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Derrière la deuxième porte du placard à balais

Un texte de SpaceFox, publié le .

Le vélo s’arrêta devant le portail dans un crissement de pneus, celle qui en descendit salua de quatre bises l’homme qui se tenait là.

— Salut, Nath, j’espère que je ne t’ai pas trop fait attendre.

— Salut, Asa. Pas de problème, je viens d’arriver. Comme prévu, mon frère n’est pas là, il bosse jusqu’à la fin du mois.

Nathan toisa son amie. Asako était une femme d’origine japonaise, de taille moyenne, présentement habillée d’une jupe, d’un chemisier et d’une veste qui auraient pu être jolis si elle ne les portait pas ensemble. Elle était coiffée de son éternel chignon à baguette, lequel tenait en réalité à l’aide d’une étrange pipe à minuscule fourneau en laiton.

— Je crois que j’ai oublié de dire qu’on serait seuls. J’ai déjà réglé tout le tralala avec le notaire, j’ai même les clefs.

Il fit sauter un lourd trousseau dans sa main.

— Oh. Tant pis, répondit-elle.

Les deux jeunes gens observèrent la bâtisse de l’autre côté du portail. C’était une vieille maison bourgeoise de briques d’un rez-de-chaussée et d’un étage, sise au fond d’une petite cour.

— C’est là ? demanda Asa, légèrement dubitative.

— Ouaip.

Elle jeta un coup d’œil à son ami. Un grand type brun, un peu maigrichon, qui portait une tentative de bouc assez désastreuse et qu’elle n’avait jamais vu vêtu autrement qu’en jean, baskets, t-shirt et, quand le temps l’imposait, sweat-shirt informe . Ce jour ne faisait pas exception.

— Et tu me rappelles comment tu as récupéré une baraque pareille ?

Un sourire illumina le visage du jeune homme.

— Une histoire invraisemblable, et pourtant tout à fait exacte. Le bâtiment appartenait à un vieux couple d’amis de mes grands-parents. Lui est décédé il y a quelques semaines. Il savait que je faisais mes études dans le coin, et il cherchait quoi en faire après sa mort. Il paraît qu’elle est devenue invendable après que le lotissement derrière a pratiquement réduit son jardin à néant : les rares personnes qui veulent acheter dans ce trou exigent un grand terrain. Et comme elle ne vaut presque rien, il me l’a léguée sans soucis. On est à peine à dix minutes en vélo de l’école et de la prépa, j’ai vérifié avant de venir. Et sans murs mitoyens, on devrait être au calme. Même à quatre.

Asako extirpa le smartphone qui déformait une poche de sa veste et y jeta un œil critique. C’était justement Emma, la quatrième membre de la future colocation. Elle serait en retard – vraiment en retard, contrairement à son habitude – et demandait à ce qu’ils commencent sans eux.

Les deux jeunes gens pénétrèrent dans la maison. Elle était sombre et fraîche, agréable dans la chaleur de ce bel après-midi d’été. Au rez-de-chaussée, une grande cuisine, une salle à manger capable d’accueillir une bonne douzaine de convives, un salon qui avait servi de chambre à monsieur Bouvier, l’ancien propriétaire, et une minuscule salle d’eau avec toilettes, douche et à peine la place pour se retourner. La cuisine, vieillotte mais spacieuse, permettrait aux quatre colocataires de se préparer à manger sans trop se marcher dessus – Asako réservait déjà un emplacement pour y stocker ses ustensiles. L’ensemble du rez-de-chaussée s’avéra agréable quoique bien vide, et lumineux une fois les persiennes ouvertes.

On accédait au premier par un imposant escalier en bois mal entretenu. Mais l’ancien propriétaire, fort âgé et se déplaçant avec difficulté, n’utilisait plus l’étage depuis des années et des années – tout juste payait-il de temps à autre quelqu’un pour y faire un brin de ménage.

L’escalier débouchait sur un long couloir sombre, lambrissé, qui sentait la poussière, le renfermé, et un soupçon de moisi. Quatre portes donnaient sur autant de chambres. Si le rez-de-chaussée était vide de tout meuble, on avait laissé ici des lits et des bureaux : des antiquités en mélaminé blanc dont le placage se décollait. Une aubaine pour les étudiants sans le sou qui emménageraient ici.

Ils discutaient de la répartition des chambres lorsqu’on sonna à l’entrée. La petite rousse un peu boulotte qui s’y présenta et s’excusait pour le retard était Emma, une vieille amie et camarade de classe d’Asako depuis des lustres. Pour l’heure, elle portait un t-shirt informe et un jean deux tailles trop large, et les valises sous ses yeux sous-entendaient qu’elle n’avait pas dormi correctement depuis plusieurs semaines. Ils lui firent visiter les lieux, attribuèrent les chambres (Asa’ et Nath’ à droite côté jardin, Emma et le jeune frère de Nathan côté rue) puis s’intéressèrent aux dernières pièces de l’étage abandonné.

Sans surprise, une porte donnait sur des toilettes – un modèle antique avec le réservoir de la chasse d’eau suspendu près du plafond. La seconde sur une salle de bain aux dimensions incongrues, qui avait dû être luxueuse un demi-siècle auparavant. C’était une vérité générale : tout le bâtiment était vieillot quoiqu’encore en bon état, mais elle avait dû respirer la bourgeoisie confortable.

Quant à la dernière porte, c’était un placard à balais. Ou plutôt, ce devait être un placard à balais, puisqu’il renfermait tout le nécessaire attendu : balais, brosses, assortiment de plumeaux et de seaux… sauf que ce genre d’endroit ne possède d’ordinaire pas de seconde porte au fond.

Parce que oui, c’était bien une porte, cela ne faisait aucun doute. Probablement une porte coulissante puisqu’elle reposait dans un seuil à rainure, sans charnière visible. Par-delà ce fait, était munie de tous les accessoires habituels qu’on retrouve sur une porte : une poignée, et surtout deux solides serrures d’une modernité surprenante. Nathan essaya de la déplacer, ce qui se solda par un échec cinglant : elle était parfaitement verrouillée et ne présentait pas le moindre jeu. Il en examina la surface à la recherche d’une fente, d’un indice qui permettrait de savoir sur quoi elle menait ; mais c’était une robuste porte en chêne massif, qui ne bougerait pas avant qu’on la décadenasse ou qu’on lui fasse subir les affres de la perceuse.

Le plus étrange, c’est que d’après l’emplacement, la seule chose qu’il devrait y avoir derrière ce placard, c’est un mur. Bizarre. Peut-être que l’une des moult clefs qu’il avait récupérées sur l’énorme trousseau permettrait de la déverrouiller de résoudre ce mystère. Mais pour l’heure, ils n’avaient pas le temps de s’occuper de ce détail : ils avaient un état des lieux, une répartition des chambres et des tâches ainsi que pas mal de ménage à finir avant la nuit.

*    *    *

Ils emménagèrent le surlendemain, après avoir acheté quelques meubles et effectué de menus travaux de rénovation.

Au loin, la cloche de l’église sonnait l’angélus du soir quand les trois colocataires présents se retrouvèrent face au placard à balais, bien décidés à comprendre le mystère de la seconde porte. Nathan essaya presque tout le trousseau avant de tomber sur une clef à bille qui déverrouillait le verrou du haut, mais pas celui du bas. Il restait réfractaire à toute clef disponible – peut-être était-il faussé ? Et pourquoi monter une, voire deux serrures de sécurité sur un battant qui ne donne à priori sur rien ?

Le jeune homme s’interrogeait pendant que Asako explorait le placard, aidée par la lampe de son smartphone. Très vite, elle brandissait, triomphante, une seconde clef qu’elle avait trouvée suspendue à un clou, près du plafond.

La clef tournait dans la seconde serrure.

La porte s’ouvrait sur un second mystère. Elle dévoilait une surface opaque, d’un blanc opalescent, qui ne ressemblait à aucun matériau commun. Asako, doucement, effleura la paroi. Il y eut un mouvement dans les iridescentes. La chose était douce, tiède, légèrement souple au toucher. La jeune femme appuya plus fort, mais la barrière résistait.

— Il doit y avoir une explication, dit-elle.

— Ce qui est sûr, c’est que monsieur Bouvier connaissait ceci et voulait le protéger, répondit Nathan. Il ne se serait pas donné la peine de le cacher derrière une porte, sinon.

— Mais il y accédait, répliqua Asako. Sinon, il aurait simplement muré le fond du placard.

— Regardez ce que je viens de découvrir dans ce seau ! s’écria Emma. Un genre de moulin à poivre et… une icône de sauvegarde imprimée en 3D ? Ça n’a aucun sens !

Asako se saisit des objets.

— C’est une disquette, fit-elle. Une vieille mémoire d’ordinateur. Mais celle-ci a visiblement pris l’eau, je ne sais pas si on pourra la lire – si jamais on trouve du matériel capable de lire cette antiquité.

— Ces ficelles qui pendouillent, c’est la même que celle de la clef, constata Nathan. Tout ça devait être accroché là-haut.

Ils se répartirent le travail pour la soirée. Nathan examinerait le moulin, Asako se chargeait de trouver de quoi lire cette disquette, et Emma essaierait d’apprendre quelque chose à propos de cette surface – après avoir répondu au téléphone.

Le moulin n’en était pas un, mais il fallait bien le nommer. En réalité, c’était un objet mécanique métallique teint en noir, nanti d’une multitude de curseurs, de cadrans et d’un levier, un peu à la manière d’une calculatrice mécanique. Il permettait de sélectionner un nombre – si les caractères inconnus étaient bien des chiffres – et d’en afficher un autre. Quant à deviner son utilité, Nath en était parfaitement incapable.

Il y avait du matériel permettant de lire la disquette, un antique ordinateur muni d’un encore plus antique lecteur externe, au rez-de-chaussée. La nuit était bien avancée lorsque Nathan descendit les escaliers pour prendre des nouvelles d’Asako. Seul le scintillement désagréable de l’écran cathodique éclairait le salon. La jeune femme, totalement concentrée sur son travail, ne l’avait pas entendu arriver. Ses cheveux cascadaient jusque sous ses épaules, puisqu’elle ralluma son étrange pipe – ce n’était pas la première, vu la brume qui flottait dans la pièce. Il toqua au chambranle pour s’annoncer.

— Tu as trouvé quelque chose ?

— Pas grand-chose, les neuf dixièmes de la disquette sont morts, et l’étiquette est illisible. Mais j’ai quand même déchiffré un bout de fichier utile. Cette disquette devait être une sorte de manuel d’instructions.

*    *    *

— Tu te fous de ma gueule ?

— Pas du tout, Emma. Si quelqu’un se moque de nous, c’est l’auteur de ces lignes, pas moi.

— Tu nous répète ça lentement ?

Asako répéta. Selon les informations contenues dans cette disquette, cette chose derrière le vantail était un portail vers d’autres mondes et d’autres temps, ce qui était, digressa la jeune femme, une forme de cliché. Il manquait beaucoup de détails, mais elle avait découvert trois règles, bien qu’il ait pu y en avoir d’autres.

Se déplacer entre les mondes est impossible, uniquement aller et venir l’est. Le retour est plus simple puisque n’importe quelle porte permet de revenir.

Seul le porteur du moulin et ceux avec qui il est en contact direct peuvent passer le portail.

Aucune interaction n’est possible entre les visiteurs et les mondes visités, que ce soit dans un sens ou dans l’autre.

Asako supposait que le terme « porte » désignait en réalité n’importe quel encadrement.

La dernière règle donna lieu à discussion. Elle provenait d’une phrase incomplète ; de plus, comment l’ancien propriétaire avait-il pu justifier l’existence de ces fameux autres mondes s’il ne pouvait interagir avec ? À moins que précisément cette impossibilité avait empêché qu’il rapporte la moindre preuve, ce qui expliquerait pourquoi il n’en avait parlé à personne ?

— Le meilleur moyen de le savoir, c’est d’essayer ! affirma Asako avec un grand sourire. Après tout, qu’est-ce qui peut nous arriver ?

Nathan imaginait très bien ce qui pourrait leur arriver, et la plupart de ses scénarios se terminaient par leur mort, désintégrés ou perdus dans le temps et l’espace. Mais déjà Emma acceptait la proposition de Asa’, quoique son expression sous-entendait qu’elle consentirait à n’importe quoi tant que ça la mènerait loin de ses soucis actuels. Il n’allait quand même pas laisser les deux filles découvrir un tel mystère sans lui ? Et puis, monsieur Bouvier était disparu à un âge avancé de totalement autre chose, quel danger pourrait-il bien y avoir ?

Il se saisit de la main d’Emma et ensemble, ils passèrent le portail.

*    *    *

Il ne se passa rien, et ils furent dans un autre monde. Il n’y eut ni flash lumineux, ni impression de sortir de son corps, ni aucun phénomène bizarre ; ils avaient simplement fait un pas en avant et maintenant étaient… là.

« Là », c’était le bord une immense plate-forme de lancement d’astronefs pour l’heure déserte. Loin au-dessus de leurs têtes, une titanesque voûte blanche, comme une coque de navire, percée d’une multitude de verrières. Sous leurs pieds, une piste de décollage et d’atterrissage, avec ses marques incompréhensibles, ses lumières multicolores scientifiquement disposées, et une série de… eh bien ils supposaient de textes, mais dans aucune langue qu’ils ne connaissaient. Mais surtout, sous leurs pieds, à plusieurs centaines de kilomètres, tournait une planète. Ils apercevaient les nuages, la fine atmosphère, les reflets des soleils dans l’océan – ils contemplaient une planète depuis un vaisseau spatial, et cette planète n’était pas la Terre.

Combien de temps restèrent-ils ainsi, admirant le paysage ? Aucun d’entre eux ne put le dire, mais rien ni personne ne les dérangea. Pas le moindre signe de vie.

— C’est fantastique, murmura Emma. Peut-être que l’ancien propriétaire voulait conserver cette merveille pour lui ?

— Peut-être, souffla Asako, et je le comprends. Essayons de rentrer, maintenant.

Nathan désirait rester encore, mais il connaissait Asako : personne ne pouvait discuter quand elle prenait cet air-là – et de toute façon, c’est elle qui avait le moulin. Ils s’approchèrent de la porte la plus proche. Asako manipula un levier, et lorsqu’ils franchirent le seuil, ils furent chez eux.

— Wow, s’écria Emma. C’était génial ! On y retourne !

— Bien sûr, mais attends deux minutes, répondit Nathan, je vais chercher un truc à boire, je crève de soif.

— On dirait que le temps passe de la même manière des deux côtés, marmonna Asako qui consultait son smartphone. Je me demande si les chiffres sur le moulin permettent de choisir la destination ?

C’était bien le cas, mais ça ne les avançait pas à grand-chose, puisque selon les calculs de la jeune femme, le système de numérotation utilisé permettait plusieurs dizaines de milliards de possibilités. Ils n’avaient aucune table de correspondance ni aucune règle logique à disposition qui leur eut permis de deviner leur destination.

Leur second essai les amena dans une ville, construite presque entièrement en bois, accrochée à flanc de falaise. Mais là encore, la ville était absolument vide de tout habitant. Du moins de tout être intelligent, puisqu’ils aperçurent plusieurs oiseaux et même une sorte de chat, au loin, sans qu’aucun d’eux ne puisse jurer de ce qu’il avait vu. Ils déambulèrent dans le quartier. Asako se plaqua à la falaise lorsque ce qui servait de rue s’avéra être une série de planches accrochées à même la roche, sans rambardes pour les séparer de trois cents mètres de vide. Emma tenta de photographier le somptueux paysage de forêts luxuriantes et d’à-pics rocheux qui se déployait sous et devant eux, mais aucun de leurs smartphones ne fonctionnait.

Ils ne résistèrent pas à la tentation d’un troisième essai, qui les amena, fatigués, jusqu’après minuit. Cette fois-ci, ils débouchèrent sous l’une des arches mégalithiques d’un cromlech, au sein d’une immense prairie vallonnée. Le paysage, splendide patchwork de verts et de jaunes ondoyant au vent, semblait presque vide, mais très vite Emma repéra un hameau, très loin dans l’un des plis de terrain. Cette fois-ci encore il n’y avait qu’un seul soleil, lequel jouait avec d’immenses nuages blancs dans un ciel céruléen ; mais l’horizon était tellement lointain que cette planète devait être bien plus grande que la Terre.

Ils grimpèrent sur l’un des dolmens et admirèrent la vue.

— Asa’… et s’il n’y a pas de porte pour revenir ?

— Je ne pense pas que ce soit possible, Emma. On arrive toujours par une porte. Enfin… les trois fois, ce fut le cas.

— En tout cas, monsieur Bouvier est toujours revenu, intervint Nathan.

— Et si l’un d’entre nous se perd ? s’interrogea Emma. Seul celui qui a le moulin peut rentrer, non ?

— Je pense que ça ne fonctionne pas comme ça, répondit Nathan, que le système ne fonctionne que si tout le monde est là. Mais quoiqu’il arrive, on reste ensemble.

— On dirait un vieux jeu vidéo, sourit Asako. Vous devez réunir votre groupe avant d’aller plus loin.

Quelques minutes plus tard, Emma fit remarquer que le vent sur leurs visages était très agréable.

— C’est bizarre, dit Asako. Tout à l’heure, on était dans le vide spatial, mais on pouvait respirer sans problème. Mais ici on ressent le vent.

— Peut-être n’est-ce qu’une impression ? dit Nathan.

— Alors c’est une impression agréable.

Une demi-heure plus tard, ils étaient rentrés.

*    *    *

— Et maintenant ?

C’était Asako qui avait posé la question. Elle bourrait sa pipe en attendant une réponse de ses amis – elle passait plus de temps à bourrer, allumer et nettoyer sa pipe qu’à la fumer. « Un outil parfait pour arrêter de fumer », lui avait dit une fois Nathan, ce à quoi elle avait répondu qu’il ne pouvait pas comprendre parce que c’était culturel.

— Je ne sais pas trop, dit le jeune homme. C’est… bizarre. Ces mondes sont fascinants. Ils sont superbes. Mais… qu’est-ce qu’on devrait faire ? On ne peut même pas prouver qu’ils existent. On ne peut en rapporter rien de concret.

— Le moyen d’accès est compliqué, fit Asako. Cette espèce de moulin, là, on ne sait même pas d’où il sort, comment il fonctionne, s’il peut tomber en panne, s’il y en a un autre… on ne sait rien !

— Bah ! fit Emma qui revenait des toilettes, tu l’as bien vu, on a eu aucun problème. L’ancien proprio non plus. Qu’est-ce qu’on risque ? Ces autres mondes sont si beaux, si reposants

— D’accord, d’accord, répondit Asako. Mais… je ne sens pas ce truc-là. Trop d’inconnues. Trop de zones d’ombres. Monsieur Bouvier n’a rien fait de ce portail, il doit y avoir une raison. Nath’, cette maison lui appartenait depuis combien de temps ?

— Heu… je crois qu’il l’a toujours eue. Mais ce n’est pas lui qui l’a fait construire.

— Donc si ça se trouve il a caché cette chose pendant des décennies. Il y a un truc là-dedans que je n’arrive pas à comprendre. Et je meurs de sommeil, bonne nuit.

Asako s’enferma dans le mutisme et sa chambre. Elle détestait ne pas comprendre.

*    *    *

Ils ne franchirent plus le le portail pendant plusieurs jours, conscients avaient besoin de plus d’informations pour continuer leurs investigations, avant surtout de tomber sur un os, un vrai problème et un vrai danger duquel ils ne sauraient pas se dépêtrer.

Les trois jeunes gens décidèrent de fouiller la maison de fond en comble, littéralement. La visite de la cave n’avait rien donné d’autre que de vieilles confitures oubliées et une bouteille de Beaujolais nouveau de plus de vingt ans d’âge. Les fêtes du quinze août approchaient et avec elles, bientôt, la rentrée. Ils espéraient comprendre ce mystère tant qu’ils en avaient encore le temps.

*    *    *

Ce jour-là fut lourd et pesant. La chaleur torride et moite les accablait. Ils avaient retourné le grenier et avaient trouvé une pile entière de vieux CD, mais un premier épluchage rapide leur avait appris qu’il s’agissait surtout de vieilles copies illégales de films. Asako grommelait beaucoup trop à propos du manque d’information, d’autant plus que pour une fois Internet ne lui avait rien appris. Emma tirait une tronche de douze pieds de long parce qu’elle avait rompu avec son copain – pour la troisième fois de la semaine et, espérait Nathan, la dernière.

Ce dernier bouquinait avant de s’endormir lorsqu’il entendit un raclement étouffé. Encore un bruit bizarre de la campagne, se dit-il. Comme ces coups, là, qui venaient du mur extérieur. Sans doute des bestioles. Il s’y habituait mieux qu’il ne l’avait craint.

Des coups résonnèrent, plus forts, et Nathan se rappela que sa chambre avait deux portes, une sur le couloir, et une autre qui donnait sur la chambre d’Asako… porte d’où encore d’autres coups provenaient. Il sauta dans un caleçon et ouvrit. La jeune femme se tenait debout dans l’ouverture, habillée d’un vieux pyjama délavé. Elle mordillait nerveusement son pouce gauche et s’apprêtait à frapper encore. Nathan s’aperçut qu’elle tremblait.

— Est-ce que tu as entendu ? lui demanda-t-elle dans un murmure.

— Quoi ça ?

— La porte.

Nathan compris. « La » porte. Ce raclement, le fond du placard à balais qu’on avait ouvert, quelqu’un – ou quelque chose ? – pouvait emprunter le passage vers un autre monde. Et si les verrous n’étaient pas là pour empêcher quiconque d’entrer, mais pour empêcher quelque chose de sortir ?

Il se précipita contre la porte du couloir et y colla son oreille. Tout était calme, il n’entendait que sa respiration et les battements de son cœur, tous deux trop bruyants. Les grincements et les bruits des pieds nus d’Asako sur le plancher. Et, encore plus bas un cliquetis, à la limite de l’audible. Il connaissait ce cliquetis, très caractéristique, mais… non, c’était impossible.

Son amie s’était rapprochée et l’avait imité. Soudain, elle le bouscula et se rua dans le couloir. Il la suivit.

La Porte était ouverte. Devant elle, Emma et Asako s’engueulaient : la première avait récupéré le moulin, et la rousse l’exhortait de lui rendre.

Un quart d’heure plus tard, tous s’étaient retrouvés, au calme, dans la salle à manger, devant un thé brûlant. Emma contemplait sa tasse, comme si elle pouvait lire Dieu sait quoi dans les tourbillons de fumée. Chacun de ses rares mouvements était brusque, saccadé ; sa respiration, courte et rapide, s’apaisait lentement.

— Je voulais… je voulais me calmer, dit-elle enfin. Voir ailleurs. Voir… d’autres cieux. Ici, tout m’épuise. Le temps. Les recherches. Ce connard de Léo qui m’appelle tout le temps sans savoir ce qu’il veut. Juste pour m’endormir tranquille, je voulais voir ailleurs.

— Mais…, s’inquiéta Asako. Et les risques ?

— Je m’en fiche. Ça ne peut pas être pire que ne rien faire. J’ai besoin de vacances. Je veux dire, je suis en vacances, mais j’ai besoin de voir autre chose.

Un autre silence.

— Alors, allons-y ensemble, murmura la jeune asiatique. Je préfère que tu ne prennes pas de risque seule ; et puis les amis sont là pour ça, non ?

Ainsi fut fait. Ils remontèrent, Asako manipula le moulin. Ils revinrent sur le cromlech, dans la plaine qui avait autant plu à Emma.

Au retour, d’un commun accord, ils suspendirent les recherches, au moins pour le week-end.

*    *    *

Il était très tard cette nuit-là lorsque Léo rappela encore. Nathan et Asako le surent parce que Emma hurla tant qu’ils entendirent les cris jusque dans leur chambre.

Peut-être devrait-on faire quelque chose pour elle, demanda Nathan à son amie alors qu’ils discutaient sur le pas de la porte qui séparait leurs chambres. Elle lui certifia que non ; qu’elle était une fille très sympathique mais quelque peu inconstante avec les hommes, et qu’il valait mieux ce genre de colères homériques plutôt que des bisbilles. Au moins ainsi, elle rompait de manière claire et définitive ; et si tout se passait comme les fois précédentes, elle ne ruminerait cet échec que quelques jours.

Le lendemain matin, lorsque le jeune homme se réveilla, tout était silencieux. Curieux, parce qu’Emma était bien plus matinale que lui – mais après tout, peut-être avait eu elle du mal à s’endormir la veille au soir ?

Vers treize heures, ils s’inquiétèrent et frappèrent à sa porte.

Rien.

Après avoir lourdement insisté, Asako ouvrit. La serrure n’était heureusement pas verrouillée.

La pièce était vide.

Il ne leur fallut que quelques secondes avant de tomber sur la lettre d’Emma.

« Chère Asa’, Nath’,

J’ai rompu avec Léo. Je suppose que vous m’avez entendue. Je m’en excuse. Ça ne s’est pas très bien passé, c’est le moins que l’on puisse dire.

J’ai besoin de changer d’air, de voir autre chose, quelques jours tout au plus. J’ai surtout besoin de calme pour me remettre les idées au clair.

Ne vous inquiétez pas pour moi, je n’ai pas l’intention de faire de conneries, j’aime trop la vie pour ça.

Je vous emprunte le moulin. Est-ce qu’il existe mieux pour aller voir ailleurs et être un peu seule ? Je ne pense pas. Je m’excuse de ne pas vous prévenir, mais je sais que vous m’auriez empêchée de partir. Je reviens d’ici un, deux jours grand maximum.

À très bientôt !

Je vous embrasse !

Emma »

Ils retirent la lettre deux, trois, quatre fois, pour être bien sûrs de ce qu’ils avaient sous les yeux. Mais aucun doute possible, c’était bien l’écriture en pattes de mouche d’Emma, son amie l’aurait reconnue entre mille.

Asako se rua sur la porte, mais il n’y avait rien à faire : la jeune femme était partie avec le moulin, seul moyen d’accéder aux autres mondes, seul moyen même de savoir où elle était partie.

Un jour passa. Asako tournait en rond, imaginait tous les risques possibles et imaginables que pouvait rencontrer son amie dans les autres mondes – et il y en avait beaucoup, beaucoup trop. Ni Nathan ni elle n’avaient la moindre idée des impacts d’un séjour de plusieurs heures dans ces mondes. Pourrait-elle revenir ? Et si elle avait faim ? Soif ? Sommeil ? S’il lui arrivait quelque chose ? Les mondes n’étaient pas censés pouvoir interagir avec elle, mais qu’en était-il en réalité ? La seule source qu’ils avaient à ce sujet n’était-elle pas très parcellaire ?

Même si Emma tenait ses promesses, même si elle était rassurante quant à son intention de revenir, en aurait-elle la simple possibilité ?

Cette nuit-là, Nathan somnola. Pas Asako.

Le second jour fut pire. Emma n’était pas revenue pendant la nuit, et son amie s’était lancée à la recherche du moindre indice sur un moyen quelconque de la ramener. Après avoir erré partout sans vraiment de but, elle s’était ressaisie et avait attaqué le problème par l’angle logique. Peut-être que les CD renfermaient des données intéressantes, exploitables. Peut-être qu’il n’y avait pas que des films là-dedans ? Elle avait envoyé le jeune homme fouiller tous les recoins de la maison, au cas où ils auraient loupé un indice. Elle s’occupait de l’exploration informatique.

La tâche était lénifiante : ouvrir le tiroir, mettre le CD, attendre qu’il charge, vérifier le contenu du CD, découvrir que c’était encore un film, sortir le CD, prendre un autre CD… mais elle avait l’immense mérite de l’empêcher de divaguer sur les sorts possibles et horribles que pouvait subir son amie.

Les deux jours suivants furent identiques.

Emma ne revint toujours pas. Sa prévision de retour était maintenant largement dépassée. Les deux amis devaient-ils prévenir quelqu’un ? Si oui, qui ? Et leur expliquer ça comment ? Cette histoire n’avait aucun sens, personne ne croirait quelque chose d’aussi manifestement absurde.

Nathan, après avoir épuisé tous les recoins de la maison, de derrière la chaudière jusqu’aux poutres de la charpente, s’était attaqué aux rares livres de la bibliothèque. Peut-être que l’un n’était pas le polar qu’il semblait être, et recelait quelques secrets ? Il s’occupait aussi de l’organisation pragmatique : Asako, elle, aurait carrément oublié de manger et de tenter de dormir si le jeune homme ne le lui rappelait pas.

Au cinquième jour, Asako ne parlait plus, elle marmonnait ou, pire, criait. Depuis qu’elle avait fini son tabac (un modèle introuvable dans le village et dont sa provision aurait dû lui suffire jusqu’à la Toussaint) elle carburait au café très noir. Elle tremblait presque en permanence maintenant, le manque presque complet de sommeil et le fait qu’elle passait ses journées à fixer un antique écran cathodique n’aidaient pas.

Nathan s’était mis en tête de trouver une cache secrète. Excédée par le bruit qu’il provoquait en tapotant sur tous les murs, son amie lui avait hurlé dessus. « Arrête de taper comme ça, espèce d’abruti. Si tu cherches vraiment quelque chose, commence par mesurer cette putain de baraque, au moins tu me foutras la paix et ça servira peut-être à quelque chose ! ». Il ne lui tint pas rigueur du vocabulaire, lui aussi étant à cran, mais appliqua le conseil.

Il y avait une cache. Pourquoi n’avaient-ils pas pris ces mesures plus tôt ? La porte au fond du placard à balais ne donnait pas sur un mur. Il manquait un bon mètre entre l’emplacement du portail et le mur de la maison. S’il y avait quelque chose, c’était là. Mais comment y accéder ? Il excluait l’extérieur. En dessous, on trouvait les corbeaux de pierre qui soutenaient le plancher du premier étage. La cloison côté salle de bain supportait quantité de tuyaux, l’autre était en réalité un mur de refend, tout en pierre épaisse et solide. Quant à passer côté portail… c’était la première chose qu’il avait essayée. Il ne considérait plus la prudence : couteau, pointe chauffée au rouge, pioche … rien de ce qu’il essayé ne provoqua autre chose que de violentes iridescences.

Il vérifiait s’il pouvait atteindre la zone par au-dessus lorsqu’un cri retentit du rez-de-chaussée. Nathan dévala les escaliers. Il trouva Asako figée devant son écran, une expression de pure terreur lui déformait le visage. Elle le fixa lorsqu’il arriva à ses côtés.

— Lis, lui dit-elle d’une voix blanche.

Il se pencha sur l’écran, mais la jeune femme sauta de sa chaise et le saisit par le col :

— Tu as dit qu’il y avait quelque chose derrière le portail ? C’est bien ça ?

— Oui, mais…

Trop tard pour les avertissements. La jeune femme s’était ruée dans les escaliers. Elle comprendrait très vite qu’il n’y avait aucun moyen d’accès à cet emplacement. Il se retourna vers l’ordinateur.

L’écran affichait l’un des logiciels incompréhensibles qu’affectionnait Asako, tout en mode texte. Ce qu’affichait la fenêtre principale, hélas, était parfaitement clair.

« …semblerait que le corps ne se déplace pas, seul l’esprit voyage. Le corps[caractères illisibles]esoins naturels, comme manger, boire, dormi[catactères illisibles]e qui limite beaucoup la durée et donc la portée des voyages. L’esprit, dans les Mondes Extérieurs, ne ressent pas les besoins de son corps. Je ne sais pas ce qu’il adviendrait à quelqu’un qui resterait là-bas plusieurs jours, mais je crains que les conséquences ne soient tragiques. »

Il se rua à l’étage et faillit percuter Asako, qui dévalait les escaliers depuis le grenier.

— Il faut la sortir de là, cria-t-il, il est peut-être encore temps !

— Ce n’est pas possible par en haut, le plafond est trop bas ! La salle de bains, c’est notre seule chance !

Ce qui signifiait quand même couper l’eau, plier ou découper beaucoup trop de tuyaux pour une maison de cette taille et démonter une cloison qui s’avéra beaucoup plus solide que les plaques de plâtre modernes.

Ils y travaillaient depuis près de six heures, se relayant à la pioche, ignorant les ampoules, la fatigue et la douleur, quand enfin Nathan parvint à percer le mur.

— Vers l’extérieur, tire vers l’extérieur ! hurla Asako.

Enfin, ils parvinrent à arracher un pan de paroi assez grand pour qu’ils puissent s’y glisser et observer ce qu’il y avait au-delà.

La jeune femme poussa son ami et se rua vers l’ouverture, alluma la torche de son téléphone et éclaira les lieux. Elle eut une seconde de recul, une odeur épouvantable se dégageait du trou, une puanteur qu’elle identifiait mal, le nez bouché par la poussière de la démolition. D’abord, elle vit le portail, identique de ce côté-ci au côté qu’elle connaissait.

Puis elle vit au fond de la cellule d’à peine un mètre de côté, elle vit son amie Emma, dont la tignasse rousse flamboyait sous le faisceau de lumière.

Mais il était beaucoup, beaucoup trop tard.

— FIN —

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