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19 – Capsule temporelle

Un épisode de « Seuils », l’Inktober 2021 de Lisa Refur, publié le .

Venceslas se réveilla dans la nuit noire et froide. La lampe à huile s’était éteinte, et une unique lueur blafarde, filtrant de derrière les lourds rideaux de velours, le séparait de l’obscurité totale. Il flottait une odeur de thé, et seuls des bruits de respiration perturbaient le silence. Au fur et à mesure que ses yeux s’adaptaient, il percevait son environnement. Az, affalé sur son lit, un journal ouvert sur sa tête. La silhouette voluptueuse d’Aya. Celle, plus élancée, d’Isis. Depuis leur passage sur l’ile des Morts, elle avait perdu une grande partie de sa tension ; à présent qu’elle dormait, il la voyait tout à fait détendue pour la première fois. Cette fille n’était pas dépourvue de charme, maintenant qu’il y pensait. Il remarqua qu’il ne s’était jamais fait cette réflexion, pas de façon consciente en tous cas. Est-ce qu’il n’avait pas eu le temps, à force de courir d’endroit bizarre en lieu étrange ? Ou était-ce la menace de Bastet qui se faisait plus lointaine ? Ou autre chose encore, il n’avait pas la réponse. Tout ce qu’il savait, c’est que derrière cette silhouette qu’il devinait au loin dans l’obscurité, il y avait une fille qu’il appréciait, d’une manière qui lui restait à élucider. Ça n’était pas physique, ou pas exclusivement – avant le début de son voyage, il aurait juré ne jamais être attiré par les demoiselles au teint bistre et aux longs cheveux noirs et bouclés. Il y avait aussi… du respect ? De l’admiration ? Quelque chose qu’il n’identifiait pas, mais qui ne l’empêchait pas de rêvasser.

— Venceslas !

Le chuchotement alto ne vint de nulle part, il était seulement dans sa tête. Il connaissait cette voix, c’était leur hôte, dont il oubliait toujours le nom…

— Mavri Trypa. Je suis Mavri Trypa.

— Merci, songea Venceslas.

Puis, après quelques instants :

— Mais comment…

— Je peux lire tes pensées comme je te parle. Lève-toi, nous avons à faire avant le lever du jour.

— Quoi donc ?

— Un rituel. Tu ne peux pas continuer sans lui, et toi seul peux l’effectuer.

— Qu’est-ce que c’est encore que cette connerie ?

— La vérité, Venceslas. Je vous ai recueilli ici à votre sortie des Enfers. Je n’ai rien exigé. Mais l’équilibre ne serait pas respecté si je vous laissais repartir comme ça, sans observer les rites. Rien n’est gratuit en ce bas monde, ni même entre les mondes.

— Si, il y a plein de trucs gratuits.

— Il n’est pas question de finance, mais de quelque chose de plus important.

— Je n’ai rien demandé, moi.

— Tu aurais préféré rester sur l’ile des morts ?

— … Non.

— Alors, le rituel.

— Pourquoi moi ? Pourquoi pas les autres ?

— Vaste question.

— C’est une esquive de la réponse ?

— Non. Az est un guide, et mon émissaire. En tant que tel, il va et vient, et n’a pas à payer ce passage-ci. Isis est envoyée des Dieux, ce qui accorde quelques privilèges ; de plus, son cas est assez particulier, avec sa propre route et ses propres rites.

— Elle est censée m’accompagner, pourtant. Ordre des Dieux.

— T’accompagner, mais pas faire le travail à ta place. Ce sont deux choses différentes, Venceslas. Ne l’oublie jamais.

— Mouais. Et Aya ?

— Aya t’est liée, elle va où tu vas. Elle ne peut pas accomplir les rituels. J’aurai à discuter d’elle avec toi, mais plus tard.

— Donc il ne reste que moi ?

— Exactement.

— Il sert à quoi, ce rituel ?

— Je te l’ai déjà dit. À sortir d’ici. Tu peux aussi le voir comme un paiement, ou un hommage. Nous devons l’accomplir pour le lever du jour.

— Et si je refuse ?

— Rien ne se passera.

— Hmpf.

Venceslas se retourna dans son lit, enserra son oreiller, et tenta de se rendormir. Il y parvint.

Venceslas se réveilla dans la nuit noire et froide. Il avait l’impression d’avoir somnolé des heures, mais pourtant rien n’avait changé. La même obscurité à peine perturbée, la même odeur de thé, le même silence vaguement troublé…

— Hé, l’entité ! cria-t-il dans sa tête. Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?

— Tu m’as mal compris tout à l’heure, répondit Mavri Trypa.

Pouvait-on avoir un ton railleur en parlant directement dans l’esprit de quelqu’un ? Cette chose y parvenait.

— Ce que j’essayais de te dire, avant que tu ne te renfermes, c’est que le rituel est nécessaire au lever du jour, dans le sens où tant que tu ne l’auras pas accompli, le jour ne se lèvera pas.

— C’est possible, ça ?

— Tout est possible, jeune homme. Surtout ici.

— Je croyais que vous étiez maitre de cet endroit, que vous pouviez tout y faire ?

— Dans la limite des règles. Comme partout dans tous les univers, aussi grands soient-ils.

— Vous aviez pourtant dit qu’il ne se passerait rien si je refusais de faire le rituel.

— Oui, au sens propre. Tu peux considérer que le temps est bloqué jusqu’à ce que tu te décides. Là encore, c’est les règles.

— On ne peut pas les contourner ?

— On pourrait. Mais il faudrait en subir les conséquences.

— Qui seraient ?

— Pour toi, probablement retourner en Enfer. Pour l’éternité. Et pas en tant que touriste.

Venceslas réfléchit de longues minutes.

— Non. Tu bluffes, c’est encore une technique pour me faire faire n’importe quoi contre mon gré. J’en ai assez.

Et il tenta de nouveau de se rendormir.

Venceslas se réveilla dans la nuit noire et froide. Il avait cauchemardé un temps inconnu, mais beaucoup trop long. Tout était strictement identique à son précédent éveil. Et si…

Il se leva en silence, ralluma la lampe à huile, et se dirigea du lit le plus proche, celui d’Aya. Une respiration paisible soulevait sa poitrine en rythme, un spectacle aussi rassurant que fascinant aux yeux du jeune homme. Un instant il songea à en profiter pour regarder sous son masque – elle dormait avec ! –, ou au moins sa couleur de peau, mais le risque était trop grand qu’elle se réveille et ne lui pardonne jamais.

Il s’approcha ensuite d’Isis, qui sommeillait d’un calme olympien.

— Bon, tu as gagné, murmura-t-il. Je vais le faire, ce foutu rite.

— Bien. Il y a un escalier, sous la tenture entre les deux baies vitrées. Descends-le.

Le long et étroit colimaçon aveugle lui fit rapidement perdre toute notion d’espace et de temps. Il arriva non pas au niveau de la mer, comme il l’avait craint, mais dans une prairie à l’herbe drue, légèrement vallonnée, à peine éclairée par… ça n’était pas la Lune, parce qu’il n’y avait aucun astre dans le ciel, mais une lumière blafarde et uniforme qui détachait péniblement les ombres de l’obscurité.

À trois cent mètres en face, au sommet d’un relief, il perçut la forme de ténèbres, à nouveau humanoïde, de Mavri Trypa qui lui fit signe. Il s’approcha.

La pelouse était tondue sur dix mètres de rayon. Au centre, pile au sommet, un cercle de trois mètres, tracé d’une ligne de poudre blanche. Dans ce cercle, un trou cubique d’un demi-mètre de côté, la terre encore en un tas adjacent, une pelle plantée dedans. Derrière la cavité, une stèle de granite poli ; et sur cette stèle, un cylindre métallique aplati, comme une boite à gâteau, mais d’un gris sombre mat et uniforme. La pierre était marquée d’un seul mot :

« Venceslas »

— Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? demanda-t-il.

— C’est la préparation du rituel, répondit l’entité. Telles que le réclament les règles.

— C’est sinistre…

— Je n’ai jamais prétendu que ça allait être gai. Solennel. Intimidant. Éprouvant, peut-être. Mais sans doute pas joyeux.

— Génial…

— Venceslas !

Soudain puissante, la voix de l’entité de Mavri Trypa résonnait à travers tout la plaine, ses ondes transperçaient la moindre cellule du jeune homme. Elle continua :

— Voici venir le temps de la Vérité et de l’Avenir ! Toi qui veux franchir le seuil de ma demeure, es-tu prêt à en payer le prix ?

— Heu… oui ? Je pense ?

— Bien. Venceslas, entre dans le cercle !

Il obéit. Immédiatement, une colonne de lumière tomba de la verticale et embrasa la scène, tandis que tout le reste du décor disparut dans l’obscurité la plus totale.

— À genoux, Venceslas !

« Qu’est-ce qui se passe ? », se demanda-t-il en son for intérieur. Complètement perdu, déstabilisé par l’ambiance solennelle qu’il n’avait pas imaginée, il obtempéra.

— Prends la boite, Venceslas, et déposes-y ton offrande !

Hein ? Quoi ? Une offrande ? Qu’est-ce que c’était que cette invention ? Qu’était-il censé faire ? Il regardait à gauche, à droite, mais rien ni personne pour l’aider, pour lui donner le moindre indice sur ce qu’il était supposé faire.

— Venceslas ! J’attends ton sacrifice !

Un sacrifice ? Qu’est-ce que c’était que cette nouvelle connerie ? Il n’avait jamais été question de sacrifier quoi que ce soit !

Il essaya de se lever et partir, mais impossible : une pression terrible appuyait sur ses épaules, comme si tout le poids de l’univers s’y reposait.

— Tu grandis, mon ami.

La voix androgyne de Mavri Trypa se fit chaude et douce dans sa tête, rassurante, apaisante.

— Grandir, c’est abandonner une partie de toi-même, pour mieux te développer. C’est laisser sur place une coquille vide, un boulet, pour s’émanciper et s’envoler de tes propres ailes. C’est une aide que je te propose, Venceslas.

— M-mais, je n’ai rien prévu, moi !

— Personne ne prévoit jamais de grandir, Venceslas, et pourtant tu dois choisir. Maintenant.

— Mais… qu’est-ce que je dois faire ?

— Tu décides de ton sacrifice, et tu le déposes dans la boite. Ensuite, tu l’enterres. C’est une capsule temporelle, tu pourras le retrouver plus tard, quand le moment sera venu, et le récupérer – ou plus probablement, le regarder de loin avec un brin de nostalgie et beaucoup de soulagement.

Venceslas ferma les yeux et réfléchit. Quelque chose dont il voulait se débarrasser ? Il n’y avait jamais vraiment pensé. Tant et si peu de possibilités à la fois… Si, il y avait quelque chose, un trait de lui-même qu’il n’aimait pas et dont il pourrait se départir. Si ce rite étrange fonctionnait – dix minutes plus tôt il n’y croyait pas, maintenant… il avait un doute.

Alors il se concentra sur la boite, et la referma.

Le rayon de lumière se focalisa sur la pelle.

— Enterre la capsule ! tonna la voix.

Ainsi, il déposa la boite au fond du trou, et pelleta.

Lorsqu’il remis en place la dernière motte de terre, la voix retentit de nouveau :

— Le rituel est accompli. Tu peux à présent choisir ton nouveau nom.

— Mon nouveau nom ?

— Tu es une nouvelle personne. Tu mérites un nouveau nom.

— Mais j’aime bien Venceslas !

— Désires-tu le conserver ?

— Oui !

— Alors, va, Venceslas, et prouve au monde qui tu es maintenant !

Et donc la colonne de lumière disparut, et la prairie réapparut dans sa vague lueur blafarde.

— Eh bien voilà, tout s’est très bien passé, tu n’avais pas de raison d’avoir peur.

L’entité, elle aussi, avait repris forme humaine, juste à côté de lui.

— Je ne sais pas… je ne suis pas sûr de ce que je viens de faire.

— C’est une bonne chose. Personne ou presque ne le maitrise vraiment, et je me méfie beaucoup de qui prétend avoir tout compris. C’est signe d’un esprit perverti.

— Oh. Eh bien… merci ? Je suppose ?

— De rien. Ce n’est que toi qui as débloqué ta propre situation. Je n’y suis pas pour grand-chose, en réalité.

Venceslas ne répondit rien, il cherchait l’entrée de l’escalier du regard.

— Tu mérites de finir de te reposer, maintenant. Mais avant ceci, je te dois une mise en garde.

— À propos de quoi ?

— D’un effet secondaire, si je puis parler ainsi. C’est à propos d’Aya.

— Qu’est-ce qu’elle a à voir là-dedans ?

— Tout, parce qu’elle est partie de toi. Ce rituel a libéré ses astreintes. Elle possède sa pleine puissance, à présent. Tu devras donc t’en méfier, apprendre à la connaitre, et l’apprivoiser – ou la vaincre.

— D’accord. Merci.

Et c’est un jeune homme pétri de question qui remonta l’escalier jusqu’à son lit.

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