C’est ma théorie, jusqu’à ce que je sente des accélérations anormales. Des communications cryptées. Ça bouge ? Ça bouge ! Le camion part ! Merde, Clara ? Qui es-tu ? Où m’emmènes-tu ? Que vas-tu me faire ?

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