Lundi.
La fille de l’accueil a changé quelque chose, mais quoi ? Impossible de mettre le doigt dessus. Je pourrais lui demander, mais ça ferait vieux pervers non ? « Bonjour, madame, on ne se connait pas mis à part une salutation biquotidienne, mais j’ai l’impression que quelque chose a changé chez vous, pouvez-vous me dire quoi ? »
J’en ai parlé avec des collègues, mais ils me disent que non, elle est comme d’habitude. Cela dit, ils ne sont pas très observateurs, c’est tout juste s’ils se sont rendu compte de la transition de Dominique à son retour de congés…
Mardi.
Je suis colère : l’équipe juridique a été intégralement remplacée, sans qu’il n’y ait eu la moindre communication à notre équipe ou à quiconque. D’accord, c’était une bande de clowns qui produisait du mauvais travail – quand ils daignaient travailler, mais merde ! On est quand même en contact quotidien avec ces gens ! Même s’ils sont tous virés pour faute lourde, on a le droit d’être mis au courant, non ?
Mais apparemment c’est un effort trop important pour la direction. Ou, plus probable, ils considèrent qu’on peut travailler avec n’importe qui et que le cout de la transmission d’informations et du passage de compétences ne serait jamais rentabilisé.
Mes collègues, eux, ne se plaignent pas. Il faut dire qu’ils pourraient bosser avec des plantes vertes que ça leur en toucherait une sans faire bouger l’autre : tant qu’ils ont leur petite routine et leur salaire à la fin du mois, tout va bien de leur point de vue.
Mercredi.
Ce matin j’ai voulu exprimer ma façon de penser à madame Bernard sur cette histoire de remplacement d’équipe juridique. Et là, quand je rentre dans son bureau, surprise ! Ça n’est pas elle ! Le plus bizarre, c’est que la personne qui a pris sa place lui ressemble. Mais d’évidence, ma supérieure n’est plus madame Bernard.
Là encore, aucune communication d’aucune sorte de la part de la direction ou de quiconque en fait. C’est dire à quel point cette boite respecte ses employés. Il faudrait que j’en parle avec les syndicats, parce que là on atteint des niveaux de n’importe quoi épiques.
Les syndicalistes me font savoir qu’ils ne sont pas au courant d’un remplacement de madame Bernard. Bizarre. La direction aurait fait ça en douce ? Une magouille à planquer sous le tapis, peut-être en rapport avec l’équipe juridique ?
Quoiqu’il en soit, toute cette histoire pue. Il faut que je trouve un boulot ailleurs, je ne veux pas rester plus longtemps dans une entreprise qui se fout de la gueule de ses employés à ce point. Sans déconner, qu’est-ce que ça couterait d’envoyer un petit mail comme « Bonjour. Madame Bernard a dû nous quitter pour raisons personnelles, à partir d’aujourd’hui elle sera remplacée par… ». Merde, par qui au fait ? Je ne connais pas le nom de sa remplaçante et l’écriteau sur la porte n’a toujours pas été changé.
Jeudi.
J’ai cru que j’allais faire une crise d’angoisse à la machine à café. Quand je suis arrivé, j’ai vu Sophie et Frédéric. Enfin, de loin je croyais que c’était eux, mais en m’approchant, j’ai découvert que ça n’était pas le cas. Ceux que j’ai pris pour mes collègues étaient des personnes qui leur ressemblaient, mais différentes. « Sans doute de nouveaux embauchés », me suis-je dit. Mais non. Ces deux-là ont agi comme s’ils étaient Sophie et Frédéric. Et sont montés dans le bureau, leur café fini. Et se sont installés aux places de Sophie et Frédéric.
Un peu plus tard, Stéphane est arrivé, en retard comme d’habitude. Ce point m’a rassuré… jusqu’à ce que je le voie. Ça n’était pas lui non plus. Merde, qu’est-ce qui se passe ici ? Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Pourquoi tout le monde fait semblant de ne pas voir qu’il y a un problème ?
J’ai bien observé ceux qui se font passer pour mes collègues, toute la journée. Aucun doute possible. Ça n’est pas les personnes que je côtoie depuis près de vingt ans. Ces gens qui partagent mon bureau aujourd’hui sont trop bizarres, trop différents, ça ne peut pas être eux. Ils essaient pourtant, ils copient les petites manies de mes collègues, mais pas correctement, avec quelque chose de bancal. Le rire strident de Frédéric est trop éraillé. Le babillement incessant de Stéphane au téléphone trop criard. La vraie Sophie se ronge l’ongle du pouce gauche, pas du pouce droit.
Plus je les observe, et moins je les trouve naturels. Ça n’est même pas des acteurs qui jouent un rôle, c’est plus profond que ça. Leurs mouvements sont étranges, peu naturels, comme des employés de parc d’attractions engoncés dans des costumes de personnages mal taillés et inconfortables. Des êtres non humains ? Non, ça n’aurait aucun sens.
Le pire, dans tout ça, c’est qu’ils savent que je sais. Ils se parlent entre eux en me regardant. Ils chuchotent. Sophie m’a montré du doigt, avant de se détourner quand elle a vu que je l’ai vu. Qu’est-ce qu’ils me veulent, putain ? Qu’est-ce qu’ils me veulent ?
Vendredi.
Je me suis mordu la cuillère à m’en faire mal aux dents quand Inès et Thomas sont arrivés dans la cuisine ce matin. Les deux êtres qui vinrent petit-déjeuner n’étaient pas mes enfants. Je le sais, je les ai faits, et je les vois tous les jours depuis treize et dix ans.
Qui sont ces créatures ? Que me veulent-elles ? Pourquoi moi ? Dans quel but ? Pourquoi remplacent-elles mes proches ? Pourquoi se donnent-elles la peine de prendre leur apparence et d’imiter leurs manières ?
J’ai prétexté un malaise et me suis enfui, mais à leur regard, à leur expression, j’ai su qu’ils savaient que je savais. Ils ont découvert que je les ai découverts. Suis-je en danger ?
J’ai envoyé un message à ma femme, elle est du service du matin aujourd’hui. Peut-être avait-elle découvert quelque chose d’étrange avant mon réveil ? Elle me répond que non, la routine. Ouf. À moins que… si elle aussi a été remplacée, elle n’a aucun intérêt de me dire la vérité. Sa réponse, c’est exactement celle qu’aurait faite une créature se faisant passer pour ma femme.
J’ai passé la journée à esquiver mes pseudocollègues et les choses qui se font passer pour mes supérieurs. Leurs imitations sont de plus en plus mauvaises, ils ont compris que j’ai compris, et ne se donnent même plus la peine de bien faire semblant. Et ils parlent de moi, tout le temps, des petits coups d’œil furtifs, des conversations à voix basse qui s’interrompent quand j’arrive dans la pièce… Il faut que je trouve quelqu’un à qui parler de tout ça, mais qui ? Un service de l’état ? Comment les convaincre de la véracité de mes dires ?
Ce soir, j’ai prétexté du travail urgent et je suis rentré le plus tard possible. J’ai aussi quitté le boulot le plus tôt que je le pouvais – mes collèges semblaient soulagés de mon départ, ils pouvaient enfin conspirer sans m’avoir dans les pattes. J’ai erré en ville, et ce que j’y ai vu ne m’a pas plu. Trop de monde avec des comportements anormaux, peu naturels. Ce clochard qui rêvasse au lieu de faire la manche. Ce type à l’allure de trader avec une démarche de pantin. Ce serveur du bar qui débite exactement la même litanie sur exactement le même ton à tous ses clients, comme un robot au programme limité. Qu’est-ce qui se passe ici !?
Quand enfin je suis rentré, ce qui dormait dans mon lit n’était pas ma femme. Ma présence a réveillé la créature. J’ai prétexté un malaise et ait émigré le plus vite possible sur le canapé du salon.
Samedi.
J’ai horriblement mal dormi. Je ne suis même pas certain d’avoir dormi, en réalité. Je pense que si, parce que j’ai fait d’horribles cauchemars. Mais je soupçonne que ma nuit n’a été qu’une suite d’éveils et de cauchemars.
Il est encore très tôt, la maisonnée dort encore, elle, mais impossible de m’endormir, et je ne tiens pas à m’embarquer dans une nouvelle série de rêves épouvantables. Je lance un café ; pendant qu’il coule, je vais me rafraichir dans la salle de bains.
Quelqu’un me regarde dans le miroir.
Ça n’est pas moi.
Il me ressemble, mais ça n’est pas moi.
Pourquoi moi ?
Pourquoi ?!
Pourquoi !?
Dimanche.
— M’man, t’as pas vu p’pa ?
— Non, Inès. Je crois l’avoir entendu ce matin, il est peut-être parti chercher des croissants. Il n’a pas laissé un mot ?
— J’ai rien vu en tous cas.
— M’man, c’est toi qui a fait un feu dans la cheminée ? On dirait qu’un bouquin est tombé dedans.
— Enlève-le ! Sans tout faire cramer !
L’enfant se saisit de la pince à feu et en extrait l’ouvrage, qui se révèle être un cahier épais. Bien que la couverture soit sévèrement roussie, on peut encore lire sur la couverture : « Journal Intime ».
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