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21 – Hallucination auditive

Un épisode de « Seuils », l’Inktober 2021 de Lisa Refur, publié le .

Ils le regardaient tous d’un air surpris, mais pourtant Venceslas en était certain. Il avait entendu une voix. Ou des voix ? Un chant, éthéré, à la limite de l’audition, qui lui demandait de… de… Hé, c’était il y a quelques secondes et il avait déjà oublié !

— Vous êtes sûr de n’avoir rien…

Non, à leurs têtes, ils n’avaient rien perçu, et plus il l’ouvrirait, plus ils penseraient qu’il serait cinglé. À moins qu’il n’ait vraiment des hallucinations ? Az, sous son chapeau, était aussi impénétrable que d’habitude. Isis tendait l’oreille, même si la moue sur son visage déclarait qu’elle s’attendait à ne rien entendre – une grimace pas terrible, elle avait un bien plus joli sourire. Il supposa que c’était le cas, car tout à coup le jeune homme se rendit compte qu’il ne se rappelait pas l’avoir vue sourire, en tous cas pas avec certitude.

Quant à Aya, elle… rêvassait ? Non, c’était plutôt le regard vide et fuyant de quelqu’un de désemparé. Étrange, elle aurait dû montrer sa pleine puissance ; or c’était une femme fragile qu’observait Venceslas dans ce couloir infini. Est-ce que l’entité lui avait menti ? Ou est-ce qu’il y avait – encore – une couche de complexité supplémentaire ? Où était la terrible adversaire qu’il devait vaincre ?

« Tu devras donc t’en méfier, apprendre à la connaitre, et l’apprivoiser – ou la vaincre. »

La phrase résonna dans sa tête aussi clairement que si l’entité lui avait répété – un rapide regard circulaire lui confirma que rien n’avait été prononcé à haute voix. L’apprivoiser ? Pourquoi pas, après tout. Il était parti sur l’idée de la vaincre parce que cela lui paraissait plus commode, mais d’autres options existaient. Pourquoi tout était toujours si compliqué ? Et s’il existait un monde où les choses se disaient nettement, où tout était simple, où chacun était franc et sincère ? Un monde de rêve où la vie est facile et agréable ?

« Ce monde existe, viens le visiter ! »

Mais oui ! Ils cherchaient justement une destination, là voilà !

— Mais comment y accéder ?

— Accéder où ?

La question d’Isis lui fit brutalement comprendre qu’il avait parlé à haute voix, répondant à une interrogation que lui seul avait perçu.

— À notre prochaine cible, réagit-il sans se démonter.

— Oh, et c’est quoi ?

— Tu me promets de ne pas te moquer ?

Elle hésita quelque peu, puis acquiesça.

— Je voudrais aller au Pays des Rêves. Pas celui où il se passe n’importe quoi de la même manière que dans les rêves où on dort, mais celui où tout se passe bien, comme prévu.

— Ah, tu voudrais aller en Théorie.

— Hein ? Non, là où la vie est facile et agréable.

— Au Paradis, alors.

— Tu te moques de moi ! Tu avais promis !

— Non ! Je suis sérieuse, j’essaie de te comprendre !

— Mouais… c’est toi qui le dis…

— Tu peux préciser ton idée ?

— Je me disais que j’aimerais bien ce que ça fait de voir un pays où tout se passe bien, sans ces infernales prises de tête et complexité qu’il y a partout.

— Je ne sais pas si ce pays existe…

— Ça serait passionnant. Dans notre monde, tout est trop difficile. Regarde, même après ta mort, tu as eu droit à une espèce de procès, qui t’a envoyé dans une quête sans fin.

— Hé ! Ça, c’est les traditions !

— Ose prétendre que c’était simple et clair.

Isis réfléchit, puis admit que non.

— Tu vois ? Bien, on y va ?

— Comment ?

Ça, c’était une bonne question. Venceslas tendit, l’oreille, des fois qu’une des voix lui donnerait la solution.

« Demande au guide… »

Le jeune homme leva les yeux au ciel. Oui. Ils avaient un guide, qui pourrait, lui, découvrir le moyen d’aller à cet endroit, s’il existait. Pourquoi n’y avait-il pas pensé plus tôt ?

Une fois mis au courant des désidératas de Venceslas, Az s’alluma un cigare et s’assit par terre, les yeux fermés.

— Il faut que je trouve le chemin, expliqua-t-il.

Comment ? Mystère.

Il resta là, immobile, s’entourant d’un nuage de fumée bleutée à l’odeur âcre, de plus en plus dense. Venceslas, Isis et Aya se regardaient, sans comprendre ni oser le déranger.

Venceslas profita de l’occasion pour détailler ses deux compagnes. Il y avait quelque chose de nouveau en elles, sans qu’il saisisse quoi. Ça ne pouvait pas être leur seule toilette récente – pour Aya, ça n’aurait rien changé, puisqu’il ne voyait pas la moindre parcelle de sa peau ou de ses cheveux. Ce pourrait être des habits hantés en forme de femme qu’il ne pourrait pas faire la différence, et cette idée le fit frissonner. Des habits hantés en forme de jolie femme, cela dit, aux formes généreuses et aux hanches larges qui… qui quoi, d’ailleurs ? D’où sortaient ces pensées ? D’accord, Aya était d’une sensualité sans égale, mais là ?

L’étrange méthode du guide sembla opérer, puisqu’enfin, il émergea de sa torpeur.

— C’est la cinquante-septième porte à droite, dit-il après s’être relevé. Nous trouverons des provisions et des affaires sur le chemin.

Az était un accompagnateur étonnant, mais efficace. La douzième porte à gauche leur apporta des sacs et du matériel de camping (tentes, sacs de couchage, tapis de sol…), la vingt-septième à droite donnait sur un immense entrepôt de nourriture, dans lequel ils piochèrent des vivres pour une semaine. Deux portes plus loin et de l’autre côté, la réserve d’un antique et vaste bazar rempli de bric-à-brac poussiéreux leur fourni tout le petit équipement auquel ils auraient besoin, de solides chaussures de marche aux produits d’hygiène, en passant par des lampes de poche et leurs piles de rechange, des allume-feux, quantité d’allumettes et de briquets, des chewing-gums et même des sifflets qui leur permettraient de communiquer s’ils se perdaient de vue.

Rien ne distinguait la cinquante-septième porte à droite des précédentes ni des suivantes : deux grands ventaux de bois sculpté, dont le jour avec le dormant de pierre laissait s’écouler un filet d’air.

Filet qui chuintait avec le vent, dans un bruit semblable à des voix éthérées.

Tout à coup, le rouge monta aux joues de Venceslas. Il espéra que personne d’autre que lui avait fait cette association d’idées, et surtout qu’aucun de ses camarades ne l’avait reliée avec les voix dont il avait parlé tantôt.

Derrière cette cinquante-septième porte, l’extérieur. Ils sortaient d’une haute muraille aveugle, qui se prolongeait à perte de vue à gauche comme à droite. Sous un beau soleil, une prairie d’herbe verte et drue descendait doucement vers un petit ruisseau, deux cent mètres en contrebas. L’air était frais sans être froid, avec une légère bise et quelques cirrus décoratifs. Un chemin de terre battue démarrait de la porte, traversait le ru sur un minuscule pont en bois, puis se perdait dans une forêt.

— Allons-y, dit Az, nous avons une longue route devant nous.

Le début du voyage s’avéra très agréable. Enfin ils avançaient dans une direction choisie par eux – par Venceslas, mais qui était l’un d’entre eux – et par des moyens de locomotion normaux !

Très vite, ils arrivèrent à la forêt. Ça n’était pas l’une de ces forêts sinistre et sombre, peuplées de conifères en rangs serrés et dans laquelle on progresse à grand-peine, ralentis par l’obscurité, les racines et le tapis d’aiguilles pointues. Non, c’était une vieille et belle forêt de feuillus, aux arbres majestueux et espacés, parsemée de clairières accueillantes et de nombreux ruisseau où se désaltérer. La route qui sinuait entre les troncs était large et praticable, sans cailloux ni obstacle dangereux, et de temps en temps quelques billots ou rochers moussus servaient de points de repos aux voyageurs fatigués.

Ainsi, il avançaient vite et bien, heureux de leur situation. Az marchait devant, en éclaireur – s’il y avait quelque chose à éclairer : la route était claire, sans bifurcations ni monstres ou bandits. Isis le suivait à quelques pas, absorbée par sa contemplation de la nature et de sa musique : les champs des oiseaux, le cri caractéristique du coucou, le tambourin du pic, les grincements des branches des arbres…

Un peu plus en retrait, Aya et Venceslas déambulaient côte à côte. Entre les avertissements de la mystérieuse entité et les réactions de la femme au masque, il ne savait plus comment se conduire. D’ailleurs, ils avaient quitté le domaine de Mavri Trypa sans prévenir, était-ce bien prudent ? Cette entité semblait puissante. Son esprit digressait encore. Aya. Voilà le sujet. Il devait comprendre ce qu’elle était, pour savoir ce qu’il devait en faire. L’apprivoiser ? La vaincre ?

S’ils se côtoyaient, ces deux-là ne savaient pas quoi se dire. Venceslas restait perdu dans ses pensées ; Aya, depuis qu’il l’avait envoyé bouler, ne lui avait plus adressé la parole, et le regardait avec une expression qui oscillait entre la retenue forcée et l’étonnement. Il fallut de longues heures pour que le silence se brise, et c’est le jeune homme qui démarra.

— Je te présente mes excuses, Aya, je n’aurais pas dû te parler comme ça tout à l’heure.

Elle ne répondit rien, mais l’observa, interloquée et intéressée. Venceslas nota mentalement de lui demander comment elle faisait, pour les expressions sur un masque immobile.

— En fait, j’aime bien quand tu m’appelles « mon chou », finalement. Tu peux continuer.

Il avait pensé dire ça pour lui faire plaisir, mais s’aperçut que c’était la vérité nue. Ce sobriquet le flattait, même s’il était utilisé sans intention amoureuse. Il se fit aussi la réflexion qu’une aventure avec Aya ne serait pas pour lui déplaire, même si pour l’heure il la rangeait dans la catégorie des purs fantasmes irréalisables. Depuis quand s’intéressait-il aux femmes plantureuses et… plus âgées ? Quel âge pouvait-elle avoir ? Son masque dissimulait la plupart des indices, son voile et ses gants presque tous ceux restants. Oserait-il lui demander ?

— J’aimerais qu’on se connaisse mieux. Je crois que c’est nécessaire, si on doit continuer à voyager ensemble. Tu veux bien qu’on discute ?

Avant de prendre la parole, Venceslas avait imaginé bien des réponses possibles à cette question ; mais dans le foisonnement de probabilités, il n’avait pas parié sur le simple :

— D’accord.

Mais c’est cet instant que choisit Az pour demander à ce qu’on monte le camp, la nuit approchant. La clairière qu’ils avaient atteinte était tout à fait propice à cette activité : une grande zone herbue et plate, confortable pour les tentes, un ruisseau assez en contrebas pour se prémunir des inondations surprises et fournir l’eau, et même un foyer de pierres déjà utilisé par de précédents voyageurs, installé à l’écart des arbres.

Ce périple s’annonçait bien.

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