Madame Mazherbes claqua deux fois dans ses mains et exigea le silence. Les dix-sept élèves obéirent à leur professeur avec toute la mollesse qui caractérise l’adolescence, et le cours put enfin commencer.
Ça n’était pas un cours ordinaire d’une école ordinaire, non. Madame Mazherbes enseignait la Prononciation des Sortilèges à l’École Supérieure Nationale d’Arts Magiques et de Sorcellerie – l’ESNAMS pour les intimes ; une école qui avait ceci de particulier que d’une elle ne formait que de futurs sorciers, sorcières et autres pratiquants de la magie, et de deux qu’elle était la seule de son genre dans tout le pays. Le cours de prononciation des sortilèges n’était pas le plus apprécié des élèves, loin de là, malgré tous les efforts de madame Mazherbes pour transmettre sa passion à ses élèves et les posters de Bobby Lapointe qui décoraient la salle de classe.
La femme considéra l’assemblée qui s’avachissait devant elle. L’hiver s’était bien installé, et trois longs mois d’exercices théoriques avaient lessivé tout restant de motivation des collégiens à ce sujet. Le temps était venu d’introduire un peu de concret et d’action dans ces cours.
— Prenez vos affaires et vos blousons. Nous sortons.
La clameur qui s’éleva oscillait entre l’excitation intriguée de découvrir quelque chose de neuf dans ce cours rébarbatif, et l’épuisement devant le nécessaire effort pour sortir de la salle.
Cinq minutes plus tard, la troupe se tenait devant « la grande porte », à l’extrémité du couloir à l’autre bout du bâtiment principal.
Ce que l’on appelait « la grande porte » dans cet établissement n’était pas une porte au sens commun. Un encadrement ouvragé de chêne massif bordait une large surface opalescente, souple et tiède au toucher, assez haute et large pour que deux personnes passent de front. La professeur s’approcha d’une console située sur le côté de l’installation, modifia quelques réglages et appliqua son sceau sur le support prévu à cet effet. La calligraphie de l’écriteau qui surplombait la porte se tortilla pour inscrire « Terrains d’essai hivernaux », tandis que la surface s’estompa comme une brume se dissipe.
Au-delà du couloir, une immense plaine glacée, saupoudrée de neige, parsemée de rares touffes d’herbes, de mousses et d’arbrisseaux épars. Madame Mazherbes compta dix-sept élèves et les rejoignit de l’autre côté.
— Qu’est-ce qu’on fait ici m’dame ? Il fait froid !
— Patience.
Elle claqua deux fois dans ses mains.
— Mes chers élèves, voici le moment de vous démontrer par la pratique l’utilité des cours de prononciation de sortilèges. D’abord quelques exercices. Enzo, un virelangue, s’il te plait ?
— Les chaussettes de l’archiduchesse sont-elles sèches, archisèches ?
— Pas très originale, mais belle réalisation. Léa ?
— Un chasseur sachant chasser sans son chien, ça se chasse aussi, sachez-le !
— Bel effort. Chloé ?
— Ces seize chaises sèchent.
— Un peu lent, mais ça passe. Thomas ?
— Dinant d’amibes amidonnées
Mais même amidonnée l’amibe
Même l’amibe malhabile
Emmiellée dans la bile humide
L’amibe, ami, mine le bide…
— Oh, du Bobby. Très bien, Thomas !
— Fayot.
— Emma, on respecte ses camarades ! Prouve-nous que tu sais faire mieux au lieu de faire ta maligne.
— Un généreux déjeuner régénèrerait des généraux dénégérés… merde !
— Votre langage, jeune fille ! Néanmoins l’erreur d’Emma est un parfait exemple de ce que je voulais vous montrer aujourd’hui. Vous avez sans doute l’impression que mes cours de prononciation ne servent à rien.
Il y eut de molles protestations.
— Ne niez pas, j’en suis tout à fait consciente, et je pensais comme vous à votre âge. Mais imaginez-vous à devoir incanter un sortilège dans une situation stressante, dans des conditions climatiques défavorables – par grand froid comme ici. Si vous n’êtes pas parfaitement entrainés, il va vous arrive la même chose qu’Emma tout à l’heure : votre langue va fourcher.
— Mais c’est pas grave, m’dame, il suffit de recommencer.
— Non, et pour deux raisons. Quelqu’un peut-il me les donner ?
Une bise glaciale souleva quelques flocons.
— Je vois… la première, c’est que prononcer un mauvais sortilège peut avoir des conséquences imprévisibles et indésirables. Par exemple, vous êtes en mission au service de l’État, et vous devez vous défendre contre un monstre. Vous souhaitez lui lancer une boule de feu.
Un projectile enflammé jaillit de la main de la professeur, passa par-dessus les élèves et s’écrasa contre une touffe d’herbe. Un lapin détala.
— Mais sous le stress – le monstre est vraiment hideux – vous bafouillez, et vous prononcez poule de feu, le résultat n’est plus du tout le même !
En ponctuation de ses paroles, un volatile ardent apparu, caqueta d’un air surpris, puis se mit en quête de pitance.
— C’est là le premier problème, et rarement le plus grave.
— M’dame, ça marche avec d’autres poules ?
— Pardon Léa ?
— Oui, si on essaie de faire des boules de neige, ou des boules de cristal, ça peut faire des poulets aussi ?
— Oui, bien sûr. Retenez bien que, quelle que soit votre intention, ce sont vos mots qui vont dicter le sort. Regardez.
Deux nouvelles gallinacées apparurent, l’une blanche comme la neige – et pour cause –, l’autre tout à fait transparente.
— Mon oncle en a une comme ça, fit Camille en désignant la dernière apparue. Il dit qu’il peut lire le futur de la production de sa ferme en regardant dedans.
— Exact, il arrive que l’on trouve une utilité aux sortilèges lancés par mégarde. C’est une forme de sérendipité.
Les poules de feu et de neige, intriguées l’une par l’autre, s’annihilèrent mutuellement dans un bruit sourd et un nuage de vapeur.
— Retournons au cours. Quelqu’un peut-il me donner le second problème des erreurs de prononciation ? Personne ? Bien, reculez tous un peu, et imaginez ceci…
Madame Mazherbes décrit la plaine avec un grand geste circulaire.
— Devant vous se tient un ennemi puissant, là encore vous voulez lui lancer un sort de boule de feu, mais sous le coup du stress vous bafouillez, et prononcez foule de bœufs.
Il y eut un grand nuage de fumée, et un troupeau entier de bovins se matérialisa dans la prairie glacée.
— Vous savez que l’énergie dépensée pour lancer un sortilège dépend directement de la taille de ce que vous invoquez, en première approximation. Ce genre d’erreur peut vous faire consommer toute votre énergie d’un coup. Vous pourriez même perdre connaissance dans des situations critiques !
Elle calqua des doigts, et les bovidés disparurent.
— Très bien. Vous m’avez comprise ? Passons aux travaux pratiques. Tout le monde m’invoque dix boules de neige, le plus vite possible. Et je ne veux voir aucune volaille !
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