Je connais Lucie depuis plus longtemps que n’importe qui, à l’exception de mes parents. Lucie, à l’origine, c’était la fille des voisins, née quelques jours avant moi. Puis elle est devenue une gamine adorable, ma meilleure amie, une superbe adolescente, et avant que je m’en rende compte, mon premier crush. Qui, à ma déception puis à mon soulagement, n’a rien donné : Lucie avait une passion dévorante et fusionnelle pour les vieilles histoires, les antiques contes, les textes d’horreur et de fiction. L’intégralité de l’univers – y compris parfois sa propre santé, sa famille et ses camarades – passait après ses bouquins, dont elle posséda très tôt une collection impressionnante.
Mais cela m’importait peu, parce que Lucie était une amie très chère – le genre de personne qui vous fait sentir comme dans un bon bain chaud par sa seule présence. En réalité, si j’avais picoré à droite et à gauche, j’avais surtout acquis la certitude qu’elle seule m’intéressait réellement, qu’avec elle seule nous pourrions partager nos vies. Une petite voix cynique susurrait parfois dans mon esprit que j’avais ma chance, car il semblait que j’étais l’unique personne qui semblait supporter plus de deux semaines sa passion débordante pour les vieux livres.
Nous étudiions donc dans la même ville lorsque, pour la première fois depuis toujours, je ne la croisai pas à l’université. C’était particulièrement étrange : Lucie adorait ses études d’archiviste ; et lorsque par malheur elle était si malade qu’elle ne pouvait pas assister aux cours, elle trouvait au moins la force de me prévenir. Je me rongeai les sangs toute la journée, au grand dam de mon binôme de travaux pratiques. Elle restait injoignable. Sitôt la journée finie, je me ruai chez elle. Sur le chemin, je réfléchissais aux dernières semaines : elle m’avait semblé plus distante, apathique peut-être, mais j’avais mis ça sur le compte de la fatigue et d’études prenantes. S’il y avait autre chose, j’aurais dû le constater, non ? Je la connaissais depuis toujours. Je l’aurais forcément remarqué.
Elle est chez elle – du moins il y a de la lumière, mais elle ne répond pas lorsque je sonne à l’interphone. Aucune importance, je possède un double de ses clés, j’ouvre en priant ne pas la déranger en galante compagnie, tout en sachant que c’est très improbable.
— Jacquemin ? C’est chouette que tu sois là !
Jacquemin, c’est moi, et je n’ai toujours pas pardonné mes parents. Quant à Lucie, elle se tient devant moi, habillée dans un vieux pyjama rose difforme qui ne parvient pas à l’enlaidir. Son expression, elle, ne ressemble en rien à ce que je lui connais, et dément formellement ses paroles.
— Je… Qu’est-ce que tu… Est-ce que tu veux boire quelque chose ?
Ça non plus n’est pas normal, pas plus que ses yeux rougis et son sourire forcé – d’ordinaire, elle me propose systématiquement et d’emblée une bière blonde. Je lui réponds en parcourant rapidement le studio du regard. Le clic-clac est ouvert, la couette en vrac. Elle a agencé un montage bizarre avec ses livres dans sa bibliothèque, mais je n’ai pas l’occasion de voir ça de plus près.
— Tiens, ta bière.
Elle ne l’a pas décapsulée ni n’a sorti son éternel limonadier bleu roi. Elle reste là, debout, devant le frigo mal refermé ; son regard embué alterne entre la porte d’entrée et moi.
— Tu ne prends rien ?
Elle fixe ses mains, comme si elle découvrait qu’effectivement elles sont vides, puis les cache derrière son dos.
— Non. Je n’ai pas soif.
— Comme tu veux.
Je décapsule ma canette. Elle reste là, debout, sans bouger, un sourire artificiel plaquer sur son visage. Elle se retient de pleurer. Je pousse la couette, m’assieds sur la banquette et lui fais signe d’en faire autant ; elle hésite et se retrouve à mes côtés. Je réfléchis à comment aborder le problème, mais Lucie me devance :
— Pourquoi tu es passé me voir ?
— Je m’inquiétais, tu n’es pas venue en cours et tu n’as pas répondu à mes messages.
— Il ne fallait pas. Je vais très bien.
— Lucie…
— Je t’assure. Ça ne servait à rien que tu te déplaces, je n’en vaux pas la peine. Tu n’aurais pas dû.
— Hein ? Mais bien sûr que si ! D’où est-ce que tu sors une idée pareille ?
Elle regarde vers sa bibliothèque, comme si elle y cherchait le réconfort, ou une réponse à une question, ou une confirmation.
— Jacquemin… Qu’est-ce qui t’effraie le plus ?
Qu’elle disparaisse de ma vie, qu’elle soit malheureuse – mais je ne peux pas lui répliquer ça. Je baragouine un truc incompréhensible pour me donner le temps de réfléchir alors qu’elle se laisse tomber en arrière. Allongée sur le dos sur le clic-clac déplié, je la sens farfouiner sous la couette.
Elle se redresse d’un coup, d’un mouvement que je pensais impossible, et me serre dans ses bras. Elle tremble. Elle m’étreint avec force, une pression dont je ne la savais pas capable et qui n’arrive pas à être désagréable. Je ne vois pas son visage, mais je ressens son souffle tiède et mentholé contre ma joue et mon oreille, son visage doit frôler le mien.
— J’ai peur, Jacquemin. Je suis terrorisée.
Je saisis sa main – la gauche – et tente de la rassurer par mon attitude, aucun mot ne me vient.
— Parce qu’ils savent, ils ordonnent, et je ne suis pas digne. Je suis bonne à rien, mais ils ne veulent rien savoir, alors il me reste une solution.
Que… quoi ? Qu’est-ce qu’elle raconte ? Ça n’a aucun sens, mais ça pue la merde comme discours. Je n’ai pas le temps de réagir, je sens son bras droit qui me libère ; dans un murmure tremblotant, elle me susurre :
— Pardon.
La douleur flashe comme un éclair et disparait. J’aurais dû crier – peut-être que je hurle sans m’en rendre compte ? Non.
Le sang coule, chaud, moite et poisseux, et c’est le mien. Il n’est pas à sa place, normalement, il est dehors, là il est dedans. Je sais que cette réflexion n’est pas logique, mais je la fais quand même.
À mes côtés, Lucie pleure.
Je devrais hurler, mais ça attirerait les voisins, qui attireraient des ennuis à Lucie. Et elle disparaitrait. Je ne veux pas qu’elle disparaisse. C’est ça qui m’effraie le plus. Je n’ai plus la force de crier.
Lucie pleure à côté de moi.
J’ai froid.
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