Une plaque discrète gravée « Refuge pour mots oubliés » indiquait à Lucie qu’elle était arrivée à destination. Un grand homme émacié, à la moustache drue et blanche, habillé d’un costume trois-pièces hors d’âge lui ouvrit.
— Bonjour et bienvenue, mademoiselle Mahali. Je suis très heureux de savoir que votre gazette s’intéresse à notre institution. Permettez-moi de m’introduire moi-même : je suis Jean-Luc Trémière, président de la Société Protectrice des Mots Anciens qui gère ce refuge, et votre serviteur pour cette visite.
— Mademoiselle, et enchantée.
Je ne sais pas à quoi je m’attendais quand la rédaction du journal m’avait confié ce reportage. Quelque part au fond de moi, j’avais imaginé un grand bâtiment perdu au fond de la banlieue, accessible uniquement en voiture, avec un petit bâtiment d’accueil, de grandes cages et divers enclos, à la manière des refuges pour animaux. Le lieu où je me trouvais à présent n’avait rien à voir. C’était un ancien appartement – ou plus exactement, un ensemble d’anciens appartements reliés entre eux, appris-je plus tard – en plein cœur du centre-ville, et dont chaque pièce était remplie d’autant d’étagères que possibles. La seule exception était un minuscule bureau-cuisine à l’entrée, dans laquelle nous nous installâmes pour l’entretien.
— Le refuge pour mots oubliés est une institution dont la mission est de recueillir les mots anciens, oubliés ou dont l’utilisation se perd, et de leur offrir une vie confortable. Nous militons aussi pour la sauvegarde de ces mots, et leur utilisation au quotidien pour éviter qu’ils ne disparaissent. En ce sens, nous encourageons tout un chacun à adopter l’un de nos mots : c’est très facile et ne nécessite aucune compétence particulière ni aucuns frais d’entretien.
L’homme me présenta son association plus en détail, son fonctionnement, ses missions, son organisation.
— Vous m’avez parlé de mécènes, pouvez-vous m’en dire plus ?
— Les principaux sont les éditeurs de dictionnaires, les auteurs et les traducteurs.
— J’imagine que l’Académie Française est l’un de vos principaux partenaires ?
— Oui et non. Nombre de leurs membres sont bienfaiteurs chez nous, mais en tant qu’institution, son seul apport à l’association est de répertorier l’intégralité de nos pensionnaires.
— D’accord. Vous avez parlé d’auteurs…
— Oui, nous travaillons principalement avec les écrivains et romanciers, en plus des éditeurs d’encyclopédies. Dans le monde de la bande dessinée, Hergé a beaucoup travaillé avec nous. Plus récemment, la mode de la littérature historique et pseudohistorique, type médiéval fantastique, a été une aubaine pour nous.
— Ah bon ?
— Oui, beaucoup d’auteurs, qu’ils soient francophones ou étrangers, sont à la recherche de termes surannés pour donner l’illusion un peu vaine que leur récit se situe dans un ancien temps. Nous travaillons avec eux pour adapter leur vocabulaire à la période historique visée. Et bien entendues, ces personnes sont de grandes adoptantes de nos petits pensionnaires.
L’entretien se poursuivit ainsi pendant une petite heure, après quoi nous visitâmes les installations.
La première salle avait été un grand séjour, avant que l’on ne l’emplisse d’une quantité ahurissante d’étagères qui couraient du sol au plafond et entre lesquelles je passais tout juste. Un écriteau à l’entrée indiquait : « mots communs ».
— Nous conservons ici les mots les plus communs et les plus susceptibles d’être adoptés à brève échéance, m’indiqua mon hôte. Ce sont aussi nos pensionnaires les plus calmes et faciles à vivre.
Le plancher grinçait sous mes pas tandis que j’inspectai le contenu des étagères. À ma surprise, elles ne contenaient pas de livres, mais de petites boites en bois avec une façade de verre, et dont le sol était recouvert de papier. Une odeur d’encre flottait dans l’air.
— De longues années de pratiques nous ont conduits à créer ces… motvariums, oserais-je dire. Ils sont la solution idéale pour conserver nos pensionnaires dans le plus grand confort et de manière efficace. Nous pouvons mettre une poignée de mots par boite, selon leurs affinités. N’hésitez pas, approchez et observez.
J’obéis. La lumière jaunasse des antiques ampoules fournissait un mauvais éclairage, et je me retrouvai le nez collé à une vitre. Dans la caissette, deux mots : un long septentrion lové dans un coin, et un ponant boudeur qui déambulait de long en large.
— Ces deux-là sont toujours vexés que les autres points cardinaux n’aient pas subi leur sort, dit M. Trémière avec un sourire.
Je parcourus quelques autres des boites. Un ancillaire renfrogné me jeta un regard suspicieux. Il y avait là des centaines et des centaines de termes, soigneusement rangés selon une logique totalement absconse aux yeux profanes.
Ensuite nous visitâmes les autres salles, chacune était dédiée à un type particulier de mots.
Une grande pièce accueillait les termes scientifiques éliminés par les affres du progrès et de l’anglicisation de la science, où je vis une boraginée se chamailler avec une longue et maigre blépharophtalmie.
Une petite salle, à peine un placard, hébergeait les anciens anglicismes. Le doping fut très heureux de constater que je m’intéressais à lui, et fut fort peiné de voir que je m’en allais.
Et bien d’autres salles encore…
Les deux dernières pièces étaient les plus étranges de toutes.
L’une était pourvue d’une porte épaisse, fermée avec de lourds verrous. L’écriteau indiquait : « Gros mots et Insultes », et en dessous, à l’encre rouge : « Danger. Âmes sensibles s’abstenir. ».
— Bien sûr que je veux visiter cette pièce aussi, répondis-je à la question de mon hôte.
L’organisation était sensiblement différente : les boites étaient plus grosses, en métal et leur paroi transparente renforcée.
— Georges Brassens est venu une fois ici, et a embarqué plus d’une dizaine de nos pensionnaires d’un seul coup, pour une chanson, dit M. Trémière avec un soupçon de fierté dans la voix.
Je m’approchai des étagères. Sur l’une d’elles, deux énormes jarnidieu et jarincoton jouaient aux cartes avec un cornegidouille et un ventrebleu. Un peu plus loin, un sapristi entretenait une musculature impressionnante, tandis qu’un diantre frappait dans un tout petit sac de sable.
— Étonnant, laissais-je échapper.
— Les mots de cette salle sont assez chahuteurs. Ils vivent assez mal d’avoir été remplacés par des termes encore plus grossiers et d’être souvent relégués au rang de blague ou de ressort comique.
La dernière salle, parfaitement silencieuse, était munie d’une porte capitonnée. Immenses, ses rares fenêtres étaient occultées par de lourds rideaux de velours rouge, un héritage de l’ancien usage de l’appartement. L’écriteau à l’entrée disait : « Mots très anciens. Silence et respect ».
— C’est là que nous accueillons nos pensionnaires les plus anciens et les plus fragiles, murmura mon hôte. Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour les maintenir en vie, mais j’ai bien peur que nous ne retardions que l’inévitable. Vous pouvez approcher, mais évitez la lumière directe.
Je m’exécutai. Les caissettes étaient plus spacieuses, plus confortables, si l’on peut appliquer une notion de confort à une boite en carton et papier.
La première que je vis était couverte d’illustration de jeune fille tout habillée de rouge, d’une vieille dame et d’un loup. « Le petit chaperon rouge » ? Dans un coin, choir rêvassait.
— Tire la bobinette, et la chevillette cherra, murmurais-je. Bien sûr.
Une autre boite abritait deux tout petits mots : hui et huis. Le premier semblait très vieux, tout ridé et ratatiné dans son coin.
Une troisième me semblait vide la première fois que je la regardai ; ce ne fut que sur l’indication de M. Trémière que j’y aperçus, immobile dans un coin, figé comme une locution, un fur à l’air absent.
Le temps vint de terminer ma visite.
— La Société Protectrice des Mots Anciens a-t-elle un dernier message à transmettre à nos lecteurs, monsieur ?
— Oui, celui-ci : n’ayez pas peur des mots anciens. Ils vous aiment. Adoptez-les, ils sont faciles à vivre et vous rendront beaucoup de bonheur. Tout ce que vous avez à faire, c’est de passer ici, d’en choisir un, et de l’utiliser au moins une fois par mois. Et vous, quel mot adopterez-vous ?
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