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Peur du Noir

Un texte de SpaceFox, publié le .

Le Don de Tignel

17 En vérité, dans sa grande bienveillance, Tignel décida d’aider les hommes. 18 Parce que la Création est malveillante, à chacun il attribua un don. 19 Alors chaque homme et chaque femme eut un don, dès sa naissance.

20 Lacanbe fut perturbée par ces Dons. 21 La Veilleuse de l’Équilibre infli­gea la Tare, qui pèse sur chaque homme et chaque femme depuis ce jour. 22 Ainsi l’Équilibre fut perpétué. [...]

37 Alors ce fut le commencement des Guerres Divines, qui mena à l’a­néantissement des Dieux Primordiaux. 38 Ainsi s’acheva le Temps des Dieux, ainsi commença le Temps des Hommes.

Cavinrile, 13, 17-24 et 15, 37-38

Cette soirée avait commencée comme bien d’autres, dans un tranquille jazz-club du centre-ville. Cette fois encore, j’étais arrivé en avance, et cette fois encore, mes amis étaient en re­tard ; comme à mon habitude, je sirotais un scotch au long bar qui longeait l’un des murs, écou­tant les voluptueuses volutes musicales du saxophoniste.

C’est alors que je l’aperçus, assise à une table au pied de la scène. Elle était définitivement splendide. Un visage sublime aux grands yeux noirs, une grâce infinie dans tous ses mouvements ; sa robe et ses longs gants noirs se fondaient dans la fumée et la lumière tamisée tandis que son collier de diamants transcendait de mille feux la flamme des bougies. Et elle me regardait.

Un grand bel homme un peu timide. Cela fait maintenant plusieurs minutes qu’il me dévisage sans oser venir me parler. Je tire une bouffée de mon fume-cigarette, me dissi­mule dans la fumée. Le stratagème fonctionne, il s’approche. Un superbe costume sombre qu’il porte avec classe, un visage émacié et pâle, même dans la lumière tamisée.

Il se propose de m’offrir un verre, j’accepte. Je le vois mieux, maintenant. Il n’ose pas s’asseoir, il est timide, gêné mais heureux, plein d'espoir, il a un peu peur, sans doute que je le rejette, il a faim. Je lui souris et lui fait signe de s'asseoir.

Tout en tirant ma chaise, je la saluai par son prénom. Elle fut stupéfaite, et il y avait de quoi, car elle ne pouvait pas deviner que mon Don est de savoir certaines choses, comme les noms. Rapidement, nous engageâmes la conversation ; en plus d’être belle, elle est d’une intelligence subtile et ses réparties étaient émaillées de moults traits d’esprit. J’en oubliai bientôt la musique et la raison de ma venue ici. Je me suis rappelé plus tard que mes amis sont arrivés, qu’ils ont essayé de me parler, mais que je les ai ignorés, sans doute involontairement.

Nous dûmes partir lors de la fermeture, et je me proposais de la raccompagner chez elle. C’est à ce moment que je découvris qu’elle n’avait pas seulement l’air riche, mais qu’elle l’était aus­si : elle me dit habiter un appartement sis au cinquième niveau supérieur, avec des fenêtres don­nant directement sur la Grande Crypte, luxe inouï dans cette ville creusée sous la montagne.

Nous arrivons devant chez moi, je prends mon sourire le plus charmeur et l’invite à entrer prendre un verre. Il accepte, évidemment, il n’attendait que cela. Sous la clarté blanche de la lampe à gaz, il paraît encore plus pâle. Il a faim, mais il n’a rien mangé de la soirée. Étrange. Il semble avoir faim de moi. Je vais lui montrer la fenêtre, il est impatient, un vrai gamin.

La fenêtre en dévers découpée dans la voûte en ogive de la Crypte, à plus de vingt mètres au-dessus de la place, lui donne le vertige, d’autant plus que l’effet est amplifié par les hauts piliers gothiques et la vue plongeante sur les immenses lustres. Je l’allonge délica­tement sur le canapé, il s’accroche à mon cou. Son baiser est le plus sensuel que je n’ai jamais connu.

*    *    *

C’est cette nuit là que j’ai commencé à refaire ces cauchemars. Cette fois, ça a mis plus de deux mois, je pensais alors que ça n’arriverait plus. Je ne voulais pas que ça recommence, il m’a fallu toute ma volonté pour ne plus y penser.

Nous revenons d’une soirée passée dans ce jazz-club où nous nous sommes rencon­trés. Ses yeux sont fiévreux, mais il est glacé. Beaucoup de sentiments tourbillonnent, amour, admiration, bonheur, faim, peur, haine. Un mélange étrange qui me met mal à l’aise. C’est dans ce genre de moments que je déteste ce don qui m’interdit l'insouciance.

Nous entrons chez lui, sa faim grandit. La lueur bleuâtre d’un manchon « nuit » du couloir-rue se reflète près de sa bouche. Une dent ? Elle serait trop longue, je dois rêver. Il m’at­tire vers le fauteuil, bouillonnant de désir.

*    *    *

Mes cauchemars se sont brusquement arrêtés, moins d’un mois après avoir commencé à me hanter. C’est à ce moment que j’ai commencé à avoir des trous de mémoire. Des moments de ma vie qui disparaissaient totalement de ma mémoire. Je n’ai pas mis longtemps à découvrir qu’ils survenaient quand j’avais faim.

Je commençais à avoir peur ; ces mauvais rêves partis semblaient indiquer que mes vieux démons ne reviendraient plus, mais ces amnésies passagères me laissaient penser que bien pire pouvait arriver. Nous avions prévu d’emménager ensemble. Aurais-je dû la prévenir ? Je ne pense pas, elle a toujours été douée pour deviner mes sentiments, sans doute cela n’aurait-il rien changé.

Aujourd’hui, visite surprise ! J’ai réussi à obtenir deux entrées pour les Grands Ex­térieurs, j’ai toujours rêvé de les voir. L’Extérieur... ce doit être impressionnant... On dit que la Grande Crypte est minuscule à côté...

Je lui annonce la bonne nouvelle. De la peur, de la tristesse, une peine immense l’envahissent instantanément. Il m’explique qu’il ne peut pas, à cause de sa peur des grands espaces ; que la nuit, peut-être, car la nuit, on ne se rends pas bien compte. En y repensant, c’est vrai qu’il n’a jamais été très à l’aise dans la Grande Crypte.

Il sait ce que ces entrées m’ont coûté, il me dit d’y aller sans lui, mais je ne veux pas, je refuse de voir l’Extérieur sans lui, ça n’aurait aucun sens. Je le prends contre ma poitrine, je le console. Il se reprend, mais a toujours peur. Faim, aussi.

Cette peur... Cette faim... Quasiment permanentes... C’est étrange, elles grandissent. Il faudrait que je trouve le courage de lui en parler.

*    *    *

Il arriva par une nuit d’hiver, si tant est qu’il y ait des saisons quand on vit en permanence sous la roche. Nous dînions dans un petit restaurant quand je commençai à sentir Sa présence à mes côtés. Bien sûr, Il n’était pas encore visible, seulement... une présence intermittente, qui sur­gissait de nulle part.

Elle me regardait avec un drôle de regard, celui qui, j’avais fini par le comprendre, signi­fiait : « Je lis dans tes sentiments, mais je ne les comprends pas. ». Ce regard devenait de plus en plus fréquent, et à chaque fois il me rendait triste, mais elle ne pouvait pas comprendre, elle n’a­vait aucune chance de comprendre, et je l’aurais perdue.

Une grande peur, bien pire que les précédentes. Il sent mon incompréhension, je sens qu’il veut m’expliquer, mais qu’il n’y arrive pas. Je prends mon courage à deux mains.

C’est à ce moment qu’un courant d’air souffle la bougie. Ses yeux luisent, je ne les ai jamais vu luire ainsi. Sa faim explose. Il se penche par dessus la table et s’approche de moi, et, presque bestial, m’embrasse. Ça me paraît très court et très long, sensuel et dou­loureux à la fois. C’est fini, je le sens... rassasié. Le tenancier arrive avec de la lumière, je sens la peur l’em­plir. Je m'aperçois alors qu’il n’y avait plus aucun sentiment chez lui, l’espace de ces quelques secondes, seulement de la faim.

Une goutte de liquide rouge au coin de sa bouche. Du sang ? Je suis exténuée.

*    *    *

À partir de ce jour, je portais une attention extrême à ne jamais être sans lumière. Même la nuit, une veilleuse m’assurait que je me contrôlerais, si jamais je devais me réveiller pendant mon sommeil. J’ai tout fait pour que cela ne recommence pas. Pourtant...

Et Lui était toujours là. De plus en plus présent, de plus en plus réel au fil du temps, il était presque net, et arriverait bientôt le moment où je pourrais le toucher.

*    *    *

I am a man who walks alone
And when I'm walking a dark road
At night or strolling through the park

When the light begins to change
I sometimes feel a little strange
A little anxious when it's dark.

Fear of the dark, fear of the dark
I have a constant fear that something's always near
Fear of the dark, fear of the dark
I have a phobia that someone's always there

Have you run your fingers down the wall
And have you felt your neck skin crawl
When you're searching for the light?
Sometimes when you're scared to take a look
At the corner of the room
You've sensed that something's watching you.

Fear of the dark, fear of the dark
I have a constant fear that something's always near
Fear of the dark, fear of the dark
I have a phobia that someone's always there

Have you ever been alone at night
Thought you heard footsteps behind
And turned around and no-one's there?
And as you quicken up your pace
You find it hard to look again
Because you're sure there's someone there.

Fear of the dark, fear of the dark
I have a constant fear that something's always near
Fear of the dark, fear of the dark
I have a phobia that someone's always there

Ce jour arriva. Elle avait mit un disque sur l’ancien électrophone. Une vielle chanson, je ne pensais même pas qu’elle la connaissait. Stupide idée, tout éteindre « pour l’ambiance ».

La peur.

Prostrée sur le fauteuil du salon, elle pleure. Submergée par ses sentiments comme les miens. Le haut-parleur commence à crachoter.

La haine.

Je lance l’un des couteaux qui vient se planter dans le pavillon du haut-parleur. La musique continue, ces antiquités sont terriblement solides.

Il s’approche. Paralysée par la peur, j’essaie d’arti­culer : « Pourquoi ? Pourquoi ! »

Il éclate d’un rire sardonique, il pleure aussi.

« Malédiction. Ça commence toujours bien, ça finit toujours mal. Quoi que je fasse, Il est toujours là. Je ne me contrôle pas, je ne Le contrôle pas »

La douleur, atroce.

« Je n’y peut rien. Ça devait se finir ainsi. »

La douleur, le froid.

« Mais tu seras la dernière, parce que je t’aime et je ne veux en aimer aucune autre. »

Le froid.

« Je ne veut en tuer aucune autre. Quoi que je fasse, Il me manipule ! »

Le... froid... noir...

« Nous nous retrouverons dans un monde meilleur, un monde qui ne peut pas être pire ! »

Le froid... Il me tient dans ses bras, quelque chose de chaud coule sur moi. Il est heureux. Il n’a plus peur.

Ça y est, elle est morte. Il en a encore tué une. Il les a toutes tuées, toujours, quoi que je fasse. Je la serre dans mes bras. Je ne veux plus marcher seul, je veux rester avec elle.

Lui ? Il n’était pas d’accord, Il a essayé de m’en empê­cher. Cette fois, j’ai été plus fort.

Nos sangs se mêlent. Je n’ai plus faim, je n’ai plus peur. Le couteau tombe, je n’ai plus la force de le tenir. Lui est parti, et je sais que ce sera bientôt mon tour.

Et toujours l’électrophone crachote sa chanson.

— FIN —

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