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Lovecraft et Chibi-Cthulhu

Une réflexion sur l’écriture par SpaceFox, publiée le .

H. P. Lovecraft était raciste au dernier degré.

C’est un fait que, naïvement, je pensais connu par la plupart de ceux qui l’ont lu. Mais comme son œuvre – et donc son nom – devient de plus en plus populaire, beaucoup connaissent l’ombre de l’œuvre, ce qu’elle a engendré comme créations modernes, mais pas le personnage.

Qu’un personnage aussi détestable ait une telle influence pose fatalement des questions gênantes. Quel lien doit-on faire entre un auteur et son œuvre ? À quel point l’œuvre représente-t-elle le point de vue de l’auteur ? Doit-on ignorer les productions de créateurs ignobles – et le cas échéant, où mettre la limite, car bien des auteurs ont et eurent des idées ou des comportements inacceptables avec nos yeux d’occidentaux du XXIème siècle. Parfois même ils étaient considérés comme infréquentables de leur vivant ; parfois ils ont été adulés avant que l’on découvre une autre facette de leur être.

Dans le cas particulier de Lovecraft, je vous conseille à ce sujet cet article et un point de vue différent.

Le cas de H. P. Lovecraft est particulier, parce que l’intérêt principal – le seul, oserais-je dire ? – est l’horreur qui ressort de ses textes. Par ailleurs, ses écrits (ou du moins leurs traductions françaises) ont un style qui va de « ampoulé » à « illisible » et la cohérence du récit est sacrifiée à l’ambiance1. Or, le moteur de l’horreur de Lovecraft, c’est son racisme. Et c’est flagrant quand on lit ses des descriptions des populations non blanches là où il habite. Foncez donc lire cet article pour constater par vous-même l’incroyable concordance entre ses délires racistes et ses textes d’horreur – c’est tout simplement la même chose. Quand on lit un texte d’horreur de Lovecraft, on lit donc son délire raciste. Et ironiquement c’est peut-être là toute la force de son œuvre : et si Lovecraft était doué dans ce genre littéraire précisément parce qu’il était lui-même terrorisé, xénophobe au sens le plus littéral du terme ?

Et c’est là qu’intervient le mignon.

Parce toutes les œuvres qui ont un public échappent à leur créateur. Ça se teste facilement : il suffit d’écrire un petit texte, de le faire lire à une seule, une unique personne, et de lui demander ce qu’elle en a retenu. Et ce n’est jamais ce que vous avez voulu dire.

Et l’œuvre de H. P. Lovecraft a ceci de particulier qu’elle a violemment échappé à son auteur. En plus et bien loin des représentations horrifiques tirées de l’esprit dérangé et malsain de l’auteur, on retrouve maintenant Cthulhu et ses acolytes transformés en personnages comiques, en petits dessins mignons, en peluches pour (grands) enfants, en smiley (^(;,;)^) et j’en passe — dont probablement des versions pornographiques dont je ne tiens pas à vérifier l’existence.

Si l’esprit humain est capable des pires horreurs, il est aussi capable de transformer un violent délire raciste en… ça.

Osez dire qu’il n’est pas mignon !

C’est-à-dire que l’horreur a été vaincue de la plus terrible des manières : tout ce qui fut terrifiant a été annihilé, et les terribles horreurs furent domestiquées et adoptées au point de veiller sur les jeunes enfants. Ce qui pose un terrible dilemme.

D’un côté, c’est terrible, car l’imaginaire raciste et délirant d’un homme infréquentable s’est répandu de façon insidieuse dans d’innombrables couches de la société, avec tout ce que ça peut impliquer.

D’un autre côté, c’est génial, car l’imaginaire collectif a réussi à se saisir du côté intéressant d’une œuvre dont l’origine est abjecte, et à en extraire un bestiaire débarrassé de toute forme d’horreur et de racisme. Ce qui en fait une jolie parabole sur le combat contre ses propres peurs et l’annihilation de ses préjugés.

Et je suis incapable de trancher entre ces deux visions de la lovecraftmania ambiante, ce qui est plutôt inconfortable. Quoi qu’il en soit, la capacité des humains à transformer n’importe quoi en n’importe quoi d’autre ne cessera de me surprendre.


Un aparté pour dire que le plus triste dans cette histoire, c’est qu’une fois de plus il semble impossible d’y réfléchir calmement. Toucher à un univers ou un personnage si connu prends aux tripes et provoque insultes, pavés de trolls, articles basés sur l’affectif, jugements définitifs à l’emporte-pièce, blocages, etc. L’univers de ces personnes qui ne voient le monde qu’en noir ou blanc doit être bien triste. Si vous voulez commenter, merci donc de rester civilisés.


  1. Par exemple, les « ruelles sombres et tortueuses de Providence », dont les représentations d’époque montrent une ville américaine typique aux larges rues droites. ↩︎

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