Les deux adolescents progressaient dans la nuit silencieuse au sein des couloirs déserts de l’école abandonnée. Ils connaissaient bien, ou croyaient bien connaitre les lieux, pour y avoir passé cinq ans, avant que le bâtiment ne soit laissé à l’abandon. Mais l’obscurité, trois ans d’attaque du temps et de visites impromptues un un manque total d’entretien avait altéré les lieux, bien plus qu’ils ne l’auraient imaginé. Tout était plus petit, plus sale, plus dégradé que dans leurs souvenirs ; l’odeur tenace de poussière, de renfermé et de plâtre humide, trop éloignée de celle de leurs souvenirs, complétait la sensation d’étrange. Le plic-ploc de la pluie perçant les gouttières et crevant les plafonds, lui, n’avait pas tellement changé.
Mina saisit la main de Nic, ce qui ne le rassura pas. Il était sûr que ce couloir ne tournait pas ici, pas comme ça. Ou peut-être n’était-ce qu’un jeu d’ombre ?
— On est bientôt arrivés, murmura l’adolescente. Attention à la flaque.
Trop tard.
Nic devrait continuer l’aventure avec une basket et une chaussette trempés. Il maugréa quelque chose, mais se fit chuter par sa compagne. Pourquoi avait-il accepté l’idée stupide de faire le mur et de l’accompagner en pleine nuit dans leur ancienne école ?
Ah oui, parce qu’elle était sa meilleure amie, et qu’elle lui avait promis de lui montrer quelque chose d’extraordinaire. Et qu’elle tenait ses promesses. Mais ça avait intérêt à être passionnant, parce pour l’instant, tout ce qu’il voyait, c’était principalement du noir, des ombres, et de vagues formes indistinctes – elle avait interdit l’usage d’éclairages additionnels.
Que pouvait-elle avoir trouvé entre ces murs abandonnés ? Elle avait prétendu qu’il adorerait sa surprise, mais il ne pouvait rien y avoir. Peut-être n’était-ce qu’un test de courage ?
— Voilà. Fais bien comme moi.
Nic sorti de ses pensées et regarda autour de lui. La faible lueur orangée d’un lampadaire éclairait une série de sanitaires. Une porte d’un cabinet grinçait doucement en se balançant sur son seul gond restant. Un rat, perché sur un urinoir, fixa les deux adolescents un instant avant de s’enfuir on ne sait où. Seuls les savons rotatifs jaunes étaient bien conservés.
— Avant tout, il faut nous purifier, murmura Mina. Fais bien comme moi.
D’accord, cette histoire devenait de plus en plus bizarre. Nic haussa les épaules : suivre les instructions de son amie serait le moyen le plus rapide d’avoir la fin de cette histoire. Les robinets délabrés leur fournirent une eau pure et glaciale avec laquelle ils se lavèrent les mains et se rincèrent la bouche.
Ils s’arrêtèrent juste après le coin suivant du couloir. Devant eux, une ligne d’antique peinture phosphorescente barrait le sol, grimpait le long des murs et courait au plafond, comme des milliers de minuscules lucioles qui dessineraient une porte à travers le couloir. Mina s’arrêta et se retourna vers Nic :
— Tu dois retenir ta respiration en passant le seuil, et surtout ne pas marcher dessus.
Elle se retourna, sauta à pieds joints par-dessus la ligne luminescente, et avec un grand sourire, lui fit signe de la suivre. L’adolescent n’était pas sûr que le petit bond fut indispensable, mais il ne risquait rien à l’imiter.
Quelque chose ronflait, pas très loin. Une respiration lente, puissante, avec un petit quelque chose d’inexplicablement rassurant. Et Nic avait besoin d’être rassuré, parce qu’à présent il était tout certain de ne plus être dans leur ancienne école. Elle n’avait jamais eu de plancher au sol. Les salles de classe n’avaient pas de portes coulissantes. Les murs du couloir n’étaient pas décorés de guirlandes d’animaux en origami.
Néanmoins, il était dans une école primaire. Le petit panneau qui indiquait « CM2 » au-dessus de la porte la plus proche n’était que l’un des nombreux indices ; ainsi que les rangées de portemanteaux à hauteur d’enfants.
Mina lui saisit de nouveau la main et le tira dans le couloir. Elle ouvrit la seconde porte à droite dans un raclement de délabré.
La lumière d’une pleine lune se déversait dans la salle de classe par les grandes baies vitrées poussiéreuses. On avait entassé les pupitres en tas à l’équilibre précaire sous le vieux tableau noir près de l’entrée.
Mina lâcha son ami et se rua vers l’autre bout de la salle, vers… Nic n’en croyait pas ses yeux. Allongé en travers de la classe, la tête nonchalamment posée sur une armoire renversée, l’œil entrouvert de celui qui peine à se réveiller, il y avait là un chien gigantesque. Un chien, ou un loup ? Ou un renard peut-être, ou… il n’en était pas sûr, l’être changeait sans cesse de forme et de couleur, ou peut-être était-ce une illusion ? Quoique ce fut exactement, cela conservait la forme et la couleur d’un canidé.
— N’aie pas peur, approche ! lui dit Mina.
Facile à dire. L’être était si grand qu’il touchait les deux extrémités de la pièce en même temps. Nic se rendait compte que l’animal ne pouvait pas rentrer ou sortir de cette pièce autrement que par magie. Qu’était-ce que cette chose ? Était-elle dangereuse ? Peut-être, mais voir son amie lui grattouiller le ventre dans une expression de pure félicité convainquit Nic de faire un pas en avant.
— N’aie pas peur. Tu me connais.
C’était un grondement puissant, inhumain, qui lui fit vibrer les tripes, mais c’était aussi une voix, une voix familière dont il ne se rappelait plus l’origine.
L’adolescente se leva, attrapa son ami et tous deux ils tombèrent dans la fourrure drue de l’animal géant. Nic se l’était imaginée rêche, elle était d’une douceur incroyable. Une douce chaleur l’envahit alors qu’il se laissait couler dans le pelage qui se soulevait au rythme d’une lente respiration. Il se retrouvait dans un cocon soyeux qui sentait…
— Tous-les-chiens ?
— C’est bien moi.
— … tu n’étais pas notre ami imaginaire ?
L’animal sourit, dévoilant une longue rangée de dents blanches et pointues.
— Non. La preuve.
— Je…
— Oh, tais-toi et profite ê ! dit Mina qui s’affala un peu plus contre le ventre de Tous-les-chiens. Si tu ne crois pas en lui, il risque de partir pour de bon.
Nic réfléchit quelques instants. L’animal le gratifia d’une léchouille géante affectueuse. L’adolescent rit.
— T’as raison, Mina.
Alors il se lova aux côtés de son amie, contre les flancs douillets de l’animal ; et reprenant une vieille habitude un temps oubliée, ils discutèrent, encore et encore, refaisant le monde.
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