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La véritable nature de l’Univers

Un texte de SpaceFox, publié le .

Quatre heures et quart du matin sonnèrent à l’église toute proche. Tout dormait dans cette petite rue tortueuse du centre-ville. Tout ? Presque. Au dernier étage d’un antique immeuble, un homme, aidé d’un pointeur laser, vérifiait l’alignement de deux pièces métalliques. C’était là les ultimes tests d’une bien étrange machine, entièrement de sa conception.

— Tout va bien, chéri ? Tu penseras à te reposer ?

— Hmm…

— Tu pourrais faire l’effort d’articuler une phrase complète…

L’homme ne réagit pas. Il pianota sur trois des touches du clavier intégré à l’engin, ajusta un minuscule potentiomètre, inspecta une valeur. La joie éclaira son visage.

— Ha ! Le télespriteur est prêt, Zaforax va être le premier à comprendre la vraie nature de l’Univers et du temps !

La jeune femme, appuyée sur le montant de la porte, leva les yeux au ciel.

— Je sais que tu adores ce pseudo, chéri, mais ça devient carrément flippant quand tu l’utilises pour parler de toi-même. Tu…

Elle s’interrompit pour courir aux toilettes. L’homme ne réagit pas, il était si concentré qu’il n’avait rien écouté. Il se saisit d’un appareil portable, vérifia une dernière fois divers réglages et indicateurs, s’assit sur le fauteuil de skaï brun – un siège de bureau récupéré – et tira un levier vers lui. Une puissante odeur de métal brulé emplit l’atmosphère, tandis que les compteurs sur la machine s’affolaient. Un nuage chatoyant entoura l’homme, puis il disparut.

Depuis les toilettes où elle rendait son diner, sa conjointe n’entendit qu’un « pop » sourd, puis plus rien.

*    *    *

— Et moi je te dis qu’il peut nous voir.

— Tu rigoles ? C’est impossible. Aucun humain ne le peut. Pas dans leur état normaux, ils ont besoin de substances pour ça.

— Mais celui-ci n’est pas banal. Regarde ses habits, ce qu’il porte.

— Silence, il a bougé !

Le sol était dur, rugueux, inconfortable. Ça n’était pas le beau parquet vitrifié qu’il avait chez lui. Une puissante chaleur qui venait d’une seule direction, le chant des cigales, il était au soleil en plein été. Mais où ? La forte odeur minérale inconnue qui masquait presque la senteur familière de pins ne l’aidait pas.

Son mal de crâne disparaissait peu à peu, et il parvint à ouvrir les yeux. Il se trouvait dans un chantier. Mais pas un moderne, avec ses ouvriers casqués, ses grues et son béton. Non. Le nombre de travailleurs, le manque de technologie des outils et des méthodes, la taille manuelle de la pierre… tout ça indiquait avec certitude le moyen-âge, au mieux la renaissance.

Mais ça n’était pas le plus étrange. En plus des artisans – qui ne semblaient pas le remarquer, et même lui passaient à travers –, il y avait d’autres personnages avec lui : de petits êtres, perchés de-ci, de-là, qui l’observaient avec intérêt.

Des esprits ? Des esprits ! Il avait réussi ! Il avait percé les mystères de l’Univers ! Les esprits existaient réellement, et il en avait la preuve, il avait inventé un moyen d’arriver dans leur plan ! Bon, il s’était retrouvé plusieurs siècles en arrière, mais ça n’était pas très important : le jeune homme avait prévu le coup. Son télespriteur portable pourrait le ramener au point fixe spatiotemporel que constituait l’appareil qui encombrait son salon.

Un petit personnage lui fit bonjour de la main. C’était un être d’une quinzaine de centimètres de haut, assis sur le plus haut moellon du mur en construction. Vaguement humanoïde, il semblait lui-même taillé dans la même roche que celle qu’il juchait. Il lui adressait un timide sourire.

Le jeune homme le salua en retour.

— Ha, tu vois qu’il peut nous voir !, s’exclama l’esprit. Enchanté, voyageur de l’étrange. Je me présente : Pierre, esprit de la pierre de ce bâtiment.

— Mouais, c’est qu’un coup de chance, marmonna quelqu’un d’autre.

Zaforax se retourna. Ce qui avait parlé était un être encore plus bizarre que le premier, composé d’un mélange mouvant de brique, de feu et de suie. Affalé négligemment sur l’énorme cheminée en cours de construction, il fumait une pipe en terre qui curieusement ne dégageait pas d’odeur.

— Bon, reprit le personnage, puisque tu sembles réellement nous voir, bonjour. On me nomme Chaminièra, l’esprit de la cheminée. Et toi ?

— Je suis Zaforax, explorateur de l’impossible, savant, chercheur de génie, découvreur du moyen de voyager dans le plan des esprits, et découvreur de la véritable nature de l’Univers.

— Rien que ça. Ce n’est pas la modestie qui t’étouffe, humain (Chaminièra avait prononcé ce mot comme s’il s’agissait de l’une des pires insultes). Tu sembles ben sûr de toi. Qu’as-tu prévu pour la suite ?

— Je vais rentrer chez moi, présenter mon invention au monde et devenir célèbre.

— Ça m’étonnerait.

Cette dernière phrase ne venait pas des deux esprits qui discutaient avec le jeune homme. Dans le coin le plus sombre de la pièce, au cœur de la principale ombre créée par le soleil déclinant, se tenait une silhouette brumeuse, encapuchonnée de noir. Elle parlait d’une voix très grave, à la limite de l’audible, et pour l’instant elle ricanait.

— Pourquoi ? Qui es-tu ? Comment oses-tu te gausser du grand Zaforax ?

La forme d’obscurité se déplia ; à la lumière, elle était légèrement translucide, un peu comme les humains vus depuis le plan des esprits. Même ainsi, impossible de détailler son visage.

— Je suis l’Adversaire. Crains-moi, crains ce qui t’attend, car tu ne sais pas où tu as atterri.

— Et tu n’aurais pas pu trouver un nom plus ridicule ? Je n’ai pas peur d’une brume noire. Adieu.

Le jeune homme se dirigea la tête haute vers le début de porte qui trouait le mur en construction. Mais lorsqu’il arriva au niveau du seuil, il se cogna à quelque chose d’invisible et se retrouva par terre. La chose émit un bruit qui pouvait être un rire, mais qui évoquait surtout le grincement d’une fourchette sur une assiette.

— Ce n’est qu’un exemple de mon pouvoir, humain. Tu es et resteras piégé dans cette pièce, car…

L’éclair qui jaillit au milieu de la salle interrompit l’ombre au milieu de sa phrase. Une femme apparut à l’endroit exact où la lueur avait frappé le sol. Malgré un aspect fluet, elle se dressa entre Zaforax et les ténèbres brumeuses, créant un rempart de son corps.

— Dégage, minable ! Repars d’où tu viens !

Elle brandit un faisceau lumineux en direction de l’Adversaire, qui recula.

— Ha ! Crains ma puissance, entité ridicule !

— Je m’en vais, humains, déclara-t-elle avec un salut de la main. Mais nous nous reverrons, car votre destin est d’ores et déjà écrit !

Et la chose disparut.

La femme se retourna. Elle rangeait ce qui semblait être un phare de vélo dans une des poches de son invraisemblable costume – le résultat de la copulation entre un blouson de motard et une robe de princesse de dessins animés. C’était une femme d’une petite trentaine d’années, plutôt jolie. Elle avait brodé un chat et une licorne, tous les deux roses, sur les pans droit et gauche de sa veste. Plus intéressant encore aux yeux du jeune homme, elle manipulait un appareil portatif assez semblable à son propre télespriteur.

— Qui es-tu, étrangère, et que me veux-tu ?

Elle leva les yeux des cadrans.

— Il me semble que lorsqu’on vient de se faire sauver d’une mort certaine, déclara-t-elle d’une voix glaciale, il est de bon ton d’abord de remercier, puis de se présenter, et seulement ensuite de poser des questions.

— Heu… merci. Je suis Zaforax, explorateur de l’impossible, savant, chercheur de génie, découvreur du moyen de voyager dans le plan des esprits, et découvreur de la véritable nature de l’Univers.

— Hé bé, tout ça… On utilise les pseudos, donc ? Alors je suis Dame Chalicorne, envoyée ici et maintenant pour empêcher l’Adversaire de détruire le monde.

— Tu te fous de ma gueule ?

— Absolument pas. J’ajoute même que selon mes relevés, c’est ton arrivée ici qui a causé son apparition. Voilà ce qui se passe quand on joue aux apprentis sorciers !

— Mais bien sûr…

— Ose prétendre, en me regardant dans les yeux, que tu savais exactement ce que tu faisais en démarrant ton engin, et que tu t’es retrouvé à cette époque volontairement.

Zaforax la regarda dans les yeux, qu’elle avait très jolis – un brun sombre, presque noir, dans un visage très harmonieux. D’ailleurs, elle lui rappelait vaguement quelqu’un, mais qui ? Son mal de crâne, la chaleur et le chant des cigales l’empêchaient de penser correctement. Oui, assurément, elle avait de beaux yeux dans un beau visage qui surmontait un corps bien proportionné…

— Hé ho ? Y’a quelqu’un là-dedans ? Vu ton regard lubrique, tu n’es clairement pas en train de réfléchir à ma réponse.

— Ho pardon. Je… heu, disons que tout ne s’est pas tout à fait exactement passé comme prévu, et qu’il y a eu de très légères déviations du plan initial…

— Bref, t’es ici et maintenant sans savoir pourquoi. J’ai bon ?

— Heu… oui.

— Heureuse de l’entendre. Bien, maintenant il faut qu’on ait une idée à peu près précise de la date du jour, pour qu’on puisse faire les réglages pour te ramener.

Ils observèrent leur environnement, mais rien ne semblait indiquer une époque ne serait-ce qu’approximative. Les deux humains interrogèrent les esprits, en vain. Chaminièra était très jeune, si jeune en fait qu’elle n’était pas encore finie et donc n’avait toujours pas acquis ce genre de connaissance. Pierre, par nature, comptait le temps en millions d’années. Ils découvrirent que les esprits n’avaient cure du calendrier des humains, à supposer qu’ils perçoivent le temps de la même manière.

Peut-être que leur environnement leur donnerait un indice ? Sans doute que s’ils avaient eu des notions en coutumes historiques ils auraient pu obtenir une datation de cette manière. Mais ce n’était pas le cas.

— J’en vois un qui transporte une poule dans un pot. On doit être sous Henri IV.

— Pardon ?

— Ben oui. La poule au pot.

— … je… rien. Si. Je ne comprends pas comment tu as pu inventer ton engin en étant aussi con.

— Tu as une autre idée ?

Dame Chalicorne dut admettre que non. Mais en y réfléchissant, ils étaient d’évidence à la Renaissance. Peut-être qu’en avançant d’un siècle ou deux, ils tomberaient sur une période où il serait plus facile d’avoir une date précise.

— Avant qu’on parte, dit la jeune femme, prends ça.

Elle tendit une petite sphère noire munie d’une goupille.

— C’est une bulle d’isolement. Ça fait exactement l’inverse de ton invention, ça nous coupe de toutes les influences extérieures, Adversaire compris. Je n’en ai que deux, donc fais gaffe, pas de gaspillage !

Ils réglèrent leurs télespriteurs sur cent ans dans le futur. La jeune femme expliqua à Zaforax qu’ils devaient rester en contact physique, pour assurer une synchronisation parfaite, et éviter de laisser à l’Adversaire la possibilité qu’ils soient séparés. L’homme acquiesça de mauvaise grâce, jusqu’au moment de prendre la main de sa compagne dans la sienne. Une main douce et chaude, très agréable…

— Enlève tout de suite ce sourire débile de ta face, pervers !

Sans lui permettre de réagir, elle lança le transfert.

*    *    *

Des vibrations terribles secouèrent les deux voyageurs. Ils atterrirent avec rudesse sur le plancher. De toute évidence, ils étaient dans la même pièce, mais quand ? La jeune femme se dégagea de l’emprise de Zaforax, qui ne semblait pas décidé à lui lâcher la main alors que le transfert était clairement terminé.

Mais qui était ce crétin et pourquoi cherchait-elle à le protéger ? Questions rhétoriques en vérité. Ce « crétin » était l’un des inventeurs les plus ingénieux de toute l’humanité, et sa machine permettait de passer entre les différents plans d’existence, et avait ouvert un champ d’études entier sur la nature de l’Univers. Et elle avait responsabilité de sa protection parce que… en réalité, elle n’était pas chargée de sa protection. Les premières expérimentations du premier voyageur avaient créé l’Adversaire, qu’elle devait traquer. Si elle voulait arriver à ses fins, elle devait rester avec lui tant qu’elle n’aurait pas achevé sa mission.

Elle observa l’homme qui se relevait. Un recoin de son cerveau lui fit remarquer qu’en toute objectivité, c’était un homme d’à peu près son âge, extrêmement intelligent et habile, assez musclé, plutôt une belle gueule. Très loin du cliché du scientifique fou qu’elle avait imaginé en lisant la fiche de sa mission. Il lui rappelait quelqu’un, sans qu’elle arrive à se souvenir de qui ?

— Oh, c’est encore vous ?

Chaminièra tira la jeune femme de sa rêverie.

— En effet. Est-ce que par hasard vous sauriez quel jour nous sommes ?

— Heu… je crois que nous sommes en été, personne ne me fait de feu dedans en ce moment.

— D’accord. Merci quand même.

La chaleur torride et le grand soleil dehors avaient suffi à donner l’information, et les cigales s’étaient chargées de la confirmation. Une odeur nauséabonde remplissait l’atmosphère. Elle provenait du pot de chambre plein rangé dans la pièce à côté. Zaforax essayait d’ouvrir une fenêtre pour faire un peu d’air, en vain. Ils ne pouvaient toujours pas sortir de la salle ni en actionner les issues. Il se consola en voyant l’état de la rue, en particulier du caniveau.

L’endroit, meublé avec gout, grouillait d’esprits associés à ce nouveau mobilier. Hélas, le propriétaire devait être étranger, ou avait fait importer tout ça : aucun de ces esprits ne parlait une langue intelligible.

— C’est idiot, marmonnait Zaforax, ma création me permet de comprendre l’Univers. Donc, je devrais comprendre ces esprits aussi.

— Il n’y a aucune logique dans ta phrase, dit Dame Chalicorne. Ton invention permet de voyager dans les plans d’existence, pas de traduire les langues.

— Explique comment on comprend Chaminièra et Pierre, alors qu’à cette époque on ne parlait certainement pas comme à la mienne !

— Il n’y a rien à expliquer, c’est juste que tu es un crétin qui mélange tout.

— Pardon ? sursauta le jeune homme. Je ne te permets pas… retire ça tout de suite !

— Je n’ai rien dit ! s’écria la voyageuse.

— C’est ça, fous-toi de ma gueule. Tu m’as traité de crétin.

— Pas du tout ! Je réfléchissais à ta remarque sur les langues qui au contraire est loin d’être idiote.— Je suis un homme, tout ce que j’énonce est supérieurement intelligent.

— Et ça, c’était supérieurement stupide. Tu te prends pour qui ?

— Mais je n’ai rien dit.

— Ça te ressemblait bien pourtant, tout à fait raccord avec ta présentation.

— D’accord, j’ai une haute estime de moi-même, mais je n’en fais pas des généralisations délirantes !

— Hmpf. On dirait à une tentative de se rattraper aux branches.

— D’ailleurs, j’aimerais bien que tu te rattrapes à ma grosse branche.

— OK. Silence.

— Mais.

— Pas un mot !

Joignant le geste à la parole, la jeune femme posa son index sur les lèvres de Zaforax. Des lèvres charmantes et douces, au demeurant. Elle piqua un fard au moment où elle se rendit compte de ses propres pensées, puis, lentement, s’accroupit. D’un coup, elle dégaina quelque chose de l’une de ses nombreuses poches et projeta un rayon de lumière sous le bureau.

L’adversaire bondit de surprise et de douleur, renversant des piles de papier dans la manœuvre.

— C’était donc toi, sombre engeance démoniaque, qui parasitait notre conversation ? Retourne d’où tu viens ! Meurs même, si tu le peux.

— Ha ! Je m’en vais, mais je reviendrai plus fort, humains !

Lorsque l’être fut reparti dans le néant, Zaforax attira l’attention de sa compagne sur l’un des papiers renversés par la manœuvre. Étalé bien en vue presque au milieu de la pièce, un exemplaire de La Gazette. Il donnait la date du vingt juillet mille-sept-cent-treize.

— Parfait, au moins nous avons un repère temporel. Il n’y a plus qu’à espérer qu’il soit récent.

— Quand même, s’interrogea Zaforax, heureusement que notre hôte involontaire lit l’un des seuls journaux de l’époque. Je n’étais même pas sûr qu’on ait des journaux au début du dix-huitième siècle !

— Aucune importance. Allons-y.

La jeune femme saisit la main de son compagnon. Elle était grande, solide et chaude. Et curieusement douce. Pas comme les pelles à tartes calleuses de certains… d’ailleurs, l’inventeur lui-même avait quelque chose de solide et rassurant, passé son arrogance. Elle rougit de nouveau et actionna la téléportation.

*    *    *

Il faisait froid. Pas « un peu frisquet », mais carrément glacial. Zaforax grelotait dans sa chemisette ; déjà en tant normal il n’aimait pas l’hiver, mais là, en contraste avec la canicule, c’était insupportable.

Il regarda autour de lui. Dame Chalicorne grelotait aussi, bien qu’elle fût mieux couverte que lui, avec sa grande veste improbable. Et pourtant ils étaient à l’intérieur ! Il regarda dehors. Dans la rue, des messieurs en redingote et chapeau, des dames en robe longue, tous habillés pour l’hiver ; mais derrière le ciel nuageux se devinait un soleil beaucoup trop haut par rapport à la température.

Où étaient-ils passés ? Était-il possible qu’ils soient arrivés dans une dimension parallèle, un univers totalement déconnecté du leur ?

— Ce journal parle du naufrage de la Méduse, d’émeutes, de famine et de pillages de magasins de grains. Apparemment, on est à l’été mille-huit-cent-seize.

— L’été ? Mais il fait si froid que je ne serais pas étonné s’il gelait.

— Je ne sais pas si on est l’été, dit Chaminièra. Mais on me nourrit depuis très longtemps. C’est bien. Plus exactement, ce serait bien si le propriétaire me nourrissait correctement.

— Ne te plains pas, dit Pierre du fond de son mur, j’ai un bout de moi qui a explosé l’autre jour. Le froid et l’humidité.

Entrèrent dans la discussion divers esprits des meubles. Certains avaient été sacrifiés à la cheminée, ce qui avait créé des rancœurs dans le microcosme de cette pièce.

Zaforax consultait son télespriteur. Pour une raison ou une autre, les voyages dans le futur semblaient limités à environ cent ans. Pourquoi ? Son premier saut avait été beaucoup plus long. Qu’est-ce qui ne fonctionnait pas dans ce sens ? Tous les paramètres de l’appareil semblaient normaux. Peut-être parce qu’ils étaient deux, et qu’il fallait plus d’énergie ? Non, ça ne tenait pas, Dame Chalicorne avait elle aussi son propre matériel. À moins que les phénomènes en jeu ne soient pas linéaires ? Il n’avait jamais fait les calculs pour les voyages à plusieurs, il n’en avait jamais eu l’idée. Pourquoi quelqu’un aurait partagé sa découverte, sa gloire ? Une autre possibilité : les télespriteurs personnels n’étaient pas assez puissants pour faire un tel saut d’une seule traite, l’aller n’avait été possible que grâce à l’installation fixe.

Il faisait atrocement froid, un vent glacial soufflait sous la fenêtre, dépourvue de double vitrage. Les trois braises dans la cheminée ne chauffaient rien du tout, elles se contentaient d’émettre de petits craquements et une odeur de fumée. Il n’arrivait pas à penser dans ces conditions.

Quelque chose se posa sur ses épaules.

— Une cape pour sire Zaforax, dit la jeune femme en l’enveloppant dans une couverture de survie tirée d’une de ses poches.

— Merci, Dame Chalicorne, répondit-il surpris.

Le vent redoubla de violence, et avec lui arriva la pluie. Un déluge lourd et glacial qui tambourina contre les fenêtres et commença à passer à travers du joint, dégoulinant sur le mur.

Le jeune homme attrapa le bras de sa compagne et désigna quelque chose sur le toit d’en face, dans la masse sombre des nuages. Une forme humanoïde sombre, encapuchonnée, tournée vers eux, qui faisait de grands moulinets en leur direction. L’Adversaire, qui leur envoyait un supplément gratuit de tempête hors-saison.

La voyageuse se saisit de son objet – effectivement un phare de vélo –, et le braqua vers l’être. Sans autre effet qu’une légère hésitation. Il se trouvait trop loin pour être affecté par un faisceau lumineux, certes puissant, mais non conçu pour éclairer éblouir des centaines de mètres.

Impuissants, les deux jeunes gens reculèrent, de peur et pour s’éloigner des éléments déchainés contre une fenêtre fragile.

— Merde, jura Dame Chalicorne. Je n’ai rien d’autre contre lui, rien d’efficace aussi loin.

— Moi non plus. À moins que…

Zaforax se tâtonna les poches. Oui ! Il avait encore le pointeur laser dont il s’était servi pour vérifier sa machine. Il l’alluma et le braqua en direction de l’entité. Un fin pinceau rouge traça dans la pluie dense, et en une demi-seconde fut aligné sur sa cible ; le résultat fut immédiat. Le ricanement grinçant cessa, remplacé par un hurlement de douleur. La forme se dissipa, et une voix remplit l’atmosphère, aussi chargée de menace que le ciel l’était de nuages :

— Humains, vous pensez avoir gagné une bataille, mais votre triomphe sera bref ! Cette enveloppe corporelle n’est rien comparé aux pouvoirs que vous subissez et allez subir ! Et vous tremblerez devant ma puissance infinie !

Et la tempête s’arrêta, laissant place à un léger et diffus sentiment de malaise que le jeune homme ne savait pas expliquer.

Il se retourna vers sa compagne, qui scrutait l’horizon – les toits de la ville – d’un air concentré.

— Il y a une chose que je ne comprends toujours pas : qu’est-ce que c’est que ce truc, pourquoi il nous poursuit, et pourquoi il prétend s’appeler « l’Adversaire ».

— Hmm… je n’ai pas les détails exacts. Ce que je sais, c’est que cette entité est apparue lors de ton premier test de voyage au travers des plans. Depuis, elle menace l’équilibre mondial en provoquant des problèmes lors des voyages. On – les scientifiques, pas moi – a trouvé un moyen de revenir à la source, pour traiter le mal à la racine. Et me voilà.

— Et si je comprends bien, sa seule raison d’exister, c’est parce que je l’ai créé par hasard ? Et il m’en veut pour ça ?

— Je ne pense pas qu’il t’en veuille, au sens où tu l’entends. Je pense qu’il ne sait faire que ça : s’opposer.

— D’où son nom ?

— J’imagine. Cette chose ne semble pas avoir beaucoup d’imagination, tant que ce n’est pas pour emmerder le monde. Comme tous les esprits. Regarde Chaminièra et Pierre : leurs noms aussi sont transparents.

— Et comment la vaincre ?

— Par la confiance et par la lumière. Et surtout en te ramenant chez toi, à ton époque.

— Je ne sais pas si on peut y arriver… je découvre beaucoup de choses que je n’ai pas calculées, aujourd’hui.

— Je sais que je peux y arriver, donc que l’on peut y arriver.

La jeune femme avait dit ça avec un sourire désarmant. Un sourire absolument sublime, pour lequel Zaforax se sentait prêt à réaliser n’importe quoi.

— Merci, Dame Chalicorne, ces mots me font chaud au cœur.

— Ho, laisse tomber le « Dame Chalicorne ». Les pseudos, ça va bien deux minutes, et je ne t’ai donné le mien que parce que tu t’es présenté avec le tien. Ton vrai nom, c’est quoi ?

— Je ne préfère pas le donner. Je ne l’aime pas. Trop commun. Mais si tu préfères, « Zaf » me convient.

— Je comprends. Alors, appelle-moi Chal.

Le regard du jeune homme replongea dans les yeux sombres de la voyageuse. Et si cette demoiselle n’était pas humaine, si elle aussi était une sorte d’esprit envoyé là pour le guider ? Il n’avait jamais eu confirmation de la nature réelle de sa compagne. C’était une hypothèse crédible. Qui sur Terre s’habillerait avec des vêtements pareils ? Qui possédait à la fois des yeux aussi superbes, un sourire aussi désarmant, un corps aussi parfait, une peau aussi veloutée, une voix aussi douce…

— Zaf !

Le cri le sortit de sa rêverie.

— Je disais que tu dois régler ton télespriteur, on y va !

— Oh pardon.

Trente secondes plus tard, les deux jeunes gens quittaient le dix-neuvième siècle dans un tourbillon d’ombres ricanantes.

*    *    *

Une explosion secoua le bâtiment, jetant les deux voyageurs à terre sous le choc. Les oreilles sifflantes, étouffée par l’odeur de poussière et la chaleur, Chal se redressa et regarda par la fenêtre. La pièce était visiblement abandonnée depuis plusieurs années et la vitre était couverte de crasse ; néanmoins elle permettait de voir ce qui se passait en bas.

Dans une rue redessinée à la mode haussmannienne, une troupe passait. Toute de bleu azur, casquée, fusil à l’épaule, elle signait la Première Guerre mondiale.

Une autre déflagration retentit. Les murs vibrèrent, Pierre et Chaminièra maugréaient. Zaforax s’était jeté sous l’antique table – la même qu’ils avaient abandonné un siècle plus tôt, quelques instants auparavant – pour se protéger, et faisait signe à la jeune femme de le rejoindre. Il avait fait preuve d’une belle souplesse que Dame Chalicorne n’avait pas soupçonnée chez lui. Elle se serra sous le plateau.

Encore une bombe. Il faisait grand beau dehors et assez chaud, mais les éclairs lumineux faisaient danser les ombres dans la pièce. Les ombres… elle observa son environnement… là ! Derrière la cheminée, une tache plus sombre semblait lui sourire. Elle braqua le faisceau de son phare dessus, et la tache s’évanouit, remplacée par un rire sinistre qui remplit toute la pièce.

La bombe suivante fit trembler le bâtiment jusqu’aux fondations ; suite aux vibrations, des petits bouts de plâtre tombèrent du plafond. La jeune femme se recula encore un peu, elle buta contre le dos de son compagnon. Un dos solide et bien musclé, semblait-il, et ma foi fort réconfortant en cette période de bombardement. D’autant plus qu’ils ne pouvaient se terrer dans les caves, puisqu’ils étaient coincés dans cette pièce. S’il pouvait se rapprocher encore un peu plus… Elle secoua la tête, mais conserva cette idée dans un coin de son esprit.

L’explosion suivante fit voler en morceaux le clocher de l’église toute proche, l’un d’eux heurta le mur. Un doute saisit Chal.

— Zaf, tu te rappelles tes cours d’histoire ?

— Heu… vaguement. Pourquoi ?

— Ceux qui concernent l’histoire de la région.

— Là, je ne peux pas t’aider, je n’ai pas fait mes études dans le coin.

— Merde.

— C’est important ?

— Ça pourrait l’être. Cherche l’Adversaire, il doit se cacher dans les ombres.

— D’accord.

La jeune femme se concentra. Elle était persuadée que ce clocher était très ancien. L’avait-on rénové avant ou après la Première Guerre mondiale ? Dans les deux cas, ça datait de près de trois siècles, enfin trois siècles quand elle avait fait ses études, mais…

— Il est à la jointure de la cheminée et du plafond, murmura le jeune homme à l’oreille de sa compagne.

Elle pencha la tête, et vit l’Adversaire. Ombre parmi les ombres, il souriait, mais moins qu’avant. Il semblait fatigué, aussi. Elle ralluma son phare et le braqua vers la chose, qui esquiva à la dernière seconde. Le ricanement qui s’ensuivit était moins grinçant.

Elle se pencha vers le jeune homme. Dieu que ce garçon sentait bon, il était littéralement à croquer. Et elle n’imaginait pas penser un jour trouver qu’une barbe de trois jours était jolie. Contrairement à celle de son prof d’histoire de…

— Ça m’est revenu. Zaf, personne n’a bombardé cette ville pendant la Grande Guerre. Tout ce qu’on subit, là, ce ne sont que des illusions provoquées par l’Adversaire. Et je mets ma main à couper que tout ce qu’on a subi avant l’était aussi.

— Tu veux dire que c’est inoffensif ?

— Probablement. Et notre ordure de service semble fatiguer. Je ne peux pas régler mon télespriteur dans ce bazar, mais il devrait suffire d’attendre que ça se calme.

Il acquiesça. Mais probablement l’Adversaire avait entendu leur conversation, car le bombardement redoubla. Il était si dense qu’ils ne pouvaient même plus converser. D’ailleurs, comment la chose qu’ils combattaient avait-elle pu entendre leur discussion à travers les sifflements des obus et leurs explosions ? La jeune femme tentait de réfléchi à la situation, mais la fatigue, le vacarme, les vibrations et la chaleur qui se dégageait de Zaforax lui interdisaient de penser. Elle tint dix minutes dans ces conditions.

— Accroche-toi bien, on va se reposer un peu.

Elle dégoupilla la sphère noire qu’elle tenait dans sa main.

C’était douillet, rond et tiède ; le confort fait lieu. Il faisait chaud, mais pas torride, sombre, mais pas totalement noir, on y était à l’abri de toutes les mauvaises influences. C’était juste un peu étroit, les bulles d’isolement étant conçues pour accueillir confortablement une seule personne.

— Tout va bien ? demanda la jeune femme.

— Heu, je suppose, répondit son compagnon. C’est étrange comme sensation, mais douillet.

— C’est fait pour. « Reposez-vous partout, dans toutes les situations ». C’est leur devise, et on va l’appliquer.

Elle avait fini par comprendre comment ils étaient agencés au sein de leur petite sphère parfaitement privée. Elle se lova contre lui – un tel parfum devrait être interdit.

— On évitera de se marcher dessus, comme ça, lui dit-elle.

Il acquiesça d’un grognement.

— Ça dure longtemps, ton truc ?

Il y avait une lueur d’espoir dans sa question.

— On a le temps : douze heures, et il n’y a pas moyen de l’interrompre.

Ce qui était faux, mais il n’avait pas besoin de cette précision. De ce qu’elle ressentait, il était très heureux de la situation. C’était le moment ou jamais d’en profiter.

— On n’a pas besoin de se reposer tout de suite, lui susurra-t-elle.

*    *    *

Trois étoiles dans le ciel comme décor, c’est la première chose que vit Zaforax en se réveillant. C’était confortable. Tout était moelleux, c’en était purement incroyable. Était-il au paradis ? La sphère de matière inconnue à l’intérieur de laquelle il prenait appui était parfaitement douce, et tout juste un petit peu moins agréable que la poitrine nue de la jeune femme affalée sur son torse.

Une jeune femme nue ?!

Les souvenirs de la veille au soir lui revinrent à l’esprit, si l’on pouvait parler de « veille au soir » dans un tel environnement. Et ils n’étaient pas prêts de l’oublier. Il consulta sa montre, puis réveilla doucement Chal.

— Il nous reste moins de vingt minutes, on va pouvoir partir de cette guerre de merde.

Et donc, vingt minutes plus tard, rhabillés, ils réglaient leurs télespriteurs pour le saut suivant. Entretemps, la nuit était tombée, parfaitement noire. Les hautparleurs municipaux crachotaient les consignes de sécurité, en même temps que la date et l’heure. La jeune femme avait vu juste : l’Adversaire n’était plus visible nulle part, et tout était redevenu parfaitement calme.

Ensemble, ils avancèrent d’un siècle.

*    *    *

Le jour était revenu. La pièce était vide. Un vide très différent de l’abandon un siècle auparavant : c’était le vide très propre et lisse de l’appartement que l’on a refait pour pouvoir le vendre. Pierre semblait ravi qu’on l’ait repeint en blanc, mais Chaminièra boudait, car on avait bouché la cheminée. Son estimation du temps en était devenue encore plus mauvaise, si c’était possible.

Un homme et une femme erraient dans l’appartement : un visiteur, et l’agente immobilière qui lui louait les charmes du bâtiment d’une voix qui résonnait dans les pièces. Zaf ne put s’empêcher de ressentir une pointe de jalousie envers ces gens qui circulaient librement.

Quoi qu’il en soit, leur visite était productive, l’homme semblait trouver l’appartement tout à fait à son gout. Il rappelait quelqu’un à Zaforax, sans qu’il sache trop qui ?

— C’est bizarre, dit Chal.

— Quoi donc ? demanda le jeune homme.

Amusant. Maintenant qu’il y prêtait attention, les yeux du visiteur, très sombres, ressemblaient à ceux de sa compagne. L’effet l’intéressait beaucoup moins sur lui que sur elle.

— Tu vas gober des mouches à me fixer comme ça, pour commencer, répondit la voyageuse.

Mais sa voix ne portait plus l’énervement de leur rencontre.

— Ce que je voulais dire, continua-t-elle, impossible de trouver trace de l’Adversaire. Il n’a pas beaucoup d’endroits où se cacher, avec ce grand soleil dehors, et cet appartement vide et peint en blanc. Il ne devrait pas être difficile à débusquer, et pourtant…

— Peut-être qu’il a perdu notre trace ?

— J’en doute. Je soupçonne un coup fourré.

— À ce propos… pourquoi craint-il ta lumière, mais pas celle du soleil ?

— Je suppose que c’est une histoire de plan. La lumière naturelle vient du plan naturel, elle ne concerne pas réellement les esprits. Mais ce n’est pas le cas de ton laser et de mon phare.

— Étrange.

— C’est la moins mauvaise explication qui me vient à l’esprit.

Un grincement, lointain, mais audible, leur parvint aux oreilles. Aucun doute possible, c’était l’Adversaire qui ricanait. Pourquoi ? Où était-il ? Leurs derniers déboires, l’attaque au laser et son épuisement lors du bombardement pouvaient avoir affaibli sa forme physique. Si l’on pouvait parler ainsi dans le cas d’un esprit. Si c’était bien un esprit, ce qui restait encore à prouver.

Mais il restait une certaine forme d’Adversaire, quelque part, qui se gaussait d’eux. Ou peut-être se contentait-il de ricaner, essayant la pression psychologique, incapable de leur sortir la moindre illusion crédible ?

— Très bien, je vais vous le prendre, dit l’homme à l’agente immobilière. Je vous fais une proposition à… disons deux-cent-vingt-mille.

— Parfait. Je note ça, monsieur Martin.

— Tu vois, murmura Zaf à Chal, je t’avais dit que ce nom de famille était beaucoup trop courant.

— C’est amusant, répondit la jeune femme, parce que…

— Pouvez-vous me rappeler votre prénom, monsieur Martin ?

— Joseph-Hypolite. Avec un H, un Y et un I.

— J’ai compris ! s’exclama Zaforax en frappant sa main avec son poing. Je sais pourquoi ce type me faisait penser à quelqu’un : c’est mon arrière-grand-père, et il achète l’appartement qui me sera légué dans presque cent ans ! C’est amusant cette coïncidence, non Chal ?

La jeune femme n’était plus à ses côtés.

— Chal ?

La jeune femme était appuyée dans un coin de la pièce, les genoux tremblant tellement qu’elle tenait à peine debout, les yeux exorbités.

— Jo… Joseph-Hypolite… c’est impossible…

— Qu’est-ce qui se passe, Chal ?

— Ne t’approche pas !

— Mais…

— Quel est ton nom ? Vite, ton nom !

— Jules Martin. Je t’avais dit que…

La jeune femme grommela quelque chose d’incompréhensible, puis ses genoux lâchèrent. Elle coula lentement le long du mur. Zaforax s’approcha, mais elle l’arrêta d’un geste.

— C’est impossible, c’est un cauchemar, murmura-t-elle. Il n’y a qu’un moyen de le savoir. Courage.

Le jeune homme, interdit, se demandait ce qui se passait. Était-ce un nouveau coup de l’Adversaire ? Où était-il ? Nulle part en vue. Les deux autres humains étaient partis aussi.

Dame Chalicorne inspira longuement, puis dit d’une voix tremblante.

— Tu t’appelles Jules Martin, fils de Hubert-Alexandre Martin, et de Marie Martin, née Bernard.

Sa voix montait dans les aigus.

— Tu es né ici, et tes parents aussi.

Elle criait presque à présent.

— Dis-moi que j’ai raison. Non ! Dis-moi que j’ai tort !

Le jeune homme resta bouche bée.

— Heu… non. Tout est exact. Mais comment… ?

Chal s’effondra en larme. Zaf s’approcha pour la rassurer, la consoler, faire quelque chose, mais d’un geste elle lui intima de rester où il était.

— Je…, articula-t-elle entre deux sanglots, je suis Léa Martin. Le nom n’est pas une coïncidence. Je suis ta petite-fille. Je ne sais même pas comment c’est possible.

Le rire sardonique de l’Adversaire remplit la pièce.

— Ne vous inquiétez pas, vous allez comprendre, dit-il d’une voix d’outre-tombe. Quoique, peut-être que cela devrait vous inquiéter, en définitive…

*    *    *

« J’ai couché avec mon propre grand-père ».

Cette phrase tourbillonnait en boucle dans le cerveau essoré de Chal. Elle y pensait déjà en révélant la vérité à Zaf. Elle y pensait encore quand, longtemps après, il l’avait aidée à se relever, sans un mot. Elle y pensait toujours quand il avait réglé les télespriteurs pour le saut final. Elle avait essayé de ne pas y penser, en vain, quand il avait saisi sa main pour la téléportation – et elle n’avait réussi qu’à repenser ce à quoi cette main avait servi, et elle avait fondu en larmes de honte. Et voilà qu’ils étaient rentrés à l’époque de Zaforax et qu’elle y pensait toujours.

Un gros engin métallique occupait presque entièrement la pièce. Un amas de ferraille, de composants électromécaniques de récupération. Un miracle que son ancêtre ait pu lancer une telle découverte, un pan entier de la science moderne avec un tel bricolage.

La théorie scientifique de ses supérieurs, c’est qu’au moment de ramener Zaforax – dont vraisemblablement tout le monde ignorait la véritable identité à son époque – il devait repasser dans le monde réel. Elle devait rester dans le monde des esprits, et faire un dernier saut pour réintégrer à son tour le monde réel.

Ça, c’était la théorie. La pratique, légèrement différente, était que Zaf restait coincé dans le monde des esprits, et que l’Adversaire était nonchalamment affalé sur le fauteuil de skaï brun, dans la machine.

— Co… comment est-ce possible ? demanda le jeune homme. Pourquoi ça n’a pas fonctionné ?

— Parce que vous avez été présomptueux, humains. Vous êtes en mon pouvoir. Vous avez toujours été en mon pouvoir. Je fais de vous ce que je veux, littéralement. Y compris vous jeter dans les bras l’un de l’autre. Ce qui a été très facile en réalité, jeunes pervers.

— Mais ça peut créer des paradoxes ! On risque la fin du monde !

— Ça serait très intéressant à découvrir, non ? Qu’en pensez-vous, les tourtereaux, votre petite sauterie a-t-elle provoqué la fin du monde ?

— Non. C’est impossible ! Ce… tout ça n’est qu’un rêve. Un cauchemar !

— Tsss… non, mon petit, « ce n’est qu’un rêve » est la pire explication qui soit, ça signifierait que rien de ce qui vous est arrivé n’aurait de sens. Ne t’inquiète pas, tout ça est bien réel, et j’en ai encore en réserve.

Une idée germa dans le cerveau épuisé de la jeune femme. Et si… c’était impossible. Et pourtant si. Tout collait.

Elle se ressaisit, se redressa, une expression de joie mauvaise sur son visage.

— Tu as perdu, Adversaire, ou qui que tu sois réellement. J’ai compris ta petite combine. J’ai compris la véritable nature de l’Univers.

Son ton était assez assuré pour faire vaciller la confiance de l’entité, qui cessa de ricaner.

— Heu, moi j’aimerais bien comprendre, dit Zaf.

— Tout est logique, quand on y pense. Une question d’abord. Est-ce que quand je suis apparue, tu dirais que c’était « pile au bon moment » ?

— Oui, répondit le jeune homme après un instant d’hésitation.

— Et c’est une preuve de plus. Tout est cohérent. Si on peut appeler ça de la cohérence. Tu inventes seul un engin révolutionnaire à partir de rien. Notre adversaire est une entité sombre qui craint la lumière. J’apparais au moment opportun. Ta première supposition délirante sur un jeu de mots idiot nous a donné une vraie indication. On a obtenu la seconde date avec un journal qui n’avait rien à faire là. On tombe systématiquement sur des évènements invraisemblables. Tu vois le motif ou je continue ?

L’Adversaire ne ricanait plus du tout.

— Continue, s’il te plait.

— D’accord. Avec un transfert au hasard, on arrive exactement au moment où ton ancêtre achète ton futur appartement. On navigue dans un monde d’esprits qui ressemblent furieusement à des kamis, les dieux-esprits des histoires japonaises. D’ailleurs, je me retrouve à avoir un comportement de tsundere à ton encontre – la femme qui ne peut pas supporter le type et qui finit par l’adorer. Encore ? Est-ce que tu pourrais me dire en détail ce qu’on a fait dans la Bulle d’Isolement ?

Zaforax hésita, mais à sa grande surprise, fut incapable de répondre. Il était seulement capable de se rappeler que c’était inoubliable.

— Et c’est encore une preuve. Tout ça, Zaf, ce sont des clichés, des lieux communs, des poncifs réchauffés. Et tu veux le dernier clou dans le cercueil, la dernière preuve à ma démonstration ? Ces règles idiotes.

— Quelles règles ?

— On ne peut pas sortir de la pièce. On ne peut pas sauter de plus de cent ans dans le futur. L’Adversaire est sensible à la lumière, ou pas, ça dépend de la lumière. Toutes ces règles sans logique. C’est évident, Zaf : nous sommes des personnages, nous sommes les pions d’une nouvelle. Toi qui nous lis, c’est de la perversion et du voyeurisme, tu devrais avoir honte ! Heureusement, c’est fini.

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