L’homme se réveilla en sursaut et en sueur. Une idée ! Il avait une idée ! Il ignora les chiffres rouges de l’antique radio-réveil, qui affichaient trois heures trente-sept du matin, et se rua sur son ordinateur. L’opération était délicate, la très vieille machine devenait capricieuse en plus de mettre cinq bonnes minutes à démarrer. Au moins eut-il le temps de dégager la pile de linge sale (ou propre ? il ne savait plus) qui squattait l’unique chaise de son studio, et d’écraser un trop gros insecte non identifié qui gambadait sur la toile de verre jaunasse du mur.
Clac-clac-clac-clac-clac, le cliquètement frénétique de l’antique clavier résonnait dans la pièce, ponctué de temps à autre d’un juron sonore, lorsque l’une des touches, collée par des restes de soda premier prix se coinçaient en position basse et délivrait une ligne de caractères identique à la place d’une lettre isolée. Des coups de poing sur le mur du fond venaient souligner cette rythmique incongrue, cadeau du voisin réveillé par le vacarme – mais à travers les cloisons aussi fines que du papier, le moindre souffle devient un ouragan.
L’homme, lui, n’avait cure des protestations de son voisin. Il avait une idée. Il avait **l’**idée. Une qui, contrairement à d’habitude, résistait à son éveil sans se décomposer en un tas de n’importe quoi, au point qu’il se demandait s’il ne rêvait pas, justement. Alors, parce qu’enfin il pouvait inventer, qu’enfin il exauçait son rêve, il créait, couchant sur le papier virtuel des idées qui devenaient réalité.
Oh, ce n’étaient que des fragments, des images, une situation, une émotion fugace.
Pop ! Un personnage, paré pour diverses aventures !
Wooosh… un décor, inquiétant et accueillant à la perfection…
Oh ! Une palpitante péripétie prête à partir !
Un Dieu et un Dragon – il faut toujours des dieux et des dragons pour équilibrer un monde.
Et alors que l’aube amenait une lueur blafarde à travers les persiennes défoncées, tout ça commençait à s’assembler, à s’articuler. Des taches de situations devenaient des fresques épiques ; des pièces de personnages inoffensives se regroupaient en héros capables de changer le destin même de l’univers.
L’homme avalait une tranche de pain rassie lorsqu’un royaume s’effondra ; il but un café froid (passé, oublié, réchauffé, oublié de nouveau et plusieurs fois de suite) pendant la naissance d’un empire. Un plat de pâtes au sel escorta une bataille interstellaire de près d’un million de vaisseaux. Quatre coups de téléphone (deux de l’assurance chômage le pressant d’aller à son rendez-vous, un d’insulte d’une ex-compagne), accompagnèrent le dénouement tragique d’une histoire d’amour qui changea l’avenir de trois pays. L’homme chassa d’un geste distrait une souris qui grignotait le restant du pain industriel, il n’avait pas le temps de s’en occuper, car un adolescent découvrait sa haute lignée et ses pouvoirs surnaturels.
Tout son environnement lui hurlait à la face qu’il n’était qu’une merde, un moins que rien, incapable de subvenir à ses besoins. Mais l’homme créait, une gamberge comme un gigantesque doigt d’honneur à cette réalité sordide. L’homme créait, à l’origine de toutes choses, un Univers entier lui devait la vie – était-il Dieu ?
L’homme créait, et il était heureux.
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