Lucie. C’est ainsi que m’appelle la race de singes nus qui hante cette planète, et c’était le premier indice vers la sublime et terrifiante vérité, car ce prénom qui m’a été donné signifie « Lumière », et c’est précisément pour apporter cette lumière aux Voyageurs que j’ai été incarnée ici.
Dès que les capacités de raisonnement de mon corps d’emprunt permirent à mon âme de s’épanouir, j’acquis la conviction que je n’appartenais pas et que je ne pouvais en aucune façon appartenir réellement à cette race abjecte, suicidaire et illogique qui prétend gouverner ce monde au point d’être persuadée en maitriser les éléments. Mais qui étais-je en vérité ? Impossible de m’en souvenir, impossible de le savoir sans indices extérieurs ; seule restait les premières années une certitude profondément enracinée que je ne pouvais pas faire partie d’un peuple autant dément et autodestructeur, et chaque nouvelle, lointaine ou proche, que j’apprenais de partout sur le globe, chaque rencontre d’une autre personne, quel que fût son âge ancrait un peu plus mon assurance. Il fallait que je comprenne qui j’étais réellement, la raison de ma présence sur une planète aussi désastreuse, et ce alors que je ne savais pas si mon amnésie à ce sujet était un effet indésirable de mon transfert ou un comportement normal qui allait évoluer spontanément dans le bon sens.
Alors je me suis renseignée ; dès que j’ai pu déchiffrer les écrits primitifs utilisés ici, je me suis plongée dans tous les textes qui pourraient m’indiquer qui je suis, quelle est mon authentique nature, pourquoi j’ai été envoyée sur cet astre et quelle aide je pourrais trouver. Ce fut un travail de longue haleine, les primates gonflés d’orgueil qui pullulent dans le coin ne s’intéressent qu’a leurs nombrils ; mais je tins bons et, indice après indice, détail après détail, je grattais la croute du mensonge et arrivai enfin à la cicatrice de la vérité. Les Voyageurs, un peuple très ancien et respectable a vu leur planète éjectée de son système suite à un cataclysme cosmique, et bien que leur prévoyance légendaire leur ait permis de survivre à une pareille odyssée, ils ne peuvent plus prospérer tant qu’ils sont prisonniers d’un monde privé de son étoile. Or, le présent caillou pourrait leur fournir une terre d’accueil correcte, en réalité l’unique accessible avant plusieurs siècles, à condition d’être débarrassée des nuisibles prétentieux qui en anéantissent le biome chaque jour.
Et c’est là que j’interviens : je suis l’Élue, celle envoyée en amont des Voyageurs pour leur apporter la Lumière dont ils ont été dépossédés depuis si longtemps, depuis trop longtemps, et qui pourtant leur revient de mérite sinon de droit et en tous cas bien plus qu’aux tarés autodestructeurs qui vivent ici, peut-être le seul peuple prétendument intelligent de l’univers dont l’obsession ultime de chaque génération est de faire pire que la précédente. Mais je m’égare, ainsi, ma mission est d’éliminer purement et simplement (quoique le « simplement » soit plus facile à dire qu’à faire) ces parasites pour laisser une planète propre et nette à ma véritable nation. Je savais d’instinct et de logique qu’ils ne m’auraient pas dépêchée isolée, sans aide ni outils pour parvenir à mes fins, les Voyageurs sont beaucoup trop sagaces et prévenants pour faire une telle erreur ; mon devoir suivant a donc été de rechercher cette aide et ou ces outils, tout en maintenant un comportement quotidien crédible pour une jeune fille censément de mon âge afin de ne pas griller ma couverture.
Comme je m’en doutais, ceux qui m’avaient envoyé ici m’avaient laissé divers indices subtils à travers des textes de diverses anciennetés ; j’acquis enfin la certitude que je devais travailler seule, sans doute parce que transférer une âme est un processus long, complexe et couteux tant en énergie qu’en ressources, mais je n’étais pas privée de moyens d’actions, bien au contraire : les Voyageurs m’avaient légué un rituel occulte qui me rendrait omnisciente, omnipotente et invulnérable, du moins dans les limites de cette planète, me permettant ainsi de mener mon projet à bien. J’étudiai donc cette cérémonie dans les moindres détails, pour ne rien laisser au hasard et apprêter ma mission au mieux, d’autant que je n’aurais pas de seconde chance et que les humains avaient réussi à théoriser, sinon détecter réellement, la présence de l’astre des Voyageurs dans leur espace intersidéral proche. J’affirme avec fierté que la préparation du rite fut aisée et que jamais l’un de ces singes stupides ne se douta de quoi que ce soit sans même que j’aie besoin de prendre des précautions extrêmes. Disposer les runes mystiques se révéla d’une simplicité enfantine, dresser l’autel consacré ne posa aucune difficulté d’aucune sorte, réaliser le poignard sacré demanda un peu de travail, mais sans contrariété particulière. Restai le problème du sang, car le rituel exige le sang d’un représentant de l’espèce sur laquelle on désire qu’il agisse, et pour une raison qui m’échappe encore, ceux qui s’appellent eux-mêmes « humains » sont très tatillons sur cette question et préfèrent que ce liquide ne se répande pas de son enveloppe naturelle.
La source la plus évidente que j’avais à ma disposition était un être nommé « Jacquemin », l’un des seuls, sinon l’unique humain presque sympathique que j’ai croisé dans tout mon séjour ici-bas, sans doute parce qu’il s’était lié à moi sans que j’en saisisse bien la cause, mais je ne m’en suis jamais plaint, puisqu’il m’a toujours été très pratique. C’est là que je dois confesser une faiblesse : j’ai du m’attacher à cet être bien plus que de raison, car arrivé le moment de prélever son sang (et il me parait important, pour bien comprendre la suite, de signaler que la quantité nécessaire ne laisse aucune chance de survie au donateur) je me surpris à douter. Je passai un weekend atroce, un lundi intégralement composé de questionnements et de peur : est-ce que j’avais bien tout prévu, est-ce que tous mes raisonnements étaient exacts ? Si oui, ce serait le début de ma gloire et de celle de tout mon peuple, mais si non, si jamais je me trompais sur le moindre élément, sur le plus minuscule détail, si jamais je n’étais pas véritablement une envoyée des Voyageurs, alors j’assassinerais une personne que je me découvris envisager comme un ami. Peut-être mon seul et unique proche, en vérité, mais à la réflexion je ne l’avais jamais réellement considéré comme tel bien que je m’appliquai à lui faire croire le contraire. Lui en tous cas s’était attaché à moi au point qu’il essaya de me joindre toute la journée, mais je ne pouvais pas lui faire part de mes doutes, il n’aurait jamais appréhendé, son intellect n’était pas calibré pour de telles révélations, même si je dois admettre qu’il était plutôt intelligent pour sa race. Et finalement il vint ici de lui-même, sans m’aviser, en réalité s’il m’avait prévenu toute la journée, mais je ne désirais pas le comprendre, et alors il était là, chez moi, devant moi, et je me suis sentie encore plus faible, plus fragile et plus indigne que jamais, et alors il m’a rassurée, pendant un instant j’ai même souhaité qu’il parte, je me suis dit que je trouverais un autre humain, un spécimen lambda dans la rue, mais le rituel était plus compliqué si je ne connaissais pas le donateur, alors j’avais besoin de lui, mais en même temps je ne désirais pas que ce soit lui, mes sentiments s’étaient tous mélangés et contradictoires comme ce mot bizarre qui veut dire rouge et vert à la fois ou celui qui indique qu’on invite et qu’on est invité et alors il a parlé, et j’ai su que les Voyageurs savaient et m’avaient ordonné de faire ce que j’avais à faire et que même si j’étais frêle et indigne et qu’il était ce que j’avais le plus proche d’un ami je devais le prélever.
Alors, il a saigné, et il n’a pas crié. C’est étrange. Il aurait dû crier, non ?
J’ai peur.
J’ai suivi le rituel, j’ai tracé les runes sacrées avec le sang, me suis débarrassée des accessoires de ce monde et peint les motifs occultes sur ma chair. Les forces cosmiques se concentrent, pendant ce temps j’écris cette lettre parce que j’ai peur, je suis terrifiée, parce que malgré toute ma préparation, malgré toutes mes lectures, il me reste cette infime parcelle de doute quant à la réalité des Voyageurs, même si ce n’est très probablement qu’un effet de bord de mon corps sur mon âme ; j’ai peur d’avoir commis une erreur et que le rituel ne se déroule pas exactement comme prévu et que les Voyageurs ne puissent pas recevoir la Terre Promise qui leur est due par ma faute ; j’ai peur parce que l’étape finale du rituel qui doit me donner des pouvoirs quasi divins, c’est de me planter le poignard sacré directement dans le cœur, ce qui rendrait fatale la moindre microscopique imprécision. C’est pour tout cela que, au cas où quelque chose n’irait pas à la perfection, et je vous prie, ô Voyageurs et tous les dieux de toutes les religions que ce ne soit pas le cas, c’est pour tout cela que, juste avant de passer à l’acte, je couche par écrit mon témoignage.
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