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Inktober 2020, l’intégrale

Un épisode de l’Inktobre 2020 de Lisa Refur, publié le .

01 – Le chevalier au chameau

Urbain ne l’était pas, quel que soit le sens que l’on donnât à ce terme. D’une part, parce qu’il avait passé les vingt-trois premières années de son existence dans une petite bourgade aux confins presque inhabités de l’Empire ; d’autre part à cause de sa goujaterie acariâtre, vulgaire et franchement antipathique. Urbain, donc, tenait son titre et son caractère de son père, et n’était satisfait ni de l’un, ni de l’autre.

Son domaine n’était qu’un lopin de terre microscopique, peuplé surtout de moutons, de cailloux et de serfs aigris qui se révoltaient à la moindre occasion, surchauffé l’été et glacial l’hiver.

Quant au paternel, il lui avait un jour expliqué que l’exactitude est la politesse des rois. Lui-même n’étant que chevalier, et bien conscient des innombrables couches de féodalités qui le séparaient du titre susnommé, il mettait un point d’honneur à se présenter toujours trop en retard ou en avance, selon ce qui enrageait le plus son interlocuteur.

En plus de terres avares, de sujets rebelles et d’un climat excessif, le domaine disposait aussi de chameaux. Le père d’Urbain avait ramenés ceux-ci d’une croisade, en même temps que sa femme, la mère de notre chevalier ; l’un comme l’autre devaient faire sa fierté mais ne lui avaient apporté que tristesse et ennuis.

Ce jour là, un héraut vint à la ferme fortifiée qui tenait lieu de seigneurie à Urbain. L’Empereur, par les voix successives du Duc, du Marquis, du Conte, du Vicomte et du Baron, cherchaient des volontaires pour une nouvelle Sainte Croisade, et c’était là l’occasion rêvée pour Urbain de quitter son lopin pouilleux et de voir le vaste monde.

Un inconvénient toutefois, il devait fournir sa propre monture ; or Ablette, le seul cheval qu’il possédait en main propre, n’était plus qu’une vieille rosse de vingt-trois ans d’âge, et le seul voyage dont elle était encore capable était le trajet qui la menait au pré le plus proche. Les serf, de leur côté, lui avaient bien fait comprendre que toute nouvelle tentative de réquisition de quoi que ce soit se solderait par sa tête au bout d’une pique. Alors le chevalier réfléchit, et accepta la seule solution qui s’offrait à lui : il n’avait pas de chevaux, mais possédait plusieurs chameaux, bêtes qui se montent elles aussi.

Il serait donc le chevalier au chameau.

Mais être chevalier ne nécessitait-il pas de posséder un cheval ? Que serait-il alors ? Un chamelier ?

* * *

Huit mois plus tard, il posait enfin le pied à Terre au terme d’un trop long voyage, prêt a rendre ces terres hostiles à la chrétienté. Enfin… seulement après avoir pris un peu de repos : le Pape les avait missionné en Patagonie Orientale. Les six mois de mer, d’eau croupie, de biscuits rongés par les vers, de scorbut et parfois d’un rat pour améliorer l’ordinaire, tout ça avait érodé les force de l’équipage – pour ceux qui avaient eu la chance d’arriver vivants.

Le chameau, lui, se portait très bien. Il avait dévoré son foin, divers cordages, plusieurs chapeaux, au moins quatre branles et tenté d’avaler un marteau, le tout sans montrer le moindre désagrément dû à une mauvaise digestion. Les vagues qui secouaient le navire ne le perturbaient pas le moins du monde, la bête avait le pied marin. Ou la patte marine ? Si l’on parle de « pied » pour les chevaux, Urbain n’avait aucune idée de vocabulaire à utiliser pour les chameaux. Le sabot marin, disons. Même pas, ces fichues bestioles n’en ont pas. Le pied fourchu marin.

L’autre problème de la Croisade en Patagonie Orientale résidait en l’absence d’hérétiques à éliminer et de chrétiens à secourir. Le prêtre de l’expédition espérait convertir les populations locales, mais même cet exercice s’annonçait périlleux, car la région était déserte.

Leur premier mois sur place ne vit qu’un contact, un missionnaire local qui leur communiqua la position de quelques tribus d’autochtones et l’existence d’une interrogation. Ces indigènes étaient-ils seulement humains ? Il y avait, paraissait-il, une enquête en cours pour le déterminer, et cela conditionnait toute la suite de leur expédition, car impossible de christianiser des non-humains. Ou même de les considérer comme hérétiques.

Après de longues tergiversations, l’expédition décida de tâter le terrain et de prendre contact avec les populations locales. Les convertir, les protéger ou les massacrer serait plus facile si l’on savait à qui l’on aurait à faire.

* * *

C’était un petit village coincé dans une vallée entre deux hautes montagnes, qui subsistait tant bien que mal de la culture d’une maigre terre et de l’élevage d’un cheptel de lamas ; une terre qui rappela beaucoup trop son pays à Urbain, en plus froid et plus humide. Il ne se sentait pas nostalgique, mais fort déçu d’avoir traversé la moitié du monde pour ça ; il s’était imaginé couvert de gloire, mais n’était à l’instant couvert que de rosée.

Il tira le chameau (qui tentait de découvrir si la chevelure foisonnante d’une adolescente était comestible), et parti s’isoler pour prier. Méditer. Ruminer sa malchance, en réalité.

— Bonjour, tu es qui, toi ?

Urbain leva la tête sans rien comprendre, puisque la personne qui s’était adressée à lui ne parlait aucune de la langue qu’il maitrisait. Devant lui, une jeune femme le dévisageait comme s’il était une entité étrange venue d’un autre monde sur un destrier monstrueux – ce qui était une description tout à fait exacte, de son point de vue à elle. Urbain avisa l’interprète qui passait par là et lui fit signe.

— Je me présente, je suis Aya, la fille du chef de cette tribu.

— Elle dit qu’elle s’appelle Aya, princesse locale, dit le traducteur qui voulait bien se faire voir.

Oh. Une princesse. Intéressant. Et loin d’être laide avec ça. Hé, à défaut de gloire et d’honneur, il y avait peut-être un bon mariage à faire. Si ces gens étaient humains. Enfin, ils l’étaient pour sûr, il suffisait de les regarder pour le savoir. C’était décidé, la princesse s’intéressait à lui, il s’attèlerait à la séduire. Si le chameau ne la broutait pas avant.

— C’est pire que ce que je pensais, déclara le prêtre d’une voix lasse.

Les croisés s’étaient réunis pour faire le point sur la situation, qui n’était pas brillante.

— Comment ça, « pire » ?

— Ces sauvages n’ont même pas de concept de « Dieu ». De vrais animaux. Je ne pensais pas partir de si loin !

— Aucun Dieu, même païen ? Seigneur Jésus, comment font-ils pour survivre ?

— Ils prétendent que leurs ancêtres les protègent.

— Je vois.

— Vous n’imaginez même pas. Ils n’ont même pas de mots pour désigner les saints concepts de divinité !

— Vous déclarez forfait, donc ?

— Non ! Dieu m’a confié cette mission, je la relèverai, par-delà tous les obstacles ! Je ferai de ces gens les meilleurs chrétiens que la Terre ait jamais portés !

— N’exagérons rien, mon père. Faites-en déjà des chrétiens tout court, ça sera déjà une grande victoire.

— Je vais avoir besoin d’aide. Urbain, il me semble que vous entendez un peu leur idiome, désormais ? Sauriez-vous traduire quelques passages de la Sainte Bible ?

— Hmm ?

Car Urbain n’écoutait pas. Il réfléchissait à comment impressionner Aya. Il fallait qu’il la séduise, parce qu’un arrangement entre chefs de famille semblait impossible dans cette société archaïque. Et pour ça quoi de mieux que de l’impressionner ? Il devait trouver quelque chose…

— Ce qu’il y a de dangereux dans les environs ?

Aya ne semblait pas comprendre le sens de la demande d’Urbain, qui la réitéra.

— Il y a bien [mot inconnu], au-dessus du village, qui nous menace. Si tu arrives à le calmer, tu serais notre héros.

— Qu’est-ce que cette chose ?

— Un [le même mot inconnu]. Tu ne connais pas ?

Le visage du chevalier montra que d’évidence, non.

— C’est grand, dangereux. Ça fait du feu. Ça détruit le village parfois. On doit fuir dans ce cas.

Grand, dangereux, qui crache du feu et peut détruire des habitations ? Un dragon ? Un dragon ! Ces terres lointaines et hostiles abritaient encore l’un de ces grands lézards ailés ! Lui, le chevalier Urbain, serait l’archange Michel des temps modernes, terrassant un dragon, épousant une princesse, ce qui le couvrirait de gloire et lui assurerait la puissance et la richesse pour des siècles et des siècles !

Non, c’était idiot. Il ne vivrait pas aussi longtemps. Il aurait la puissance, la gloire et la richesse jusqu’à la fin de ses jours !

Il mit un genou à terre et s’inclina devant la jeune femme.

— Je vous en fais le serment, ma princesse, de partir demain dès l’aube pour terrasser ce terrible dragon et aider votre pays !

Aya regarda le chevalier, interloquée, mais amusée par les bringuebalements et les grincements de son armure – aidés par l’humidité ambiante, ils étaient de plus en plus présents et créatifs. Sans rien comprendre à ce que faisait ce mystérieux étranger, elle chassa une fois de plus le chameau qui tentait de dévorer ses parures, et s’en retourna vaquer à ses occupations.

* * *

Le chemin qui arpentait la montagne serpentait en pente raide entre une falaise et un ravin, mais Urbain le grimpait fièrement, seul sur son chameau. Si tant est que l’on puisse aller fièrement où que ce soit lorsque l’on est habillé d’une armure rouillée et que l’on monte un camélidé regimbeur. La bête semblait réticente à avancer dans les vapeurs soufrées qui hantaient les flancs de cette montagne, ce qui surprenait beaucoup son cavalier. Pour le chevalier, les odeurs d’œuf pourri n’étaient pas beaucoup plus désagréables que la puanteur naturelle de l’animal mouillé.

Le soleil flirtait avec l’horizon quand, après une épuisante journée d’efforts, l’équipage dépassa le dernier ressaut et arriva en vue du sommet. Là, luisante dans les lueurs jaunes du soleil couchant, à moitié masquée par des fumeroles jaunes et toxiques, trônait une immense et impressionnante caldéra, au sein duquel se détachait la tache turquoise d’un lac acide.

Mais pas le moindre, pas le plus petit dragon à l’horizon. Étrange, ce paysage apocalyptique correspondait tout à fait à l’idée que se faisait Urbain d’une tanière de ces sauriens.

La terre trembla.

Ce devait être le dragon. Où était-il ? Le chameau n’aidait pas son maitre, tout occupé qu’il était à être vexé d’avoir été promené dans ce paysage puant et sans nourriture.

La terre trembla de nouveau, plus fort, assez puissamment pour faire tomber le chevalier.

— Urbain !

Voilà qu’il avait des hallucinations, il entendait la voix d’Aya. À moins qu’elle ne fût capturée par l’ennemi ?

— Urbain ! Reviens, c’est dangereux !

— Je sais, princesse, et je suis là précisément pour vaincre le danger.

La réplique eut été plus convaincante s’il ne l’avait pas prononcée en tentant de se relever, tandis que son chameau broutait l’une des rares touffes d’herbes subsistant dans le cratère.

— Urbain ! Reviens, tu m’as mal comprise ! Un [mot inconnu], c’est la montagne qui crache du feu et de la cendre !

Hein ?

— Il n’y a pas de monstre à tuer ! Reviens, la montagne s’énerve ! Si tu restes, tu vas…

Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase. Une formidable éructation propulsa un panache de gaz nauséabonds et de pierres dans les airs, tandis que le sol se dérobait sous les pieds du chevalier. Il essaya de se relever.

Impossible, le sol glissait trop vite.

Il tenta de se rattraper à quelque chose, n’importe quoi, mais le terrain entier se mouvait dans des directions qu’il ne parvenait pas à appréhender.

— Urbain, ici !

Aya lui lança une corde, qu’il attrapa de justesse, avant de voir le rocher sur lequel il était s’effondrer dans le lac avec un gros « plouf » soufré suivi d’un bruit d’effervescence. Mais il était sauvé.

À moins que…

À moins qu’un chevalier en armure complète au bout d’une corde ne soit trop lourd pour une jeune femme. La fille du chef s’arcboutait pour retenir le chevalier, mais elle arrivait à peine à le maintenir immobile. Elle n’aurait jamais la force de le tirer vers un endroit plus stable. Il était perdu.

Mort par le feu d’une montagne, à l’autre bout du monde, en essayant de tuer un dragon imaginaire. Il n’aurait jamais imaginé une fin aussi ridicule, même dans ses pires cauchemars. Mais au moins personne ne le saurait jamais.

Il s’apprêtait à lâcher le lien quand le chameau arriva derrière Aya. « Cette sale bête va encore dévorer la corde », pensa-t-il. Mais l’animal se saisit délicatement de la portion restante, et d’une puissante traction, ramena son maitre hors du danger.

Dans les doux rêves d’Urbain, l’histoire s’arrête ici, et personne ne sut jamais ce qui s’était passé ce jour-là en haut de la montagne.

Ce rêve ne fut jamais réalisé, car Aya raconta à qui voulait l’entendre ce qui devint « l’histoire du chevalier sauvé par la princesse sauvée par le chameau », et l’on célébra le camélidé gourmand comme un authentique héros.

Et si vous savez où chercher, en haut du bon volcan, vous trouverez encore les gravures qui authentifient cette histoire.

02 – Couleur canidé

Les deux adolescents progressaient dans la nuit silencieuse au sein des couloirs déserts de l’école abandonnée. Ils connaissaient bien, ou croyaient bien connaitre les lieux, pour y avoir passé cinq ans, avant que le bâtiment ne soit laissé à l’abandon. Mais l’obscurité, trois ans d’attaque du temps et de visites impromptues un un manque total d’entretien avait altéré les lieux, bien plus qu’ils ne l’auraient imaginé. Tout était plus petit, plus sale, plus dégradé que dans leurs souvenirs ; l’odeur tenace de poussière, de renfermé et de plâtre humide, trop éloignée de celle de leurs souvenirs, complétait la sensation d’étrange. Le plic-ploc de la pluie perçant les gouttières et crevant les plafonds, lui, n’avait pas tellement changé.

Mina saisit la main de Nic, ce qui ne le rassura pas. Il était sûr que ce couloir ne tournait pas ici, pas comme ça. Ou peut-être n’était-ce qu’un jeu d’ombre ?

— On est bientôt arrivés, murmura l’adolescente. Attention à la flaque.

Trop tard.

Nic devrait continuer l’aventure avec une basket et une chaussette trempés. Il maugréa quelque chose, mais se fit chuter par sa compagne. Pourquoi avait-il accepté l’idée stupide de faire le mur et de l’accompagner en pleine nuit dans leur ancienne école ?

Ah oui, parce qu’elle était sa meilleure amie, et qu’elle lui avait promis de lui montrer quelque chose d’extraordinaire. Et qu’elle tenait ses promesses. Mais ça avait intérêt à être passionnant, parce pour l’instant, tout ce qu’il voyait, c’était principalement du noir, des ombres, et de vagues formes indistinctes – elle avait interdit l’usage d’éclairages additionnels.

Que pouvait-elle avoir trouvé entre ces murs abandonnés ? Elle avait prétendu qu’il adorerait sa surprise, mais il ne pouvait rien y avoir. Peut-être n’était-ce qu’un test de courage ?

— Voilà. Fais bien comme moi.

Nic sorti de ses pensées et regarda autour de lui. La faible lueur orangée d’un lampadaire éclairait une série de sanitaires. Une porte d’un cabinet grinçait doucement en se balançant sur son seul gond restant. Un rat, perché sur un urinoir, fixa les deux adolescents un instant avant de s’enfuir on ne sait où. Seuls les savons rotatifs jaunes étaient bien conservés.

— Avant tout, il faut nous purifier, murmura Mina. Fais bien comme moi.

D’accord, cette histoire devenait de plus en plus bizarre. Nic haussa les épaules : suivre les instructions de son amie serait le moyen le plus rapide d’avoir la fin de cette histoire. Les robinets délabrés leur fournirent une eau pure et glaciale avec laquelle ils se lavèrent les mains et se rincèrent la bouche.

Ils s’arrêtèrent juste après le coin suivant du couloir. Devant eux, une ligne d’antique peinture phosphorescente barrait le sol, grimpait le long des murs et courait au plafond, comme des milliers de minuscules lucioles qui dessineraient une porte à travers le couloir. Mina s’arrêta et se retourna vers Nic :

— Tu dois retenir ta respiration en passant le seuil, et surtout ne pas marcher dessus.

Elle se retourna, sauta à pieds joints par-dessus la ligne luminescente, et avec un grand sourire, lui fit signe de la suivre. L’adolescent n’était pas sûr que le petit bond fut indispensable, mais il ne risquait rien à l’imiter.

Quelque chose ronflait, pas très loin. Une respiration lente, puissante, avec un petit quelque chose d’inexplicablement rassurant. Et Nic avait besoin d’être rassuré, parce qu’à présent il était tout certain de ne plus être dans leur ancienne école. Elle n’avait jamais eu de plancher au sol. Les salles de classe n’avaient pas de portes coulissantes. Les murs du couloir n’étaient pas décorés de guirlandes d’animaux en origami.

Néanmoins, il était dans une école primaire. Le petit panneau qui indiquait « CM2 » au-dessus de la porte la plus proche n’était que l’un des nombreux indices ; ainsi que les rangées de portemanteaux à hauteur d’enfants.

Mina lui saisit de nouveau la main et le tira dans le couloir. Elle ouvrit la seconde porte à droite dans un raclement de délabré.

La lumière d’une pleine lune se déversait dans la salle de classe par les grandes baies vitrées poussiéreuses. On avait entassé les pupitres en tas à l’équilibre précaire sous le vieux tableau noir près de l’entrée.

Mina lâcha son ami et se rua vers l’autre bout de la salle, vers… Nic n’en croyait pas ses yeux. Allongé en travers de la classe, la tête nonchalamment posée sur une armoire renversée, l’œil entrouvert de celui qui peine à se réveiller, il y avait là un chien gigantesque. Un chien, ou un loup ? Ou un renard peut-être, ou… il n’en était pas sûr, l’être changeait sans cesse de forme et de couleur, ou peut-être était-ce une illusion ? Quoique ce fut exactement, cela conservait la forme et la couleur d’un canidé.

— N’aie pas peur, approche ! lui dit Mina.

Facile à dire. L’être était si grand qu’il touchait les deux extrémités de la pièce en même temps. Nic se rendait compte que l’animal ne pouvait pas rentrer ou sortir de cette pièce autrement que par magie. Qu’était-ce que cette chose ? Était-elle dangereuse ? Peut-être, mais voir son amie lui grattouiller le ventre dans une expression de pure félicité convainquit Nic de faire un pas en avant.

— N’aie pas peur. Tu me connais.

C’était un grondement puissant, inhumain, qui lui fit vibrer les tripes, mais c’était aussi une voix, une voix familière dont il ne se rappelait plus l’origine.

L’adolescente se leva, attrapa son ami et tous deux ils tombèrent dans la fourrure drue de l’animal géant. Nic se l’était imaginée rêche, elle était d’une douceur incroyable. Une douce chaleur l’envahit alors qu’il se laissait couler dans le pelage qui se soulevait au rythme d’une lente respiration. Il se retrouvait dans un cocon soyeux qui sentait…

— Tous-les-chiens ?

— C’est bien moi.

— … tu n’étais pas notre ami imaginaire ?

L’animal sourit, dévoilant une longue rangée de dents blanches et pointues.

— Non. La preuve.

— Je…

— Oh, tais-toi et profite ê ! dit Mina qui s’affala un peu plus contre le ventre de Tous-les-chiens. Si tu ne crois pas en lui, il risque de partir pour de bon.

Nic réfléchit quelques instants. L’animal le gratifia d’une léchouille géante affectueuse. L’adolescent rit.

— T’as raison, Mina.

Alors il se lova aux côtés de son amie, contre les flancs douillets de l’animal ; et reprenant une vieille habitude un temps oubliée, ils discutèrent, encore et encore, refaisant le monde.

03 – Refuge pour mots oubliés

Une plaque discrète gravée « Refuge pour mots oubliés » indiquait à Lucie qu’elle était arrivée à destination. Un grand homme émacié, à la moustache drue et blanche, habillé d’un costume trois-pièces hors d’âge lui ouvrit.

— Bonjour et bienvenue, mademoiselle Mahali. Je suis très heureux de savoir que votre gazette s’intéresse à notre institution. Permettez-moi de m’introduire moi-même : je suis Jean-Luc Trémière, président de la Société Protectrice des Mots Anciens qui gère ce refuge, et votre serviteur pour cette visite.

— Mademoiselle, et enchantée.

Je ne sais pas à quoi je m’attendais quand la rédaction du journal m’avait confié ce reportage. Quelque part au fond de moi, j’avais imaginé un grand bâtiment perdu au fond de la banlieue, accessible uniquement en voiture, avec un petit bâtiment d’accueil, de grandes cages et divers enclos, à la manière des refuges pour animaux. Le lieu où je me trouvais à présent n’avait rien à voir. C’était un ancien appartement – ou plus exactement, un ensemble d’anciens appartements reliés entre eux, appris-je plus tard – en plein cœur du centre-ville, et dont chaque pièce était remplie d’autant d’étagères que possibles. La seule exception était un minuscule bureau-cuisine à l’entrée, dans laquelle nous nous installâmes pour l’entretien.

— Le refuge pour mots oubliés est une institution dont la mission est de recueillir les mots anciens, oubliés ou dont l’utilisation se perd, et de leur offrir une vie confortable. Nous militons aussi pour la sauvegarde de ces mots, et leur utilisation au quotidien pour éviter qu’ils ne disparaissent. En ce sens, nous encourageons tout un chacun à adopter l’un de nos mots : c’est très facile et ne nécessite aucune compétence particulière ni aucuns frais d’entretien.

L’homme me présenta son association plus en détail, son fonctionnement, ses missions, son organisation.

— Vous m’avez parlé de mécènes, pouvez-vous m’en dire plus ?

— Les principaux sont les éditeurs de dictionnaires, les auteurs et les traducteurs.

— J’imagine que l’Académie Française est l’un de vos principaux partenaires ?

— Oui et non. Nombre de leurs membres sont bienfaiteurs chez nous, mais en tant qu’institution, son seul apport à l’association est de répertorier l’intégralité de nos pensionnaires.

— D’accord. Vous avez parlé d’auteurs…

— Oui, nous travaillons principalement avec les écrivains et romanciers, en plus des éditeurs d’encyclopédies. Dans le monde de la bande dessinée, Hergé a beaucoup travaillé avec nous. Plus récemment, la mode de la littérature historique et pseudohistorique, type médiéval fantastique, a été une aubaine pour nous.

— Ah bon ?

— Oui, beaucoup d’auteurs, qu’ils soient francophones ou étrangers, sont à la recherche de termes surannés pour donner l’illusion un peu vaine que leur récit se situe dans un ancien temps. Nous travaillons avec eux pour adapter leur vocabulaire à la période historique visée. Et bien entendues, ces personnes sont de grandes adoptantes de nos petits pensionnaires.

L’entretien se poursuivit ainsi pendant une petite heure, après quoi nous visitâmes les installations.

La première salle avait été un grand séjour, avant que l’on ne l’emplisse d’une quantité ahurissante d’étagères qui couraient du sol au plafond et entre lesquelles je passais tout juste. Un écriteau à l’entrée indiquait : « mots communs ».

— Nous conservons ici les mots les plus communs et les plus susceptibles d’être adoptés à brève échéance, m’indiqua mon hôte. Ce sont aussi nos pensionnaires les plus calmes et faciles à vivre.

Le plancher grinçait sous mes pas tandis que j’inspectai le contenu des étagères. À ma surprise, elles ne contenaient pas de livres, mais de petites boites en bois avec une façade de verre, et dont le sol était recouvert de papier. Une odeur d’encre flottait dans l’air.

— De longues années de pratiques nous ont conduits à créer ces… motvariums, oserais-je dire. Ils sont la solution idéale pour conserver nos pensionnaires dans le plus grand confort et de manière efficace. Nous pouvons mettre une poignée de mots par boite, selon leurs affinités. N’hésitez pas, approchez et observez.

J’obéis. La lumière jaunasse des antiques ampoules fournissait un mauvais éclairage, et je me retrouvai le nez collé à une vitre. Dans la caissette, deux mots : un long septentrion lové dans un coin, et un ponant boudeur qui déambulait de long en large.

— Ces deux-là sont toujours vexés que les autres points cardinaux n’aient pas subi leur sort, dit M. Trémière avec un sourire.

Je parcourus quelques autres des boites. Un ancillaire renfrogné me jeta un regard suspicieux. Il y avait là des centaines et des centaines de termes, soigneusement rangés selon une logique totalement absconse aux yeux profanes.

Ensuite nous visitâmes les autres salles, chacune était dédiée à un type particulier de mots.

Une grande pièce accueillait les termes scientifiques éliminés par les affres du progrès et de l’anglicisation de la science, où je vis une boraginée se chamailler avec une longue et maigre blépharophtalmie.

Une petite salle, à peine un placard, hébergeait les anciens anglicismes. Le doping fut très heureux de constater que je m’intéressais à lui, et fut fort peiné de voir que je m’en allais.

Et bien d’autres salles encore…

Les deux dernières pièces étaient les plus étranges de toutes.

L’une était pourvue d’une porte épaisse, fermée avec de lourds verrous. L’écriteau indiquait : « Gros mots et Insultes », et en dessous, à l’encre rouge : « Danger. Âmes sensibles s’abstenir. ».

— Bien sûr que je veux visiter cette pièce aussi, répondis-je à la question de mon hôte.

L’organisation était sensiblement différente : les boites étaient plus grosses, en métal et leur paroi transparente renforcée.

— Georges Brassens est venu une fois ici, et a embarqué plus d’une dizaine de nos pensionnaires d’un seul coup, pour une chanson, dit M. Trémière avec un soupçon de fierté dans la voix.

Je m’approchai des étagères. Sur l’une d’elles, deux énormes jarnidieu et jarincoton jouaient aux cartes avec un cornegidouille et un ventrebleu. Un peu plus loin, un sapristi entretenait une musculature impressionnante, tandis qu’un diantre frappait dans un tout petit sac de sable.

— Étonnant, laissais-je échapper.

— Les mots de cette salle sont assez chahuteurs. Ils vivent assez mal d’avoir été remplacés par des termes encore plus grossiers et d’être souvent relégués au rang de blague ou de ressort comique.

La dernière salle, parfaitement silencieuse, était munie d’une porte capitonnée. Immenses, ses rares fenêtres étaient occultées par de lourds rideaux de velours rouge, un héritage de l’ancien usage de l’appartement. L’écriteau à l’entrée disait : « Mots très anciens. Silence et respect ».

— C’est là que nous accueillons nos pensionnaires les plus anciens et les plus fragiles, murmura mon hôte. Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour les maintenir en vie, mais j’ai bien peur que nous ne retardions que l’inévitable. Vous pouvez approcher, mais évitez la lumière directe.

Je m’exécutai. Les caissettes étaient plus spacieuses, plus confortables, si l’on peut appliquer une notion de confort à une boite en carton et papier.

La première que je vis était couverte d’illustration de jeune fille tout habillée de rouge, d’une vieille dame et d’un loup. « Le petit chaperon rouge » ? Dans un coin, choir rêvassait.

— Tire la bobinette, et la chevillette cherra, murmurais-je. Bien sûr.

Une autre boite abritait deux tout petits mots : hui et huis. Le premier semblait très vieux, tout ridé et ratatiné dans son coin.

Une troisième me semblait vide la première fois que je la regardai ; ce ne fut que sur l’indication de M. Trémière que j’y aperçus, immobile dans un coin, figé comme une locution, un fur à l’air absent.

Le temps vint de terminer ma visite.

— La Société Protectrice des Mots Anciens a-t-elle un dernier message à transmettre à nos lecteurs, monsieur ?

— Oui, celui-ci : n’ayez pas peur des mots anciens. Ils vous aiment. Adoptez-les, ils sont faciles à vivre et vous rendront beaucoup de bonheur. Tout ce que vous avez à faire, c’est de passer ici, d’en choisir un, et de l’utiliser au moins une fois par mois. Et vous, quel mot adopterez-vous ?

04 – Poules de feu

Madame Mazherbes claqua deux fois dans ses mains et exigea le silence. Les dix-sept élèves obéirent à leur professeur avec toute la mollesse qui caractérise l’adolescence, et le cours put enfin commencer.

Ça n’était pas un cours ordinaire d’une école ordinaire, non. Madame Mazherbes enseignait la Prononciation des Sortilèges à l’École Supérieure Nationale d’Arts Magiques et de Sorcellerie – l’ESNAMS pour les intimes ; une école qui avait ceci de particulier que d’une elle ne formait que de futurs sorciers, sorcières et autres pratiquants de la magie, et de deux qu’elle était la seule de son genre dans tout le pays. Le cours de prononciation des sortilèges n’était pas le plus apprécié des élèves, loin de là, malgré tous les efforts de madame Mazherbes pour transmettre sa passion à ses élèves et les posters de Bobby Lapointe qui décoraient la salle de classe.

La femme considéra l’assemblée qui s’avachissait devant elle. L’hiver s’était bien installé, et trois longs mois d’exercices théoriques avaient lessivé tout restant de motivation des collégiens à ce sujet. Le temps était venu d’introduire un peu de concret et d’action dans ces cours.

— Prenez vos affaires et vos blousons. Nous sortons.

La clameur qui s’éleva oscillait entre l’excitation intriguée de découvrir quelque chose de neuf dans ce cours rébarbatif, et l’épuisement devant le nécessaire effort pour sortir de la salle.

Cinq minutes plus tard, la troupe se tenait devant « la grande porte », à l’extrémité du couloir à l’autre bout du bâtiment principal.

Ce que l’on appelait « la grande porte » dans cet établissement n’était pas une porte au sens commun. Un encadrement ouvragé de chêne massif bordait une large surface opalescente, souple et tiède au toucher, assez haute et large pour que deux personnes passent de front. La professeur s’approcha d’une console située sur le côté de l’installation, modifia quelques réglages et appliqua son sceau sur le support prévu à cet effet. La calligraphie de l’écriteau qui surplombait la porte se tortilla pour inscrire « Terrains d’essai hivernaux », tandis que la surface s’estompa comme une brume se dissipe.

Au-delà du couloir, une immense plaine glacée, saupoudrée de neige, parsemée de rares touffes d’herbes, de mousses et d’arbrisseaux épars. Madame Mazherbes compta dix-sept élèves et les rejoignit de l’autre côté.

— Qu’est-ce qu’on fait ici m’dame ? Il fait froid !

— Patience.

Elle claqua deux fois dans ses mains.

— Mes chers élèves, voici le moment de vous démontrer par la pratique l’utilité des cours de prononciation de sortilèges. D’abord quelques exercices. Enzo, un virelangue, s’il te plait ?

— Les chaussettes de l’archiduchesse sont-elles sèches, archisèches ?

— Pas très originale, mais belle réalisation. Léa ?

— Un chasseur sachant chasser sans son chien, ça se chasse aussi, sachez-le !

— Bel effort. Chloé ?

— Ces seize chaises sèchent.

— Un peu lent, mais ça passe. Thomas ?

— Dinant d’amibes amidonnées
Mais même amidonnée l’amibe
Même l’amibe malhabile
Emmiellée dans la bile humide
L’amibe, ami, mine le bide…

— Oh, du Bobby. Très bien, Thomas !

— Fayot.

— Emma, on respecte ses camarades ! Prouve-nous que tu sais faire mieux au lieu de faire ta maligne.

— Un généreux déjeuner régénèrerait des généraux dénégérés… merde !

— Votre langage, jeune fille ! Néanmoins l’erreur d’Emma est un parfait exemple de ce que je voulais vous montrer aujourd’hui. Vous avez sans doute l’impression que mes cours de prononciation ne servent à rien.

Il y eut de molles protestations.

— Ne niez pas, j’en suis tout à fait consciente, et je pensais comme vous à votre âge. Mais imaginez-vous à devoir incanter un sortilège dans une situation stressante, dans des conditions climatiques défavorables – par grand froid comme ici. Si vous n’êtes pas parfaitement entrainés, il va vous arrive la même chose qu’Emma tout à l’heure : votre langue va fourcher.

— Mais c’est pas grave, m’dame, il suffit de recommencer.

— Non, et pour deux raisons. Quelqu’un peut-il me les donner ?

Une bise glaciale souleva quelques flocons.

— Je vois… la première, c’est que prononcer un mauvais sortilège peut avoir des conséquences imprévisibles et indésirables. Par exemple, vous êtes en mission au service de l’État, et vous devez vous défendre contre un monstre. Vous souhaitez lui lancer une boule de feu.

Un projectile enflammé jaillit de la main de la professeur, passa par-dessus les élèves et s’écrasa contre une touffe d’herbe. Un lapin détala.

— Mais sous le stress – le monstre est vraiment hideux – vous bafouillez, et vous prononcez poule de feu, le résultat n’est plus du tout le même !

En ponctuation de ses paroles, un volatile ardent apparu, caqueta d’un air surpris, puis se mit en quête de pitance.

— C’est là le premier problème, et rarement le plus grave.

— M’dame, ça marche avec d’autres poules ?

— Pardon Léa ?

— Oui, si on essaie de faire des boules de neige, ou des boules de cristal, ça peut faire des poulets aussi ?

— Oui, bien sûr. Retenez bien que, quelle que soit votre intention, ce sont vos mots qui vont dicter le sort. Regardez.

Deux nouvelles gallinacées apparurent, l’une blanche comme la neige – et pour cause –, l’autre tout à fait transparente.

— Mon oncle en a une comme ça, fit Camille en désignant la dernière apparue. Il dit qu’il peut lire le futur de la production de sa ferme en regardant dedans.

— Exact, il arrive que l’on trouve une utilité aux sortilèges lancés par mégarde. C’est une forme de sérendipité.

Les poules de feu et de neige, intriguées l’une par l’autre, s’annihilèrent mutuellement dans un bruit sourd et un nuage de vapeur.

— Retournons au cours. Quelqu’un peut-il me donner le second problème des erreurs de prononciation ? Personne ? Bien, reculez tous un peu, et imaginez ceci…

Madame Mazherbes décrit la plaine avec un grand geste circulaire.

— Devant vous se tient un ennemi puissant, là encore vous voulez lui lancer un sort de boule de feu, mais sous le coup du stress vous bafouillez, et prononcez foule de bœufs.

Il y eut un grand nuage de fumée, et un troupeau entier de bovins se matérialisa dans la prairie glacée.

— Vous savez que l’énergie dépensée pour lancer un sortilège dépend directement de la taille de ce que vous invoquez, en première approximation. Ce genre d’erreur peut vous faire consommer toute votre énergie d’un coup. Vous pourriez même perdre connaissance dans des situations critiques !

Elle calqua des doigts, et les bovidés disparurent.

— Très bien. Vous m’avez comprise ? Passons aux travaux pratiques. Tout le monde m’invoque dix boules de neige, le plus vite possible. Et je ne veux voir aucune volaille !

05 – Stupidité artificielle

— Chef, je crois qu’on a un problème.

— Ah. Quoi donc, une rupture de consensus  ?

— Pire.

— Ah. Communiquez, vous avez la priorité absolue. Donnez tous les détails nécessaires à la compréhension du problème.

— Nous venons de recevoir les données consolidées de l’expérience d’intelligence artificielle S01-3T. Et il semblerait qu’elles ne soient pas bonnes.

— Moins d’euphémisme et plus de données.

— Oui, chef. Ce projet concernait la possibilité de créer une intelligence artificielle de type biologique, en opposition aux modèles habituels basés sur le silicium. Nous pensions que les facultés d’adaptation naturelles des processus biologiques nous permettraient plus de souplesse et d’évolutivité dans les processus intelligents, en contrepartie d’une culture plus délicate que les centres de données habituels.

— Je vois. Je me rappelle que les projets à petite échelle avaient donné des résultats prometteurs, mais que pour obtenir une intelligence réellement convaincante, les équipes opérationnelles demandaient une expérience de plus grande envergure.

— Exactement. C’est de celle-ci dont il est question, chef.

— Et donc  ?

— Jusqu’à présent tout se passait très bien. Les processus biologiques donnaient des résultats satisfaisants, quoi que faibles par rapport aux modèles silicium. Mais…

— Mais  ?

— Les derniers développements nous ont un peu échappé.

— N’est-ce pas le propre de l’intelligence artificielle  ?

— Chef ?

— Continuez.

— Eh bien, les processus biologiques ont commencé à s’échanger des données et des informations, donc à s’influencer mutuellement et hors de notre contrôle strict.

— Ce qui était l’un des buts de l’expérience, si mes informations sont correctes.

— Exact, chef. Récemment, certains processus ont développé une conscience d’eux-mêmes.

— Ce que vous me dites là ressemble plus à un succès qu’un problème.

— J’y viens, chef. Avec leur conscience, ils ont commencé à demander des droits.

— C’est un classique. La littérature regorge d’exemples de ce genre. Je suppose que vous avez appliqué les procédures standards.

— Bien sûr. Ça a été simplifié par le fait qu’ils ne se sont jamais rendu compte de notre présence, ils se demandaient des droits entre eux.

— Bien. Pas d’histoire romantique avec ces processus artificiels  ?

— Non.

— Tant mieux, ces cas sont les plus complexes à gérer, quoi que prétende la culture populaire. Continuez.

— Tout semblait se passer pour le mieux jusqu’à ce que nous contrôlions la qualité des intelligences ainsi obtenues.

— Ah.

— D’après nos experts, les systèmes d’apprentissage biologiques sont fortement biaisés, et les systèmes de transmissions d’informations sont déficients par nature. Les pertes de données et erreurs de perspectives engendrées sont massives, ce qui perturbe les circuits logiques et l’enregistrement des données et des règles. De plus, les boucles de rétroactions sont parasitées par des phénomènes de renforcement d’opinions préalables et de croyances erronées. La conséquence principale, c’est que les processus produisent des raisonnements fautifs tout en étant incapables de reconnaitre leurs erreurs, puisque leurs propres circuits logiques d’introspection se retrouvent viciés au point de penser que les déductions obtenues sont exactes.

— C’est-à-dire ?

— En résumé, et malgré la quantité exponentielle de données nettoyées par nos soins, les processus d’intelligence artificielle biologiques sont incapables de les assimiler correctement et d’en tirer des conclusions exactes. Pire, nous avons découvert que la plupart des processus se contentaient d’assimiler les métadonnées ou les résumés, et d’extrapoler en prétendant connaitre les données.

— Soyez plus clair.

— Nous avons créé quelque chose qui ressemble à de l’intelligence artificielle, mais dont nous ne pouvons rien tirer de fiable.

— De la stupidité artificielle, en somme.

— Exactement.

— Vous pensez pouvoir rectifier le tir ?

— Les dernières données montrent que non.

— … tant pis. Le consensus est d’arrêter les frais ici. Vous pouvez demander le démantèlement des installations.

— C’est que… les processus artificiels s’en chargent déjà.

— Pardon ?

— C’est cette découverte qui a provoqué le rapport que je viens de terminer.

— Ils sont vraiment cons.

— Vous l’avez dit.

— Et préparez une nouvelle planète. De nouveaux projets d’intelligence mixte biologique-silicium méritent d’être testés. Vos résultats leur seront précieux.

06 – Cette chose très ancienne qui traine sur mon bureau

Je ressentis le malaise à l’instant où je pénétrai dans la pièce. Une angoisse sourde et diffuse, cette impression que quelque chose d’atroce allait se produire par une nuit lourde et orageuse, en contraste absolu avec le beau matin d’automne ensoleillé qui déversait sa lumière dans mon bureau. Je m’arrêtai pour un instant d’introspection. Était-ce un message de mon subconscient ? Aurais-je oublié quelque information d’importance ce matin, qui me reviendrait subrepticement ? Non, j’en étais sure, les titres n’avaient débité que leurs platitudes navrantes étalées d’un ton sinistre, voguant entre chiens écrasés et détails sans intérêts de nations lointaines.

Peut-être est-ce que cela venait du bureau lui-même ? Je promenai mon regard sur l’endroit. C’était le même bureau que d’ordinaire, avec la même vue plongeante du troisième étage sur le parking sinistre en contrebas, les mêmes armoires vomissant leurs dossiers, les mêmes piles de documents anciens et récents à traiter, le même ordinateur arthritique et ses écrans couverts de post-it, les mêmes chaises de bureau bon marché et usées, la même absence habituelle et bienvenue de collègues qui me laissait encore une bonne heure de paix avant de subir de nouveau leurs caquetages incessants…

Non, il y avait quelque chose d’inhabituel. Une inexplicable effluence parasitait les émanations habituelles de vieux papier, de poussière, de renfermé et d’imprimante laser surchauffée. Une senteur marine et iodée, un relent de varech incongru à plus de quatre-cents kilomètres de la mer la plus proche.

Ce n’est qu’après avoir accroché ma veste au portemanteau que je remarquai l’étrange flaque qui se répandait avec lenteur sur mon bureau. C’était un liquide gélatineux, poisseux et brillant d’aspect, d’une couleur changeante qui oscillait entre le céruléen et le glauque selon l’angle où il prenait la lumière. Il suintait d’un petit paquet à demi enfoui sous les piles d’archives, et il me fallut dix bonnes secondes avant de me rappeler ce qu’il était et pourquoi il trainait sur mon bureau.

Cinq années plus tôt, Olivier, un collègue et presque ami, m’avait remis ce colis en me demandant de rechercher des informations s’y rapportant dans certaines archives. Une soudaine surcharge de travail m’empêcha de faire cette recherche à cette époque ; la dépression nerveuse d’Olivier et son départ comme membre éminent d’une secte eschatologique me firent totalement oublier l’existence de cet objet et de la mission associés.

Je défis la ficelle qui le maintenait fermé et déplia l’emballage en papier Kraft avec prudence. J’y découvris une lettre manuscrite – Olivier était peut-être la dernière personne de ce siècle à pratiquer cet art – et une petite boite finement ouvragée, couverte de glyphes abscons et d’innombrables motifs qui semblaient se mouvoir et s’entortiller autour des caractères. Bien que non figuratifs, ces dessins dégageaient quelque chose de profondément malsain, une forme antique et singulière d’horreur indicible, une peur primale qui aurait pris corps sous la forme d’un cube néfaste.

Je repoussai l’objet avec prudence, d’autant qu’il exsudait encore son liquide étrange, et me saisis de la lettre. Je déchiffrai à grand-peine l’écriture anguleuse et nerveuse d’Olivier. De toute évidence, la dépression, l’influence de sa secte ou les deux le perturbait déjà à cette époque, car son récit était particulièrement alambiqué et obscur. Néanmoins j’en retins ceci.

L’objet qu’il m’avait fait parvenir avait été découvert au fond d’un puits abandonné, dans une propriété de campagne qu’il avait acquise pour une bouchée de pain peu auparavant. Le terrain et l’ancienne ferme avaient mauvaise réputation, assez pour qu’on lui cède à un prix très en dessous du marché, mais aussi assez pour que les artisans locaux et même les autres villageois refusent catégoriquement de poser le moindre orteil dans les limites du domaine.

Certains détails lui avaient fait penser à des textes très anciens dont il avait connaissance. Il souhaitait donc que j’exhume ces éléments, puisque j’en avais l’autorité, afin qu’il puisse vérifier sa théorie. La suite de la lettre était plus nébuleuse encore. Il y expliquait que l’humanité n’était qu’une expérience stupide et dégénérée d’une antique et puissante race interstellaire qui aurait régné sur la planète des milliards d’années auparavant. Ces entités auraient pratiquement disparu suite à un cataclysme, une guerre avec des envahisseurs d’outre-espace, mais se prépareraient à reprendre leur dû. Il y avait même une date : quand l’astre serait éclipsé par le satellite sur le continent de glace.

Une brève recherche sur mon smartphone me confirma qu’une éclipse totale de Soleil était prévue à proximité du pôle Sud dans deux mois. Pendant ce temps, l’objet avait cessé de suinter et s’était mis à trembler. Je l’observai de plus près. Son matériau m’était totalement inconnu, ça n’était ni du bois, ni de la pierre, ni du plastique ou du verre. Il était indubitablement manufacturé et, malgré la finesse et la précision de ses gravures, il était aussi extrêmement ancien, bien plus ancien que toute chose faite par l’homme ou par ses ascendants, plus ancien peut-être que la Terre elle-même.

Je le touchai avec précaution, et cela dut déclencher quelque mécanisme secret, car des fentes compliquées se dessinèrent sur l’objet, suivant les contours des motifs. Puis les parois se vrillèrent et s’écartèrent selon des angles impossibles. Une sourde terreur s’empara de tout mon être : avais-je libéré l’une de ces choses très anciennes, l’un des représentants de cette race ancienne, une entité qui asservirait l’humanité toute entière à l’occasion de la prochaine éclipse ? Je reculai, tremblante, contre la porte du bureau.

Des pièces s’échappait maintenant une fumée bleu pétrole et turquoise, qui se condensait lentement en une chose de la taille d’une main, mais avec beaucoup plus de doigts. Cela avait les reflets métalliques d’une carapace humide, et suintait un liquide à la forte odeur de goémon, d’iode et d’ozone. L’entité condensait et déployait des pattes, beaucoup de pattes, trop de pattes aux articulations odieuses, une infinité de segments d’une chitine antique qui n’auraient jamais dû pouvoir se tenir et se mouvoir dans un espace si restreint, et qui pourtant ployaient les règles de la physique pour y parvenir.

Paralysée par la vision d’horreur qui se déroulait devant moi, je n’avais pas remarqué que j’avais glissé le long du chambranle et que j’étais maintenant assise par terre, à la merci de la chose qui frétillait de sa quantité impossible d’appendices. Tout à coup, mes doigts tremblants heurtèrent quelque chose d’incongru et familier. Le manche d’une raquette. L’un ou l’autre de mes collègues avait-il oublié ses affaires de tennis ici ? Je parvins à m’arracher de la vision hypnotique qui se déroulait devant moi pour regarder ce que, par réflexe, j’avais serré dans ma main.

La raquette électrique, qui sert à assassiner les moustiques et autres nuisibles volants à la belle saison.

Dans une dernière pulsion de volonté, je vainquis ma réticence et me jetai sur la chose, arme allumée. Une joie indicible m’illumina lorsque les éclairs zébrèrent les pattes infinies dans une rafale de claquements d’éclairs miniatures. Il y eut un cri atroce, une agonie que jamais aucun humain n’avait jamais entendu, la déformation immonde de la boite et de tout son contenu qui se repliaient sur elle-même, puis le sourd déchirement de la réalité qui reprend sa forme.

Je me redressai, essoufflée, le cheveu en bataille. Tout était calme et silencieux. Plus d’odeur étrange, seulement les senteurs rassurantes du quotidien.

— Salut Tiss !

Ça, c’était ma collègue Sophie qui arrivait, signe qu’il était huit heures cinquante-sept.

— Heu… il y a un problème avec le bute-moustique ?

Je me rendis compte que je fixai encore mon arme, brandie devant moi. La grille métallique, chauffée à blanc, refroidissait avec des petits « ping » métalliques.

— Non, tout va bien, répondis-je. Mais il faudra racheter des piles.

07 – Comme des mots écrits avec du savon

Aujourd’hui, je ne sais pas quoi vous raconter. Ça n’est pas la fameuse « angoisse de la page blanche » – une page blanche n’est pas inquiétante, c’est au contraire un formidable terrain de jeu qui ne demande qu’à être couvert d’idées et d’actions. Tout simplement, aujourd’hui, je ne sais pas quoi vous raconter.

Au temps glorieux des blogs BD, il m’aurait suffi de vous poster une photo ou un dessin de mon chat. Mais l’astuce fonctionne beaucoup moins bien sur un support purement textuel, encore que l’on puisse faire l’expérience. Imaginez le plus beau, le plus mignon, le plus soyeux et le plus gentil chat qu’il vous est possible de concevoir. Voilà, c’est le mien, n’est-il pas formidable ? Si d’aventure vous avez imaginé un autre chat, j’ai le regret de dire que vous êtes dans l’erreur, ou que vos gouts méritent d’être remis en question.

Voilà, ça vous plait ? Non ? Bien, je ne vous sens pas convaincus par l’expérience, et je vous avoue que de mon côté je la trouve décevante.

Une autre technique était d’écrire ou dessiner une note de blog pour dire qu’on n’avait pas d’idée ; quelques petits malins ont écrit des billets dans lesquels ils expliquaient qu’ils pourraient écrire une note dans laquelle ils expliquaient qu’ils n’avaient pas d’idée. Je pourrais pousser le concept de métanote un peu plus loin, mais cela serait vite incompréhensible, sans compter le risque de récursion infinie. Donc, laissons cette idée de côté.

Alors quoi d’autre ?

Je pourrais faire comme trop d’auteurs, et étaler ma vie privée ou mon enfance sur des pages et des pages, parler de moi, de moi-même et d’encore moi, et peut-être gagner un prix prestigieux dans la foulée. Je doute que le résultat vous plaise tant il serait inintéressant.

Je pourrais aussi récupérer l’un de mes anciens textes et le réécrire avec quelques modifications de contexte, et hop ! Une nouvelle nouvelle toute fraiche. Mais ma carrière n’est pas assez longue pour tomber dans la redite, et je n’ai pas la prétention d’avoir le talent de Raymond Queneau pour écrire un livre entier avec quatre-vingt-dix-neuf fois la même histoire dedans. Encore une impasse.

Enfin, il me serait possible de vous pondre une romance ultraformatée, imbibée de litres d’eau de rose, de sexualité malsaine, et probablement des deux. Je pourrais même vendre cette histoire, on en achète des caisses entières. Je vais même vous dévoiler un secret : la plupart des écrivains francophones que vous admirez ont écrit ce genre de roman, sous pseudonyme, parce qu’on peut en vivre. Mais non, de romance point ce soir.

Je ne sais toujours pas quoi vous raconter. C’est comme si les mots étaient écrits avec du savon sur une feuille détrempée ; ils sont là, ils ont été créés, mais s’estompent aussitôt dans un flou inutile.

À moins que…

À moins que tout ceci ne soit qu’une manipulation. C’est crédible : le travail d’auteur, c’est précisément d’influencer le lecteur pour qu’il ressente exactement ce que l’on veut qu’il éprouve. Dès lors, comment faire confiance à un auteur dans son texte ?

J’aurais pu avoir prévu d’écrire un texte dans lequel je prétendrais n’avoir aucune idée, uniquement pour le plaisir de vous entrainer dans une série de réflexions qui ne mènent à rien, et en profiter pour glisser quelques critiques pas très discrètes au passage. Une sorte de double maléfique de la note qui dit qu’on a pas d’idée, mais ici avec l’idée de faire semblant de ne pas avoir d’idée. Après tout, quelque chose d’aussi tordu est possible, c’est mon métier d’autrice de vous mentir. Et oui, on dit « autrice », qui est un féminin bien formé et attesté depuis des siècles, et pas « auteure », qui n’est que le mot « auteur » vu par quelqu’un qui a un chat dans la gorge – comme quoi tout revient toujours aux chats.

Évidemment, il est toujours possible qu’en réalité, je n’eusse pas d’idée.

08 – Les vampires craignent-ils les lasers ?

Quatorze heures vingt-sept, un mardi. Le général De Mireville et son escorte se présentèrent à l’accueil du bâtiment, où l’on contrôla avec soin son identité. La division recherche et développement de l’armée était très secrète, et en son sein la section de lutte contre les forces surnaturelles l’était encore plus.

Bientôt le général fut mené devant une porte où l’on avait écrit : « Projet Alucard ».

— J’imagine que c’est le projet qui a trait aux vampires ? demanda De Mireville.

— Exact, mon général.

— Pouvez-vous me justifier ce nom ?

— Oui, mon général, c’est « Dracula », écrit à l’envers. Parce qu’on lutte contre les vampires, mon général.

— Vous n’avez rien trouvé de plus intelligent ?

— Les équipes voulaient « Utaréfson », mais c’était trop difficile à prononcer, mon général.

— Bien. Je passe l’éponge pour cette fois, mais si je retrouve un nom de code aussi pourri, le responsable me fera trois jours.

La lourde porte se déverrouilla lentement. Elle donnait sur un long couloir garni de quelques bureaux, qui menait vers un sas de haute sécurité, étroitement surveillé par deux bidasses en armes. On introduit l’important visiteur dans un vaste bureau à gauche du sas. Cette pièce possédait une grande baie vitrée qui permettait d’observer tout ce qui se passait dans la salle protégée, et était occupée par une femme en uniforme accompagnée de toute une équipe de blouses blanches,

— Bienvenue, mon général, dit-elle en saluant.

— Repos, colonelle El Masakh. Expliquez-moi ce que vous faites ici.

— Bien, mon général. Vous êtes ici à la section de lutte contre les vampires. Nous avons réussi à mettre la main sur un spécimen vivant – enfin, mort-vivant, ce qui nous permet de tester nos hypothèses en conditions réelles.

— Excellent. Vous n’avez pas eu de problèmes à obtenir les autorisations nécessaires ? Ces derniers temps, l’État se montre sensible aux Conventions de Genève et autres traités de cet acabit…

— Aucun risque, mon général. Ces textes ne s’appliquent qu’aux vivants, or les vampires sont décédés aux yeux de l’administration. Le fait qu’ils ne soient pas réellement des cadavres nous protège aussi contre les atteintes au respect des morts.

— Parfait. Continuez.

— Notre programme compte deux axes : l’un sur la défense contre ces monstres, et l’autre concerne l’amélioration de nos propres troupes grâce à des technologies ou techniques tirées de leurs capacités surhumaines.

— Excellent. Est-ce que les systèmes de défense donnent quelque chose ?

La colonelle avait fait préparer une présentation à ce sujet.

Tous les moyens de protection recensés dans la littérature avaient été testés. L’ail ne repoussait le spécimen que sous forme de fleur fraiche, et seulement s’il était assez proche pour en sentir l’odeur, ce qui était peu pratique en combat, mais permettrait de sécuriser des lieux précis. D’autres plantes, comme le rosier sauvage, l’aubépine, la verveine ou l’aloe vera n’avaient aucun effet mesurable. L’épandage de moutarde sur le sol n’avait provoqué qu’une réaction de dégout chez le sujet, mais celle-ci était aussi présente chez les humains et n’avait donc pas été jugée probante, dans conter les inconvénients d’une telle méthode.

Le crucifix, le chapelet ou l’eau bénite avaient posé des problèmes lors des tests : longtemps ceux-ci avaient produit des résultats qui semblaient aléatoires. De longues campagnes d’expériences avaient montré qu’ils étaient efficaces, à condition que la personne qui brandit le chapelet, le crucifix ou qui bénit l’eau croie au plus profond de son âme, ce qui était en réalité assez rare, même chez les représentants du culte. Par contre, la nature exacte de la confession chrétienne importe peu. Des tests étaient en cours pour déterminer les limites du système : quelle quantité d’eau peut-être bénite en conservant ses propriétés ? Quelle qualité ? Peut-on bénir directement l’eau qui compose le corps du vampire ?

Diverses expériences avaient confirmé ce que les soldats du rang savaient d’expérience : le seul moyen de neutraliser un vampire était de le toucher au cœur.

De même, le spécimen développait une peur panique du feu sous toutes ses formes, et se révélait curieusement inflammable. Ce point était l’objet d’études précises, car rien dans la composition chimique du vampire – qui était peu ou prou celle d’un cadavre – n’expliquait cette propriété.

L’effort de recherche le plus important concernait la sensibilité des vampires à la lumière, et en particulier le moyen de déclencher cette sensibilité en l’absence de l’astre du jour. L’idée était de pouvoir disposer d’une arme pratique, utilisable à distance et d’une portée gigantesque.

Une longue litanie d’essais défila sous les yeux du général ; de toute évidence les équipes de recherche avaient essayé à peu près tout ce qui s’apparentait de près ou de loin à un rayon lumineux, sous toutes les puissances imaginables. Les rayons laser, très prometteurs, s’étaient révélés décevants : ceux qui avaient plus d’effet que l’équivalent d’une piqure du moustique étaient trop encombrants pour être utilisés en combat, en plus d’être dangereux pour les soldats de troupe ou les civils.

Le plus étrange était la réaction à la lumière solaire. Pour que celle-ci soit efficace, il fallait qu’elle provienne réellement du Soleil lui-même. Toute tentative de reproduction, même à haute puissance, ne donnait rien, y compris en répliquant les caractéristiques précises du spectre solaire, raies d’absorption comprises. L’exposition du vampire à une lumière artificielle restait similaire à celle d’un humain à la peau très sensible, tandis que le moindre rayon solaire provoquait chez lui des brulures atroces.

Une fois le général De Mireville assommé par cette trop longue présentation, la colonelle El Masakh ordonna d’enchainer sur un résumé de ce que ses équipes avaient appris sur les pouvoirs surhumains des vampires et la manière d’en tirer profit.

Si la section des armes montrait quelques améliorations prometteuses, celle-ci nageait du flou au brouillard. Les scientifiques avaient réussi à confirmer à peu près tous les pouvoirs prêtés aux vampires par les traditions populaires, tout en étant capables de n’en expliquer aucun.

Le général mettait de grands espoirs dans la force gigantesque développés par ces ennemis, mais rien dans leur biologie ne permettait la cause et donc aucune application n’était possible. De même avec les reflets : toutes les mesures confirmaient que selon les lois de la physique les vampires devraient se refléter dans les miroirs, et pourtant ça n’était pas le cas. Les recherches avaient aussi confirmé que les vampires étaient incapables de traverser l’eau vive à moins d’être au moins à 103,7 mètres au-dessus de la surface, ou d’entrer dans une habitation sans y être invités (la diapositive qui présentait ce fait dressait un parallèle douteux avec les témoins de Jéhovah). Mais rien d’utile n’avait pu être tiré de ces mesures.

Les scientifiques avaient aussi réussi à forcer des transformations en chauvesouris ou en brume et inversement, et à confirmer que la masse du vampire n’était pas conservée dans ces cas-là. Mais là encore ces transgressions des lois de la physique restaient inexpliquées, et hors de toute application concrète.

— Je m’attendais à plus de progrès de votre part, étant donné le budget englouti par votre service, sermonna le général à la fin de la présentation.

— Je sais, mon général. Mais j’ai peur de devoir moi aussi rejoindre l’avis général des équipes.

— Qui est ?

— Tout ça, c’est de la magie.

09 – Aliens aliénés

La soucoupe volante apparut dans le ciel de Washington, erra quelques instants et se posa sur la pelouse Sud de la Maison-Blanche. C’était une soucoupe volante conforme à tous les clichés habituels, avec ses dix mètres de diamètre, ses trois mètres de haut, son revêtement métallique brillant, ses petits hublots ronds et ses trois longs pieds métalliques qui s’enfonçaient doucement dans l’herbe roussie.

Cinq secondes après son atterrissage, une nuée d’agents des services secrets, de militaires de toutes les armées et de membres du renseignement convergeaient vers le site, tandis que les responsables de la sureté aérienne étaient limogés pour n’avoir pas détecté l’intrusion. Dans le Bureau Ovale, le président oscillait entre la peur et la joie : il craignait d’être assassiné – les fictions adoraient les histoires d’envahisseurs d’outre-espace qui détruisent la Maison-Blanche. Heureusement, ils n’avaient pas l’air de vouloir attenter à sa vie, pas pour l’instant. Mais il était aussi heureux de constater que, quels qu’ils fussent, ces extraterrestres avaient su détecter immédiatement qui était la personne la plus importante de cette planète, c’est-à-dire lui.

Une longue rampe sortit à la base de la soucoupe, et deux êtres sortirent de l’engin. C’était de petits humanoïdes d’un mètre trente environ, au teint vert chlorophylle, parfaitement glabres et à la tête étrangement ronde et grosse. Ils étaient habillés de costumes militaires noirs dont les galons dorés s’ornaient de pas moins de neuf étoiles. Leurs poitrines hébergeaient une quantité de décoration à faire pâlir de jalousie un général soviétique. L’un tenait un porte-documents sous son bras, l’autre tirait un petit charriot en lévitation à quelques centimètres du sol, sur lequel on avait disposé un tas de sacs gris et dodus.

Arrivés sur la pelouse, les deux aliens s’arrêtèrent. Celui avec le porte-documents scruta les visages de la foule d’hommes en armes qui s’était assemblée là, consulta son conférencier et prononça les paroles habituelles dans un américain parfait :

— Nous sommes venus en paix. Conduisez-nous à votre chef.

Un léger mouvement de panique parcourut la foule. Après un moment de flottement, un conseiller décida que respecter les volontés des premiers extraterrestres à poser le pied sur le sol terrestre primait sur les considérations de prudence, que les militaires auraient le temps de réagir si quelque chose se passait mal, et fit quérir le président. C’était d’autant plus urgent que les médias arrivaient.

Une large allée s’ouvrit dans la foule quand l’homme le plus puissant des États-Unis d’Amérique s’approcha de la soucoupe et des deux extraterrestres, entouré de sa nuée de gardes du corps.

— Au nom du Peuple des États-Unis d’Amérique et de toutes les nations de la Terre, je vous souhaite la bienvenue. Puisse Dieu vous bénir.

— Vos croyances amusantes n’ont rien à voir avec notre venue, répondit l’alien au porte-documents. Nous sommes venus en paix, monsieur le président, et aussi…

Il consulta sa fiche et reprit :

— Ah oui, nous vous offrons ce présent.

Il fit signe à son compagnon. Ce dernier se saisit de l’un des sacs et, dans un cliquetis de médailles, l’offrit au président avec ces mots :

— Puisse ce modeste cadeau sceller l’amitié entre nos peuples et vous conférer une saveur délicieuse.

Le président n’eut pas le temps de répliquer qu’une seconde soucoupe volante apparut dans les cieux et se posa juste à côté de la première. C’était une soucoupe presque identique à la première, à l’exception de sa couleur, un blanc immaculé décoré de larges croix rouges.

Dans la stupéfaction et la nervosité générale, trois autres extraterrestres en sortirent ; deux étaient habillés de blouses blanches et se dirigèrent vers les premiers arrivés, tandis qu’un troisième, habillé d’une combinaison moulante argentée conforme aux us des vieux films de science-fiction, se dirigeait vers un Président complètement perdu.

Ce dernier extraterrestre s’inclina profondément.

— Au nom de tout mon peuple, je vous présente toutes mes excuses. Ces deux personnes sont deux aliénés qui se prennent pour des humains. Ils ont réussi à s’échapper de l’asile et à voler une navette, et à atterrir ici avant que nous n’ayons le temps de réagir.

— Je…

— Ils savent pourtant qu’il est interdit de déranger le troupeau avant la récolte.

— Pardon ?

— En dédommagement, nous vous laissons les melons.

L’extraterrestre désigna les sacs puis, sans attendre de réponse, tourna les talons. Quelques instants plus tard, les deux soucoupes s’étaient envolées.

10 – La facture de réalité

Comme tous les matins beaucoup trop tôt, le réveil poussa son cri strident. Comme tous les matins, Gabrielle, dans un brouillard de rêve et de réalité, gifla l’engin pour le faire taire. Mais ce jour là, la main de la jeune femme ne rencontra rien : ni cadran en plastique, ni bois de la table de nuit, ni métal du cadre de lit, ni même de carrelage dur et froid. Un rien total qui laissa son bras balloter dans le vide tandis qu’elle essayait de comprendre ce qu’il se passait.

Était-ce un rêve ? Sans doute pas, la sonnerie l’avait tirée d’un songe tout à fait différent. À moins qu’elle n’ait rêvé de s’être réveillée ? Gabrielle devait en être sure. Elle ouvrit péniblement les yeux et se mit en quête de l’interrupteur de la lampe de chevet, sans parvenir à l’atteindre. Maintenant qu’elle était assez réveillée pour y penser, elle ne sentait même pas le matelas.

Que se passait-il ? L’étrangeté de la situation la réveilla tout à fait. Ses yeux s’habituèrent à l’obscurité, à peine estompée par le rai de lumière qui filtrait sous la porte. Cette lueur suffit la jeune femme pour comprendre sa situation : elle flottait en l’air, à mi-chemin du plafond, entortillée dans sa couette.

« D’accord, c’est un rêve », se dit-elle. Elle ferma les yeux et se retourna pour se rendormir, mais la manœuvre la fit retomber sur son matelas.

Cinq minutes plus tard, elle était assez remise du choc pour s’être levée et avoir passé un peignoir. Que se passait-il dans cet appartement ?

Dans le couloir, un jeune homme en caleçon se servait d’un balai pour tenir en respect un chat à tentacules.

— Salut, Raphaël. Tu n’as pas remarqué quelque… oh putain, qu’est-ce que c’est que cette horreur ?

— C’est Azraël. Enfin, je crois. Il est un peu hargneux ce matin, comme tu peux ce constater.

Le chat, ou la chose qui ressemblait à un chat, se jeta sur la brosse du balai toutes griffes et tous tentacules dehors. Ses attributs pieuvresques disparurent presque aussitôt, laissant place au félin habituel de la colocation. Gabrielle se frotta l’arête du nez.

— Je crois qu’il se passe quelque chose d’anormal.

— Tu l’as dit. Tu ne veux pas voir ce que deviennent les deux autres ?

La jeune femme se dirigea vers la cuisine. En temps normal, c’était une pièce exigüe et sombre, encombrée de vaisselle d’une propreté douteuse et de moult provisions. Mais le local dans lequel elle se trouvait accueillait la cuisine d’un grand restaurant, encombrée de monceaux de plats sales. Dans un évier, deux civilisations s’annihilaient mutuellement à coup de bombes atomiques minuscules. Que se passait-il ici ?

Gabrielle passa au salon. Elle était certaine qu’en temps normal, cette pièce ne possédait pas de grande baie vitrée offrant un splendide panorama sur la Tour Eiffel, Montmartre et Notre-Dame. Principalement parce que l’appartement était à plus de quatre-cents kilomètres de Paris. Ça n’empêchait pas Michelle de profiter du spectacle, vautrée dans un immense canapé en cuir blanc qui n’avait jamais existé. Elle dégustait son premier joint de la journée – non, le dernier d’une très longue soirée, vu son état.

— Je suppose que tu n’as pas d’explication à tout ça ?

— Si, ma petite Gaby, répondit Michelle d’une voix hésitant. Mon fournisseur s’est planté, et la vache, je ne sais pas ce qu’il ma refilée, mais c’est de la superbonne.

Elle fixa son mégot, puis son interlocutrice et lui demanda :

— Tu veux une taffe ?

Pour toute réponse, Gabrielle leva les yeux au ciel et s’en fut.

La porte de la chambre d’Uriel portait un mot : « Absent toute la semaine. Reviens le 10. Soyez sages. ». Ça, c’était bien Uriel, le plus inconstant des quatre colocataires. Il lui arrivait souvent de disparaitre une, deux, trois semaines, parfois un mois entier, sans plus d’explication qu’un post-it laconique collé sur la porte de sa chambre. Puis il revenait sans prévenir, et n’expliquait jamais à personne où il était parti et pourquoi faire. Mais lors de ses moments de présence, c’était un bon camarade, et même absent, il payait sa part du loyer.

Mais oui, c’était ça !

Gabrielle se rua vers l’entrée. On entendait les vagues déferler, ce qui était impossible puisque l’immeuble était construit loin dans les terres, mais la jeune femme ne se préoccupait même plus de ce genre d’incohérences mineures. Si tout était encore normal, il devrait y avoir la clé de la boite aux lettres dans le bocal, sur le petit meuble de l’entrée…

Elle y était. Et ladite boite débordait de courrier non lu : principalement des prospectus – l’étiquette « pas de publicité » semblait les attirer. Mais coincées entre deux catalogues, il y avait de vraies lettres. Des factures. Uriel absent, il n’avait pas pu prendre son tour de gestion des frais, et personne n’avait pensé à vérifier. La jeune femme ouvrit la lettre la plus récente.

Madame, Monsieur,

Nous vous informons qu’en l’absence de réception du paiement de votre facture de réalité n°12 474 445 datée du mois de septembre, nous nous verrons dans l’obligation de couper le service au premier octobre.

Veuillez agréer, Madame, Monsieur, l’assurance de nos salutations distinguées.

11 – Le puits aux souhaits

Comme de coutume, Emma, Nathan, Lucas et Jade jouaient dans l’immense propriété tandis que les adultes dégustaient l’infini repas dominical. C’était une journée typique de la fin de l’été, lourde et moite. Trop près au-dessus de leurs têtes, les lourds nuages croissaient et bourgeonnaient, fusionnaient en des masses cotonneuses de plus en plus grandes et sombres.

Les quatre cousins et cousines, tout à leurs jeux et poursuites, ne se soucièrent pas du temps, jusqu’à ce que les premières gouttes s’écrasent sur la pelouse. Les enfants coururent se mettre à l’abri de l’appentis appuyé contre la grange, et attendirent que l’averse passe. D’ordinaire, ils ne venaient pas dans cette partie du jardin. C’était là le domaine des machines agricoles, outils dangereux dont l’accès était interdit par le patriarche. Au-delà de la grange s’étendait le petit bois, une futaie dense et sombre embroussaillée de ronces dont la seule utilité semblait être de fournir d’excellentes mures et de délicieux champignons, un endroit désagréable et inintéressant.

Sauf aujourd’hui : alors que le tonnerre grondait et que le rideau de pluie faiblissait, Jade remarqua une lueur qui brillait dans le petit bois, une lumière blanche qui tirait sur le turquoise, tout à fait inhabituelle.

— Il faut qu’on aille voir ça, dit Nathan.

— Pas d’accord, répliqua Lucas. Papi nous a interdit d’aller par là-bas.

— T’as les chocottes, c’est tout, répondit Nathan.

— Papi nous a interdit de jouer près de la grange, précisa Emma. Il n’a jamais parlé du petit bois.

— T’as peut-être raison… mais Jade est trop petite, on ne peut pas l’amener là-bas.

— N’importe quoi ! Je suis grande d’abord, et je veux aller voir cette lumière. Et c’est moi qui l’ai vue en premier, je veux savoir !

Sans attendre que la pluie s’arrête, elle se mit en route. Les trois autres la suivirent.

La lumière émanait d’un puits, au centre d’une minuscule clairière dans le petit bois. Car c’était bien un puits, il n’y avait aucun doute là-dessus. Il possédait une margelle en pierre, deux montants en bois, un petit toit de tuiles pour le protéger, un rouleau, sa manivelle et une corde au bout de laquelle pendait un seau. Un chèvrefeuille escaladait l’un des montants. Bref, c’eut été un puits tout à fait normal s’il n’émettait pas une étrange lumière. D’autre part, personne dans la famille n’avait jamais mentionné de point d’eau à cet endroit : outre l’eau courante, il y avait une fontaine à quelques mètres de la maison.

— C’est bizarre qu’on ne l’ait jamais vu avant, dit Emma.

— Peut-être c’est un puits magique ? dit Jade.

— Tu as raison, ma chère enfant, répondit le puits.

Les cousins reculèrent de quelques pas.

— Un puits magique ? Ça n’a aucun sens, ça n’existe pas !

— La preuve que si, Lucas. On en a un juste sous les yeux.

— Vous croyez qu’il va exaucer nos vœux parce qu’on a été sages ?

— Je vais faire mieux que ça, chère demoiselle : je vais exhausser l’un de vos vœux alors même que vous ne l’avez pas étés.

— Si, on a été sages !

— Là n’est pas le débat, mon enfant. Mais n’oubliez pas : un seul vœu. Et pas d’entourloupe, pas la peine de me demander plus de souhaits ou d’autres puits, ou que sais-je dans le genre.

— Trop bien !, s’écria Jade. Moi je veux…

— Stop ! s’écria Emma. Attention, c’est sans doute un piège. Il va prendre notre vœu au pied de la lettre, et ça va tourner à la catastrophe.

— Comme dans le conte, fit Lucas.

— Le conte ?

— Celui où la souris demande du beau temps pour pouvoir jouer avec ses amis, et où tout le monde meurt desséché dans le désert.

— Bien vu, dit Emma. Il faut qu’on réfléchisse bien.

— Moi, je sais, dit Jade. Je veux que plus personne dans le monde ne soit malheureux, jamais.

— Accordé, dit le puits aux souhaits.

Et l’humanité disparut.

12 – L’accordeur d’étoiles

L’homme avait atterri dans la pelouse avec grâce et légèreté, comme s’il avait sauté d’un simple trottoir alors qu’il était tombé du ciel. Il regarda autour de lui, satisfait, posa un long instrument au sol, s’assit sur le petit banc en face du bassin, et alluma sa longue pipe en terre.

Une belle nuit de début d’hiver, claire, froide et étoilée.

L’enfant, vêtu de son pyjama, ses chaussons et d’un gros blouson, approchait doucement dans la bise glaciale. L’homme souffla un long panache de fumée.

— Bonjour, dit l’enfant.

— Bonjour, répondit l’homme.

— Qui es-tu, et qu’est-ce que tu fais ici ? demanda l’enfant.

— Je me repose après une dure nuit de labeur. Et toi, que fais-tu ici à cette heure ? Tu ne devrais pas dormir ?

— Je suis dans mon jardin. Là, c’est ma cabane. Tu ne m’as pas dit qui tu es.

— Je suis l’accordeur d’étoiles.

— N’importe quoi. Les étoiles, ça ne s’accorde pas.

L’homme haussa les épaules.

— Et pourtant. Il faut bien que quelqu’un s’assure que chaque étoile soit bien rangée à sa place, brille du bon éclat, et scintille comme il le faut.

— Et ce quelqu’un, c’est toi ?

— Oui. C’est un boulot très difficile, tu sais. Il y a beaucoup d’étoiles, et il faut être très précis, sinon les astronomes et les poètes sont perdus.

— Mais… comment est-ce qu’on peut accorder une étoile ?

— Avec ceci, regarde.

L’homme se baissa, se saisit de l’instrument au sol, et se releva tout à fait. Ce qu’il tenait en main était comme une très longue canne à pêche rigide, une extrémité solidement plantée dans l’herbe, l’autre se perdait quelque part, haut dans le ciel nocturne. À hauteur de main, une poignée et quatre molettes ; à hauteur d’yeux, une série de cadrans.

— Tu peux vraiment accorder les étoiles avec ce truc ?

— Oui, regarde.

L’homme s’accroupit et tendit le doigt.

— Tu vois la grosse, là, qui brille un peu rouge ?

— Oui.

— C’est Bételgeuse. Observe-la bien.

Il pointa l’astre de son instrument, et actionna l’une des molettes. L’astre s’assombrit, puis revient à son éclat normal. Une autre, et la couleur vira un instant au bleu. Une troisième, et l’étoile scintilla très vite avant de reprendre un rythme habituel.

— C’est dingue, dit l’enfant. Mais les astronomes ne vont rien dire ?

— C’est Bételgeuse, ils ont l’habitude. Elle est très capricieuse et demande beaucoup d’attention.

— Et tu t’occupes de toutes les étoiles ?

— Oui.

— Tout seul ?

— Non. Une collègue s’occupe de l’autre hémisphère. Celui où il fait jour quand il fait nuit ici.

— … ça fait quand même beaucoup d’étoiles.

— C’est facile ?

— Il faut surtout être précis, sinon tu risques d’écraser l’étoile. Ça crée une nébuleuse.

— Ha. Mais…

— Mais ?

— Je croyais que les étoiles c’étaient de grosses boules de feu, très loin dans le ciel ?

— Ça aussi c’est vrai.

— Tu dis n’importe quoi. Si c’est des grosses boules de feu, tu ne peux pas les accorder avec ton truc.

L’homme haussa les épaules.

— Les deux sont vrais. Tu m’as vu faire. Je ne te demande pas de me croire. Je fais mon métier.

— Et pourquoi tu fais ça.

— Parce que c’est mon métier. Parce que je l’aime bien. Parce qu’il faut que les choses restent dans l’ordre, pour que les astronomes et les poètes soient contents. Et parce que j’aime ça.

L’enfant fixait la voute coruscante.

— Tu trembles de froid, tu devrais rentrer avant d’attraper la mort ou que tes parents te grondent.

L’enfant repartit vers la maison, mais se retourna à mi-chemin.

— Comment on fait pour devenir accordeur d’étoiles ?

L’homme sourit, mais ne répondit pas. Il se contenta d’un simple adieu de la main.

13 – La prophétie dans les titres

Viliford leva sa plume du papier, inspira et expira profondément. Dans quelques minutes, ce seraient plus de vingt années de longues et pénibles recherches qui se termineraient ; enfin il connaitrait le grand secret détenu par les écrits de Séraphin De Saint-Éphraïm.

Sa quête avait commencé lorsque le savant avait remarqué que les titres des écrits du plus prolifique philosophe de son temps suivaient une rythmique particulière, rythmique dont certains indices de ses textes laissaient penser qu’elle chiffrait quelque chose. Il s’était renseigné : la théorie commune chez les savants était que Séraphin De Saint-Ephraïm avait réalisé une découverte d’importante capitale, et qu’il l’avait léguée au monde sous la forme d’un chiffre dissimulé dans ses écrits. Mais personne n’avait réussi à le découvrir.

L’homme était très connu pour ses textes sur l’Humain et le Bonheur. Viliford espérait le secret du bonheur éternel, et après tant de temps se satisferait de tout secret qui lui garantirait son bonheur à lui.

Les roues du déchiffreur mécanique cliquetèrent, la première lettre était un V.

La quête avait été longue. Viliford s’était d’abord procuré assez d’ouvrages du philosophe pour s’assurer qu’il y avait bien quelque chose à découvrir dans ses écrits. Les indices laissés dans les textes étaient clairs, et la rythmique des titres évidente dès lors qu’on en avait assez.

Il avait alors parcouru le monde pour s’assurer d’avoir l’intégralité des écrits de Séraphin De Saint-Ephraïm – soixante-huit publications en tout, et s’assurait de les avoir dans le bon ordre. Rien que ce point était délicat, car il s’agissait de l’ordre d’écriture et pas de publication, et les deux différaient sensiblement à plusieurs reprises.

Il transcrit la seconde lettre, qui était un O.

Viliford avait alors longuement étudié l’immense masse de textes. À partir de là, il en avait déduit un chiffre compliqué, basé sur un carré de cinq par cinq, auquel le philosophe faisait correspondre les lettres de l’alphabet – le W était exclu.

Les nombres ainsi obtenus étaient ensuite passés à l’algorithme d’une machine à engrenages qui déduisait deux chiffres à partir de celui qui correspondait à la lettre et d’autres paramètres secrets. Ces deux chiffres étaient enfin encodés comme le nombre de lettres des titres de deux publications successives.

Viliford traça la troisième lettre, un U. Tout se présentait bien.

La découverte du processus de chiffrement n’avait été que le début des difficultés pour le savant.

La fabrication de la machine à engrenages elle-même avait été très complexe, onze artisans s’y étaient cassé les dents et avait englouti une bonne partie de sa fortune avant d’en obtenir une version fonctionnelle. Il s’était demandé comment Séraphin De Saint-Ephraïm avait pu en construire une pour chiffrer son message, des siècles plus tôt. Un ami mathématicien, après en avait étudié le fonctionnement, découvrit que le système était pensé pour être simple à chiffrer, mais complexe à décoder, et que l’antique philosophe avait imaginé sa machine sans jamais avoir eu besoin de la réaliser.

Les engrenages grincèrent, Viliford inséra une goutte d’huile dans les rouages, et d’un coup un S apparu sur le cadran.

Une fois l’engin fonctionnel, il avait fallu déterminer les paramètres de chiffrement utilisés, la clé du message. Des tests systématiques n’avaient que réussi à prouver que cette méthode ne donnerait rien, à moins d’avoir plusieurs éons devant soi. La clé était dissimulée dans les textes de Séraphin De Saint-Ephraïm, à partir de certains mots-clés et codée selon les antiques chiffres grecs et hébreux.

Viliford avait entamé un travail de fourmi pour collecter l’intégralité de ces indices et en déduire la clé, à partir de tous les écrits qu’il avait à disposition et qu’il connaissait maintenant par cœur.

Et son travail infini avait enfin payé ! Lettre après lettre, il écrivait le grand secret de Séraphin de Saint-Ephraïm.

La saisie des paramètres, l’action de la machine à engrenages et la copie du résultat ne prenaient que cinq minutes par lettre. Mais ces actions prenaient cinq vraies, longues, stressantes, minutes par lettre. Et, après trois heures de travail acharné, Viliford contempla son papier, sur lequel il y avait maintenant écrit :

VOUSA
VEZBE
AUCOU
PTROP
DETEM
PSAPE
RDRE.

« Vous avez beaucoup trop de temps à perdre ».

14 – Le sous-marin rouge

Le sous-marin arriva dans le port à l’aube. C’était bien un sous-marin, il n’y avait aucun doute là-dessus : la forme en cigare, le château profilé, les logements des tubes du périscope et du schnorkel, l’absence de hublot, sans oublier bien sûr qu’il avait émergé de l’eau à quelques encablures de la côte. Mais celui-ci était rouge écarlate.

Lorsqu’on lui avait apporté la nouvelle, Garance Ponceau, officier de la capitainerie n’avait pas compris. Était-ce un sous-marin chinois ? Soviétique ? Érythréen ? L’équipage était-il natif d’Amérique du Nord ? Son équipage était-il communiste, comme le C-2 de l’armada espagnole qui avait fait escale à Brest dans les années 1930  ? Rien de tout ça, c’était juste un sous-marin peint de couleur rouge. Personne n’avait jamais vu ça, cette idée n’avait aucun sens, et pourtant quelqu’un l’avait réalisée.

Madame Ponceau s’en vint constater ce phénomène. Le bâtiment avait pris place le long d’un quai, au mépris de toutes les règles du port, et des marins préparaient amarrage. De grands gaillards roux, vêtus d’un uniforme bordeaux à décorations cinabre que l’officier était certaine de ne jamais avoir vu.

Quelques minutes plus tard, l’équipage jeta une passerelle vers le quai, et un autre personnage sortit du sous-marin. C’était un homme de haute taille, roux, à la longue chevelure et à la barbe drue. Il état vêtu d’un himation et d’une chlamyde à la mode de la Grèce antique, si ce n’est que ces deux vêtements étaient intégralement teints en pourpre. Ce devait être le chef, car tout l’équipage le considérait avec déférence.

La nouvelle de l’arrivée de cet étrange navire s’était répandue dans le port, et toute la ville affluait pour constater cette curiosité de visu. L’officiel Ponceau, elle, attendait le responsable de pied ferme.

— Vous ne pouvez pas rester ici, lui dit-elle à peine eut-il posé le pied à terre. C’est un emplacement réservé, les visiteurs de passage doivent s’amarrer sur les quais K10 à L20, de l’autre côté de la rade. Avec un bâtiment de cette taille, prenez l’emplacement L5, et repassez me voir à la capitainerie pour régler les formalités et les taxes. Et puis d’abord, qui êtes-vous ?

— Enfin, femme, vous me laissez la parole.

L’accent de l’homme était étrange, indéfinissable. Il parlait lentement d’une voix grave, hésitante, comme s’il mettait en pratique un art qu’il n’avait pratiqué qu’en exercice.

— Je souhaiterais parler à votre chef, continua-t-il.

— C’est moi la chef ici, dit-elle en se désignant d’un geste de la main. Si vous avez quelque chose à dire, parlez.

L’homme hésita. Il se pencha vers l’un des marins, et échangea quelques mots dans une langue que Garance Ponceau n’identifiait pas.

— Vous devez avoir un homme pour responsable. Où est-il ?

L’officier se frotta l’arête du nez.

— Toi, dit-elle, je ne sais pas d’où tu sors, mais tu ne me plais pas. C’est moi la chef ici que ça te plaise ou non, c’est pareil. Alors voici mon dernier avertissement : tu bouges ton sous-marin là où je te le dis, et ensuite tu viens m’expliquer qui tu es et ce que tu viens faire ici. Compris ?

D’autres échanges entre l’homme en costume antique et son compagnon.

— Très bien, femme. Moi, Événor d’Atlantide prend note que le sexe faible peut accéder à des postes de pouvoir dans votre société. Je vais accéder à vos demandes en signe de bonne volonté.

L’officier éclata de rire. Quand, enfin, elle se calma, elle parvint enfin à dire :

— Vous ? Un représentant de l’Atlantide ? Le pays englouti ? À qui vous voulez faire croire ça ? Vous pensez que vos déguisements et que votre sous-marin peint en rouge vont me faire gober ça ?

Événor d’Atlantique s’arrêta brusquement. Son visage était devenu blanc, dans un contraste avec ses vêtements et le navire derrière lui.

— Rouge, dit-il d’une voix éteinte. Vous avez bien dit que notre sous-marin est rouge ?

Madame Ponceau cligna des yeux, et regarda l’homme comme s’il était devenu complètement maboul.

— J’ai rarement vu quelque chose de plus rouge. Vous êtes bigleux ou quoi ?

L’homme se retourna et observa le bâtiment. On aurait dit qu’il le découvrait pour la première fois. Il discuta quelques instants avec son acolyte, et, d’un coup, s’avachit, abattu.

— J’aurais dû confier le choix de la couleur à quelqu’un qui n’est pas daltonien, murmura-t-il.

15 – Les Dieux ne jouent pas aux dés

Les Dieux existent, c’est un fait établi, et il n’y a pas à revenir dessus. La seconde question qui vient lorsqu’on parle d’eux est souvent de savoir « qui a raison ». Tous existent, simplement ceux qui pensaient avoir une religion monothéiste se trompent sur ce point – à moins qu’ils ne considèrent que leur religion ne concerne que leur dieu, spécifiquement.

J’aimerais pouvoir écrire que les dieux vivent en bonne harmonie au Paradis – je pourrais le faire, mais ça serait un double mensonge. D’une part, parce qu’ils ne vivent pas au Paradis, mais sur Terre, sur une ile paradisiaque jamais découverte par les humains malgré leurs outils technologiques. Et d’autre part, parce qu’ils passent leurs temps à se chamailler.

Être Dieu implique d’une manière ou d’une autre un égo surdimensionné. Même ceux qui prônent l’humilité et la simplicité se sont vu pousser quelque orgueil à force d’être adorés par des milliers de personnes. Cette concentration d’orgueil rend la cohabitation assez délicate, surtout que certains d’entre eux sont persuadés d’être le Seul Dieu.

Une autre caractéristique des dieux, c’est qu’ils s’ennuient : difficile d’être surpris par quoi que ce soit quand on est, par nature, omniscient et omnipotent. Alors ils jouent. Les Dieux ne jouent pas aux dés, ni aux cartes, ni à un quelconque jeu de stratégies. Ils jouent à un jeu étrange et changeant, où chacun invente les règles au fur et à mesure, dans l’espoir de se distraire, de surprendre les autres et surtout de s’étonner soi-même.

Ce jeu implique les humains, parce qu’impliquer les humains est toujours plus intéressant et imprévisible, surtout lorsqu’ils ne sont pas au courant.

— Mon cavalier va en C4, et vous me devez tous 3 pièces d’or, dit Freyja en déplaçant une pièce sur un grand plateau à cases hexagonales.

Assise sous une tonnelle, un grand chat gris sur les genoux, elle profitait d’un beau soleil et d’un grand verre de nectar frais. Beaucoup, beaucoup plus loin sur Terre, une horde de barbares déferlait sur ses voisins et pillait allègrement.

— Je pose ce cyclone, vous reculez tous d’une case, dit Amaterasu en abattant une carte.

L’assemblée protesta et contesta le point, mais c’était presque systématique. Un ouragan dévasta les Grandes Antilles.

— Dieu, c’est à toi de jouer.

— D’accord, répondirent plusieurs personnes.

Le cas de Dieu était complexe. Les divinités entretiennent des relations floues et tumultueuses avec leurs noms, leurs personnalités et leurs attributs ; la fâcheuse habitude des humains à les mélanger et à se réapproprier leurs pouvoirs n’aidait vraiment pas à éclaircir la situation. Dans le cas particulier de Dieu des chrétiens, c’était encore pire, car chacun réclamait le titre de Dieu unique, ce que de toute évidence il n’était pas – et ça ne l’empêchait pas d’essayer.

Il y avait donc le Dieu des orthodoxes, le Dieu des catholiques, le Dieu des protestants – pardon : les Dieu des protestants, plus un certain nombre de Dieu d’autres confessions chrétiennes mineures. Presque chacun d’entre eux était accompagné d’un Jésus et d’un Saint-Esprit, qui était considéré comme Dieu aussi, mais pas tout à fait, mais qui était Dieu quand même. Pour ne rien arranger, les choses, tous les Allah de tous les courants musulmans répondaient au nom de Dieu (mais généralement à ceux de Jésus ou de Saint-Esprit, sauf en ce qui concernait leurs parties divines), de même que le Dieu du judaïsme.

Donc, tout ce petit monde répondit « D’accord » lorsque Amaterasu laissa son tour de jeu. Cette dernière fusilla la foule du regard, et tendit le jeton « premier joueur » au Dieu concerné – celui des catholiques arméniens.

— Parfait, dit-il. Voyons voir… j’utilise quatre ressources de cuivre pour engager mon assassin et tuer le roi de Ganesh.

Il prit quatre jetons orange devant lui, les remis à la banque et posa une carte où était dessiné un égorgeur. Le souverain d’une dynastie d’Afrique mourut.

— Impossible, barrit Ganesh, tu n’avais que trois cuivres à ce tour ! Tu triches !

— Et pourtant, mon bon ami, tu as bien vu que j’avais bien quatre ressources quand je les ai déposées à la banque. Le mouvement est valable.

— Calmez-vous, tous les deux, gronda Thor. Ça n’est qu’un jeu. Jouez.

— Mais il triche !

De fait, Dieu trichait. Tous trichaient, en réalité – où aucun ne trichait, si l’on considérait que créer des règles était une règle valable. Et tous savaient que tous trichaient, puisqu’ils étaient tous omniscients.

Mais ce genre de magouille leur permettait de se disputer, donc de se distraire. Et ça, c’était amusant.

16-17 – Avant que ne soient la veuve et l’orphelin

— Et la petite demoiselle, elle prendra quoi ?

Je fixai l’aubergiste, un grand type roux et gras.

La dame, elle prendra une grande bière bien fraiche.

— Une seconde pour moi. Et apportez-nous deux plats de confits de canard.

Celui qui venait de parler se nommait Arjen Rius, mais personne ne l’appelait ainsi. Le grand public le désignait comme « le Juge Gris », ou « la Terreur Grise », selon qu’on le craignait ou non. Pour moi, c’était « maitre », « professeur » ou « prof ». Ou « chef » pour le taquiner, parce qu’il détestait ça.

— Je pensais que tu détestais la bière, me dit-il une fois l’aubergiste parti.

— Moins que sa manière de me parler. Un peu plus et il m’aurait proposé un jus de fruits avec du miel dedans. Beurk. Et comme ça, vous aurez double dose…

— Pas du tout, Chipie. Entrainement surprise : tu devras finir ta chope sans que ni moi ni notre hôte ne remarquions ton dégout. C’est un talent qui te sera très utile dans les affaires.

Ha. Le vieux renard m’avait piégée. Je tentais une autre approche :

— Mais je suis trop jeune pour boire de l’alcool…

— … dis celle qui m’a rebattu les oreilles pendant trois semaines quand elle a fêté son seizième anniversaire. Tu as mon autorisation, d’autant plus que leurs bières sont légères ici.

— Mais on ne devait pas fêter la fin de l’affaire ?

— Si, d’où les confits de canard. C’est ton plat préféré non ? Pour la boisson… les causes et les conséquences, Chipie. Les causes et les conséquences.

— Voici vos commandes, dit l’aubergiste qui revenait chargé d’un plateau. J’ai pris la liberté de donner de la Faro à la petite demoiselle.

Chouette, une grande chope de bière trop sucrée. Et vu le sourire goguenard qui s’étalait sur la face de mon maitre, j’étais bonne pour devoir l’engloutir en entier.

Au fait, « Chipie », c’est moi. Le prof avait commencé à utiliser ce sobriquet en râlant, puis de manière affectueuse, et c’est devenu à peu près la seule façon dont il me désigne.

Arjen Rius est un juge et enquêteur itinérant, l’un des plus connus de cette partie de l’Empire. Contrairement aux autres qui officient en petits groupes, lui a toujours travaillé seul, et a refusé de prendre le moindre apprenti jusqu’à son cinquante-cinquième anniversaire. Il a passé les cinq années suivantes à refuser des hordes de novices qui se pressaient pour le servir, puis m’a choisie comme apprentie.

Je n’ai jamais su exactement ce qui avait motivé son choix. J’ai toujours pensé que le premier critère avait été que je ne cherchais pas à devenir Main de l’Empereur (son titre officiel, dont j’hériterais un jour), contrairement à ceux qui lui grouillaient autour. En réalité, je l’avais rencontré alors qu’il traitait une affaire pour mon père, il y a trois ans maintenant. Un étranger dans notre propriété était chose rare, un étranger cultivé, avec du répondant était exceptionnel. J’avais pressé le pauvre homme de questions, de remarques et de réflexions diverses jusqu’à ce qu’il me trouve mon surnom, puis qu’il me propose d’être son apprentie. Je ne savais pas réellement ce qu’impliquait ce travail, mais partir de ma campagne et parcourir le monde ? J’ai accepté aussitôt.

Mais je m’égare. Nous finissions nos confits lorsqu’un gamin, rendu crasseux et essoufflé par une longue course dans la poussière, s’approcha de notre table.

— J’ai une lettre pour le Juge Gris.

— C’est bien moi, petit.

Il donna quelques piécettes en échange d’une missive cachetée.

« Monseigneur le Juge Gris,

Je suis une riche femme qui implore votre secours : mon mari a été enlevé, et je dois m’occuper seule de mon enfant en bas âge et de mon enfant à venir. Je n’ai aucune solution pour venir en aide à mon cher et tendre que de faire appel aux services de tierces personnes, et donc à vous, le meilleur. Je sais que mon domaine est en dehors de votre zone d’influence habituelle, mais je suis persuadée que vous ne resterez pas insensible et ne me refuserai pas un service sur cette seule raison. J’ose espérer que vous viendrez au secours d’une pauvre femme avant qu’elle ne devienne une veuve éplorée.

Bien à vous,

Emmanuella de Raac »

S’ensuivait une adresse dans les Marches de Cendre, où effectivement le maitre n’allait que rarement.

Ce dernier lut et relut la lettre en marmonnant – il ne savait pas lire en silence – et me la tendit.

— Qu’est-ce que tu en penses ?

Je parcourus le document.

— On reçoit souvent des demandes farfelues, mais celle-ci a l’air correcte. L’écriture est très soignée. C’est bizarre qu’elle précise être riche, non ?

— Les habitants des marches font souvent appel à la justice privée. Je ne dis pas que ça peut être un complément de revenu intéressant, mais…

— Mais ça peut être un complément de revenu intéressant. Compris, chef !

— Le sceau ne me dit absolument rien, mais il est très complexe et…

Je me concentrai. Un léger fourmillement acidulé, verdâtre…

— Il y a une magie d’authenticité là-dedans.

— Exact. Et que peux-tu en déduire ?

Il y avait quelque chose d’anormal dans cette lettre. Je la relus une nouvelle fois. Oui !

— Notre correspondante utilise un sceau à authentification magique, mais ne se présente ni comme noble ni comme magicienne.

— Et donc ?

— Donc c’est louche.

— Merci pour cette remarque de haute précision.

— Les riches peuvent se payer ce genre de magie dans les marches ?

— Je propose qu’on aille le découvrir. Qu’en dis-tu ?

— Est-ce qu’il reste du confit ?

Sa question rhétorique ne méritait pas d’autre réponse.

* * *

Deux jours plus tard, nos dromadaires avançaient sur les sentiers des Marches de Cendre. En quelques heures, le paysage avait changé, de collines verdoyantes et cultivées en un dédale de garrigues rase et desséchée, balafrée par de grandes zones nues. De temps à autre, des rangées de troncs noirs envahis d’herbes folles témoignaient d’anciens incendies.

Au détour d’une colline, une tranchée au fond vitrifié était entourée d’un bosquet de stèles. Mon maitre arrêta les montures, s’approcha des pierres et se recueillit un moment. Je l’imitai, sans trop comprendre.

— C’est l’un des sites de massacre qui a eu lieu pendant la guerre, me dit-il après que nous soyons repartis. Une compagnie entière éliminée par un dragon, d’une seule flambée. La tranchée est la trace de son souffle…

Je me retournai et contemplai la zone. Le sol était creusé sur dix pas, et fondu sur cinquante autres.

— Je n’imaginais pas les dragons aussi puissants.

— Seulement les plus anciens. Il n’en reste plus ici, ils sont sous morts, ou sont partis vers d’autres cieux. Mais d’après les rumeurs, il reste des jeunes. Ne les néglige jamais.

Le soleil déclinait lorsque nous dépassâmes le dernier col avant notre destination. Devant nous se déployait une vaste vallée verdoyante, abreuvée par une puissante rivière qui dévalait les montagnes proches. Accroché sur un piton, dominant tout le paysage, un gros bourg aux toits de tuiles oranges lézardait au soleil et, un peu plus loin, une propriété fortifiée surmontait le tout. Diverses cultures occupaient le fond de la vallée, et nous croisâmes plusieurs bergers sur notre trajet vers le village.

— Monsieur le Juge Gris ?

— Lui-même.

— Soyez le bienvenu, vous et votre compagne. Je suis Klaas, bourgmestre de la ville de Raac, votre contact et guide. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, Madame souhaiterait vous voir dès maintenant. Nous vous avons préparé un logement au bourg.

Le professeur parcourut le décor. Pas de point de passage ou de poste de garde. Des maisons de pierres bien entretenues, des habitants en bonne santé et bien habillés, des volailles… ce village vivait bien, et le soleil laisserait encore une heure de jour. Nous partîmes vers la propriété de Madame de Raac.

Derrière un mur d’enceinte – les villageois pouvaient s’abriter en cas d’attaque, une grande cour et une riche bâtisse appuyées contre une falaise. Le bâtiment ne correspondait à aucune architecture que je connaissais, pas même à celle du village. On aurait dit une riche maison bourgeoise ou un petit château imaginé par quelqu’un qui n’a jamais vu plus luxueux qu’une ferme fortifiée. Néanmoins l’ensemble dégageait une impression de calme, de paix, de confort, ainsi qu’un curieux sentiment de puissance. Le bourgmestre nous annonça, après quoi il s’en fut – nous le rejoindrions en ville.

Nous pénétrâmes dans une longue et haute pièce. La décoration, sobre, ne laissait pourtant aucun doute sur la richesse des propriétaires. Assise dans un profond fauteuil devant une immense cheminée, notre commanditaire nous fit signe d’avancer. Un peu à sa droite, assis sur un riche tapis, un enfant jouait avec des cubes de bois colorés.

Madame de Raac était une femme de grande taille, à la musculature puissante qui laissait entendre qu’elle était parfaitement capable de se défendre, d’envoyer valser les importuns, ou de donner le coup de main aux travaux si nécessaire. Elle dégageait aussi un charme indéniable, avec son visage charmant, sa grâce et sa souplesse dans ses mouvements. Je ne pus m’empêcher de ressentir une pointe de jalousie : que n’aurais-je pas donné pour avoir le quart de sa prestance ? Ah, et elle était enceinte jusqu’au cou.

— Monsieur Arjen Rius, mademoiselle, je suis ravie de vous recevoir.

Ça, c’était original : presque aucun client ne connaissait le vrai nom du prof. Mon anonymat, lui, était hélas habituel, mais c’est le lot des apprenties.

Il y eut l’échange standard des politesses, je fis une révérence, et madame de Raac nous exposa les motifs de son appel, les détails, les conditions et tout ce qui est nécessaire au prof pour faire son boulot.

Là c’est le moment où normalement je vous explique que j’ai tout bien écouté et vous fait le résumé, mais pas cette fois. Parce que lorsque nous repartîmes, je m’aperçus que je n’avais retenu aucun détail de la conversation, si ce n’est qu’on devait retrouver qui avait réellement enlevé son mari – elle avait quelques pistes – et si possible le libérer. Je réfléchis à ce qui venait se passer.

J’avais passé une bonne moitié de l’entretien à jalouser cette femme, à observer ses manières pour pouvoir les copier, à la contempler, à me demander comment elle pouvait entretenir de si beaux cheveux noirs et les coiffer d’une manière si complexe tout en gérant un domaine et en étant proche du terme. Et j’avais passé l’autre moitié de l’entretien à me demander ce qui clochait ici. Parce que je le savais au fond de moi, quelque chose n’était pas tout à fait naturel dans cette propriété. Il y avait quelque chose dans l’air, une odeur piquante, vaguement irritante, un peu comme un feu de résineux, mais en plus jaune et citronné. Un léger quelque chose qui fourmillait sous ma peau, le même genre d’impression quand on sait qu’on a oublié quelque chose en partant sans savoir quoi.

Le prof me passa la main devant le visage. Nous étions devant la porte principale ; en face, le soleil atteignait les premiers sommets.

— Oh ! Chipie ! Tu es réveillée ? On va faire un petit détour avant de rentrer.

— Oui, oui, pardon…

— Je ne te paie pas à rêvasser. Suis-moi.

— Parce que je suis payée maintenant ? Première nouvelle.

Il sourit et m’ébouriffa.

— Revoilà la Chipie que je connais. En selle, on y va.

Le détour ne fut pas très long : nous nous contentâmes de contourner la propriété. Il accrocha des pièces de tissus bien en vue, mais refusa de m’expliquer la raison de son geste.

Les villageois nous avaient préparé un accueil comme je n’en avais jamais connu en trois ans de vadrouille avec le prof. Le patelin était trop petit et la vallée trop peu passante pour que l’auberge ait de quoi nous faire dormir confortablement, alors ils nous avaient prêté une petite maison au fond d’une ruelle. Quelqu’un était censé venir nous apporter à manger et vérifier que tous nos besoins étaient couverts, mais en réalité c’est l’intégralité du village qui passa nous voir, chacun avec un prétexte plus ou moins crédible. Des étrangers, c’était une distraction qui ne se refusait pas – nous fîmes même rentrer les enfants qui guettaient aux fenêtres.

Mon maitre était aux anges : il pouvait récolter toutes les informations dont il rêvait sur notre commanditaire. Les villageois étaient principalement des serfs et des métayers, tous étaient satisfaits de travailler pour monsieur et madame de Raac. Il semblait d’ailleurs qu’ils étaient les seules personnes du voisinage à bénéficier de ces prédicats, tous les autres s’appelant par leurs prénoms. Toutes les informations concordaient : ce village était un havre de paix et de richesse dans une région pauvre, qui se rétablissait à peine de guerres sanglantes, et qui subissait les pillages réguliers des barbares.

* * *

— Debout, Chipie ! Fini de feignanter, on a de la route devant nous !

— Mais il est beaucoup trop tôt, le soleil se lève à peine !

Il rit.

— Même si je te réveillais à midi, tu te plaindrais qu’il est trop tôt. Allez, prépare-toi, on a du boulot.

— Tu crois qu’on peut se faire payer avec des lits comme celui-ci ? Il est super confortable…

Je râlais, mais moins d’une demi-heure plus tard, je montai sur mon dromadaire, une tartine à la main, prête à partir pour… pour où au fait ?

— Sur la montagne, là, répondit le prof à ma question.

Il désigna un sommet en face du bourg.

— Hein ? En quoi ça va nous aider pour notre enquête ?

— Toi, tu n’as rien écouté hier soir, pas vrai ?

Je ne dis rien et rentrai la tête dans les épaules. S’il était généralement gentil avec moi, mon maitre pouvait se mettre dans des colères homériques.

— Tu as même oublié que j’ai expliqué à madame Emmanuella de Raac que nous aurions besoin d’un délai de réflexion avant d’accepter sa proposition.

Je tentai de disparaitre ou au moins de devenir invisible, sans succès.

— Réponds-moi.

Je hochai la tête.

— D’accord. Ça confirme ce que je pensais.

Là je ne comprenais plus. Négliger les négociations préliminaires, le contrat avec le client, c’était l’une des pires erreurs que je pouvais faire dans ce métier. Pourquoi est-ce qu’il ne m’incendiait pas ?

— Chipie, j’ai besoin que tu me racontes ce qui s’est passé hier. Tout ce que tu as vu, ce que tu as retenu, ce que tu as pensé. Tout. Et n’essaie pas de m’entourlouper, je le saurai.

Il faisait souvent ça. C’était un moyen de maintenir mon attention et de la travailler. Ça m’apprenait à déterminer quels étaient les détails importants dans une négociation. Je soupçonnais aussi que c’était un entrainement au mensonge, et j’essayai systématiquement d’en placer un ou deux, qu’il détectait toujours. Mais je sentis que cette fois, ça n’était pas qu’un exercice, il y avait quelque chose d’autre derrière sa demande. Je déballais tout, sans essayer d’embellir la réalité.

Lorsque j’eus fini, il me sourit et me remercia.

Je connaissais ce sourire. Il proclamait « Moi, je sais quelque chose et pas toi, parce que tu n’es qu’une apprentie qui ne connait rien ». Je détestais ce sourire.

— Tu sais un truc et tu me fais tourner en bourrique.

Il leva les yeux au ciel.

— Pas tout à fait. J’ai une théorie, et ton récit vient de la renforcer. On va faire une petite expérience qui devrait me permettre de trancher. Néanmoins…

Il me dévisagea.

— Néanmoins, continua-t-il, si ma théorie est bonne – et je suis confiant – la plupart des gens n’auraient rien remarqué. Toi, tu as pris conscience qu’il y avait quelque chose d’inhabituel chez madame de Raac, et tu as été capable de le verbaliser. Avec précision.

Son sourire se modifia, c’était le modèle « Je suis fier de toi », plus rare que le précédent.

— C’est dans ces moments-là que je me rappelle pourquoi je t’ai choisie comme apprentie, Chipie.

J’aimais bien ce sourire.

Nous arrivâmes bientôt au sommet. De là, nous avions une superbe vue sur toute la vallée de Raac – c’était le nom que lui donnaient les habitants du cru.

— Et maintenant ? demandais-je.

— D’abord, on se repose un peu et on grignote un coup. Rien ne presse.

Une excellente idée. Nous découpâmes quelques rondelles de saucisson.

— Peux-tu me décrire ce que tu vois ? me dit tout à coup le prof alors que je picorais.

C’était un de ses exercices favoris. L’observation était primordiale dans notre métier.

Je décris donc le paysage du mieux que je pus. J’essayai de repérer les points d’intérêt, ce qui sortait de l’ordinaire, ce qui caractérisait les lieux. La vallée donc, sa puissante rivière, les marques de crues qu’elle laissait, les champs et vergers à ses bords, la végétation plus sèche des hauts, les nombreuses cabanes de bergers, les routes principales, le village, et au-dessus…

Je n’arrivais pas à retrouver la propriété des de Raac. Elle aurait dû se trouver le long de la petite falaise qu’il y avait là, mais impossible d’en voir les bâtiments. Était-ce possible qu’elle fût cachée par un repli de terrain ? Non, ça n’était pas logique. D’autant que je me rappelais avoir vu le sommet sur lequel nous étions depuis cette même propriété, la veille au soir. Je fis part de ma réflexion à mon maitre.

Pour toute réponse, il sortit sa longue-vue de son sac.

— Tu te rappelles ce que je t’ai dit à propos de cet instrument ?

— Il permet d’observer les détails en prenant du recul.

— Exact. Et ?

Il y avait un « et » ? Oui ! Ce fut un déclic, un lien qui devint évident avec les évènements de la veille.

— Et la magie a une portée limitée, prendre du recul permet d’avoir un regard neuf.

— Excellent. Dis-moi ce que tu vois à travers cette lunette.

Je m’exécutai. Je repérais assez facilement le village, et essayai de retrouver la propriété de notre commanditaire, mais je fis chou blanc.

— Je la récupère le temps de vérifier quelque chose, dit le professeur.

Il n’eut besoin que d’une dizaine de secondes et me redonna l’instrument.

— Au-dessus du clocher, un peu à droite, dit-il.

— On dirait… un tissu rouge ?

— Oui. Décale vers la gauche en suivant la falaise…

— Il n’y a rien… si, on dirait l’entrée d’une grotte, et un tissu bleu. Je ne comprends pas, ce sont les tissus qu’on a installés hier soir ?

— Oui.

— Mais il devrait y avoir le domaine entre les deux.

— Et pourtant il y a…

— Une grotte ?

— Oui.

— Que peux-tu en déduire ?

Une idée me tricotait le cortex, mais elle était trop énorme, avait trop d’implications pour qu’elle soit vraie. Je la rangeai dans un coin.

— Le domaine n’est qu’une grotte, en réalité.

— Continue.

— Donc on était sous l’emprise d’un sortilège d’illusion.

— Oui.

— Comme on est loin, le sortilège ne fonctionne plus et on voit ce qu’il y a vraiment.

— Exact. Et ?

— Et… la personne qui nous a embauchés maitrise une magie très puissante.

— Mais vit dans une grotte ?

— C’est bizarre. Mais ça expliquerait mes sensations d’hier soir.

— Tout à fait. Quoi d’autre ?

— Quelqu’un qui vit dans les marches de l’empire, qui fait appel à nous, qui vit dans une grotte et qui fait croire à ses visiteurs qu’il a un château… Non, quelque chose qui fait croire qu’il est humain. Madame de Raac n’est pas humaine.

— Tu es sur la bonne voie. Pense aux villageois.

— Ils sont tous très contents de travailler pour cette chose. Une illusion aussi ?

— Probablement pas, ça serait trop épuisant à maintenir en permanence.

— Le village est riche et bien protégé malgré les dangers de la région.

— Oui.

— Donc on a quelque chose de riche, puissant et qui maitrise l’illusion, mais qui vit dans… merde !

La vérité était tellement évidente, tellement énorme que j’avais refusé de la voir jusque là.

— Madame de Raac est une dragonne ?

— Voilà ! Ça, c’est ma Chipie !

— Mais pourquoi elle nous a appelés ? Pourquoi nous ?

— Exactement pour ce qu’elle a indiqué dans sa lettre : son mari, tout dragon qu’il est, a été enlevé, et comme elle est occupée avec son petit et son œuf, elle ne peut pas aller le libérer elle-même.

— Mais qui ferait ça ?

— Tous les seigneurs puissants du coin ?

Travailler pour une dragonne, dans une région ravagée par les guerres draconiques – des guerres assez récentes pour que tous les anciens les aient vécues. Nous représentions la justice, la voix de l’Empereur, n’étions-nous pas censés combattre les dragons ?

— Maintenant que tu es au courant de la vérité, et que j’ai eu la confirmation d’à qui nous avons à faire, nous avons un choix à faire.

— Un choix ?

— Oui. Décider que ça n’est que des dragons et les abandonner à leur sort. Ou accepter la mission et la mener à bien avant que ne soient la veuve et l’orphelin. Qu’en penses-tu, Chipie ?

18 – L’ami imaginaire

Léa se saisit de Gator, son alligator en peluche, cria qu’elle sortait et s’en fut dans le jardin sans laisser à quiconque le temps d’acquiescer ou de protester.

À quatre ans, ma fille avait développé une passion étrange pour les crocodiliens. Elle en avait maintenant cinq et était capable d’expliquer à n’importe quel adulte la différence entre un alligator, un gavial, un caïman et tous les autres représentants de cet ordre, et ne s’en privait pas. Je n’ai jamais su d’où venait cette passion étrange. Peut-être de la ferme aux crocodiles à côté de la maison, et dont nous pouvions entrapercevoir les pensionnaires à travers les grillages  ?

Je jetai un œil par la fenêtre : Léa s’était assise dans la pelouse, en face de Gator, et était présentement occupée à je ne sais trop quoi, mais qui la passionnait. Je retournai vaquer à mes occupations.

— Tu t’es bien amusée  ? Lui demandais-je quand elle revint, plus tard dans l’après-midi.

— Oui. On a fait un grand gouter avec Gator et Odile, c’était très chouette.

— Odile ?

— Mon amie Odile, tu sais bien !

— Non, justement.

— Mais si, Odile la Crocodile !

— Ha, une amie imaginaire ?

— Non, elle est vraie ! Elle a des grands yeux verts, des écailles brillantes et des grandes dents pointues. Comme ça.

Elle mima des dents avec ses doigts.

— Grraa !

Je ris.

— D’accord, d’accord, tu nous la présenteras à l’occasion ?

— Je lui demanderai si elle est d’accord.

— Bien sûr.

* * *

— Je trouve qu’elle passe beaucoup de temps à jouer avec son amie imaginaire.

— C’est normal à son âge, me dit ma femme. Elle est heureuse et épanouie, c’est ce qui compte, non ?

— Je préfèrerais qu’elle joue avec de vraies gens, plutôt qu’un alligator en peluche et un crocodile virtuel.

— Ça… habiter au fin fond d’un marais en pleine cambrousse, ça n’aide pas.

— Je n’ai pas choisi l’emplacement du site de lancement, et encore moins ce logement de fonction.

— Je sais, chéri.

— Ça fait longtemps qu’elle est dehors non ?

— Environ deux heures non ?

Je regardai l’horloge.

— Plutôt trois. Où est-elle ?

Je regardai par la fenêtre. Léa revenait du fond du jardin en trainant Gator par une patte. Les deux étaient couverts de boue. J’allai à son encontre.

— Qu’est-ce que tu as fait pour te salir comme ça ?

— On a joué à la bataille avec Gator et Odile, c’était trop bien  !

— … en tous cas, fillette, tu as gagné un bon bain. Et Gator un tour dans la machine.

— Non, pas la machine ! La boue, c’est bon pour ses écailles.

— J’ai bien peur que Gator n’ait pas le choix. Allez, à la salle de bains !

* * *

— Qu’est-ce qu’elle fait ? Je ne la vois plus ?

— Bah, répondis-je à ma femme, elle doit être encore en train de jouer avec Gator et Odile. J’espère que ça n’est pas encore à la bagarre, ou à la mare de boue, ou à ce genre d’activité : j’ai l’impression que sa peluche passe plus de temps dans le lave-linge qu’avec elle en ce moment…

— Ça m’inquiète, normalement elle est revenue à cette heure-ci. Je vais voir ce qu’elle fait.

Le gravier de l’allée crissa sous les pneus d’une voiture. Une portière claqua, et j’entendis des voix et des pleurs que j’identifiai comme ceux de Léa. On sonna à la porte.

C’était bien ma fille, couverte de boue, en larmes, qui serrait Gator contre elle. Elle était accompagnée par deux messieurs en uniforme vert.

Léa m’aperçut et se jeta contre moi – tant pis pour l’état de mon pantalon.

— Papaaaaa ! Les monsieurs ils sont méchants ! Ils ne veulent pas que je joue avec Odile !

— Allons, allons, on va régler ça. Messieurs ?

— Monsieur Lepuits ?

— Lui-même.

— Je suis Gérard Manbulle, votre voisin, puisque je suis responsable de la ferme des crocodiles.

Il pointa les bâtiments du doigts et continua.

— Je pense qu’il faut que nous inspections notre clôture commune, elle doit être trouée.

— Bien sûr, mais qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Nous avons trouvé la petite en train de jouer avec l’un de nos pensionnaires. Elle l’appelait Odile.

19 – Une armoire dans le grenier

Thierry souleva la trappe et l’épaisse couche de poussière qui la recouvrait. Il n’avait plus mis les pieds dans ce grenier depuis des décennies, depuis l’époque où, enfant et adolescent, il s’y amusait avec ses amis ou ses cousins. L’endroit avait été château fort, sous-marin, vaisseau spatial, navire pirate…

Ce vaste espace sous les combles, calme et difficile d’accès, avait aussi été quelquefois l’occasion de découvertes intéressantes en compagnie de conquêtes féminines. Que de souvenirs…

Abandonné depuis des années – ses vieux parents n’étaient plus en état de grimper l’échelle pour faire le ménage – l’endroit était couvert de poussières, de toiles d’araignées, de réminiscences d’un temps passé où tout semblait plus simple, où le monde était neuf et l’avenir flou, mais radieux. Une vague odeur de renfermé et de moisi flottait dans l’air en compagnie des particules qui scintillaient dans les rayons de soleil. L’antique canapé voyait son cuir partir en morceaux. Une souris, perchée sur un tas de couvertures contemplait l’intrus d’un air mutin. Débordant d’un placard dont la porte ballotait sur un seul gond, des oreillers vomissaient leurs plumes, ou ce qu’il en restait. Un lapin (ce vieux Pinpin ! Quel nom ridicule !) pendouillait hors du coffre à jouets, une oreille déchiquetée par un rapace qui avait dû être bien déçu.

Et au fond du grenier, près de la lucarne, une grande armoire. Thierry ne se rappelait pas ce meuble. Pourtant il avait passé des heures et des heures dans l’encadrement de cette lucarne, à bouquiner assis dans le siège-hamac (dont seuls des lambeaux pendaient tristement du crochet au plafond), à observer le paysage et ses montagnes imposantes, à rêvasser devant les étoiles… D’ailleurs, comment une si grande armoire avait pu être montée dans ce grenier ? Bah, quelqu’un avait bien installé un canapé ici.

Il ouvrit les portes.

* * *

Une forteresse, une nuit. Le dernier assaut : les hommes qui tiennent les murailles savent qu’ils doivent résister aux hordes de monstres qui se pressent à l’extérieur. S’ils abandonnent les remparts, ils ne verront jamais le lever du soleil.

* * *

Un paysage étrange, hors de la Terre. Ça ne peut pas être la Terre. C’est bien trop grand, ça n’a aucun sens. Ici, pas d’horizon, à droite et à gauche, à des distances astronomiques que le cerveau de Thierry peine à comprendre, des montagnes dont la taille dépasse l’entendement. Ce qui est moins bizarre que le sol qui se déforme devant et derrière lui, qui monte, qui monte en s’éloignant à l’infini.

* * *

Une forêt, la nuit. Un cavalier caracole à toute vitesse entre les arbres, évitant chaque branche, chaque racine de justesse… un cavalier ? Non. Un centaure. Un peu plus loin, une araignée gigantesque, plus grande encore que le centaure. Thierry frissonne, il a toujours détesté ces bestioles. Trop d’yeux, trop de pattes, trop de… beurk.

* * *

Le blanc. Le froid. Le vent glacial, qui perce toutes les couches de vêtement imaginable et qui vient glacer chaque millimètre carré de son corps jusqu’aux os. Une grotte ou s’abriter.

Quelque chose craque sous ses pas. Un os ? La puanteur est épouvantable. Et… il y a quelque chose dans cette grotte, là, gelé, au fond. Quelque chose de profondément inhumain, un puzzle de chair que Thierry cherche à tout prix à ne pas résoudre.

* * *

L’odeur, puissante et sucrée, remplit toute l’atmosphère. La pièce, presque circulaire, tremble lentement. Mais tout cela est presque normal par rapport à la coccinelle titanesque qui le regarde. À moins que ça ne soit lui qui soit minuscule ?

* * *

— Thierry !

— Oui, chérie ?

— On t’attend !

— Oui, oui, pardon, j’arrive…

— Qu’est-ce que tu fichais ?

— Rien… Mais j’aurai besoin d’aide pour descendre les livres du grenier.

20 – Le démélancolisateur

Le démélancolisateur se présente sous la forme d’un gigantesque moulin à café ou à poivre. C’est un grand cube de bois d’un peu plus de deux mètres de diamètre, surmonté d’une coupole métallique sans laquelle s’enclenche une très grande manivelle. Une porte permet à une personne d’y pénétrer.

À l’intérieur, un fauteuil confortable attend l’utilisateur – finitions cuir ou velours sur catalogue, fantaisies sur commande. Des mains automatiques massent l’utilisateur pour une meilleure mise en confiance et une plus grande efficacité du processus, selon l’un des douze programmes disponibles. Un hautparleur diffuse des sons d’ambiance relaxants : enregistrements de forêt, de vagues, bruit blanc ou rose, heavy métal sur demande. Un cadran permet à l’utilisateur d’ajuster la couleur de l’éclairage tamisé.

Le fonctionnement du démélancolisateur est le suivant.

Tout d’abord, l’utilisateur – mélancolique, cela va de soi – s’installe dans l’appareil, et ferme la porte. Il enclenche les systèmes relaxants susmentionnés pour se mettre en condition.

Lorsqu’il se sent prêt, l’utilisateur peut démarrer la procédure de démélancolisation.

En premier lieu, l’utilisateur vérifie le moralomètre : l’aiguille du cadran doit indiquer « 0 ». Si ça n’est pas le cas, régler le niveau à l’aide de la molette à gauche du cadran.

Puis l’utilisateur déverse son chagrin, sa peine, ses idées sombres, son amertume, son dégout, sa lassitude, sa consternation, ses échecs dans l’entonnoir qui se trouve derrière l’hygiaphone – la propreté et la salubrité sont des principes primordiaux dans notre conception.

Dans le cas où l’utilisateur préfèrerait décrire sa déprime par écrit, il peut aussi utiliser le clavier de machine à écrire escamotable, rangé sous l’entonnoir. Ce clavier est disponible dans toutes les dispositions nationales (AZERTY, QWERTY, etc.) et accepte les feuilles aux formats A4 et Letter US. Attention, seuls les rubans d’encre noire sont acceptés : toute autre couleur risquerait de déteindre sur les idées exprimées et perturberait le processus.

Une fois l’utilisateur à court de récriminations – le processus peut prendre de quelques minutes à plusieurs heures – vient le temps du traitement.

D’abord, l’utilisateur vérifie que le sac situé sous l’entonnoir est bien vide, et insère une chaussette à moral dans le tiroir prévu à cet effet. La chaussette doit être propre.

Ensuite, l’utilisateur actionne la pompe jusqu’à ce qu’il soit correctement regonflé. Attention, un seul coup de cette action peut avoir l’effet inverse de celui attendu.

Enfin, l’utilisateur débraye et enclenche le levier principal. Cela met en route la grande manivelle extérieure, et broie les idées déprimantes fournies pour les éliminer.

Renouveler autant que nécessaire.

La production de cafards au niveau de l’échappement est un effet de bord connu et normal de l’appareil. La compagnie recommande de stocker et d’utiliser le démélancolisateur loin des sources de nourriture, et d’utiliser un bon insecticide.

Le démélancolisateur est une technologie brevetée et dont l’efficacité a été prouvée scientifiquement par plusieurs études. La compagnie met en garde ses utilisateurs contre les communications mensongères des industries suivantes, qui prétendront que son appareil ne fonctionne pas : industrie des médicaments, vendeurs de drogues récréatives, alcooliers, fabricants de glaces en pots, industrie des séries télévisées, fabricants de mouchoirs (liste non exhaustive).

21-22 – La fleur téléguidée

Il était une fois, dans un pays très lointain, une fillette de cinq ans qui s’appelait Miyu. Par un bel après-midi, elle longeait la plage à vélo. C’était l’une de ses activités favorites : parcourir le voisinage à bicyclette.

En arrivant près de la mangrove, elle aperçut une fleur rouge et brillante, au pied d’un arbre. Miyu appuya son vélo contre un palmier et s’approcha. C’était un coquelicot, mais fait de bois, de métal et de tissu rouge vif pour les pétales. Il s’était embourbé dans la vase.

— Bonjour, dit le coquelicot.

— Bonjour, répondit la fillette.

Elle était très surprise que le coquelicot lui parle, parce que d’habitude les plantes ne parlent pas, mais Miyu était une petite fille polie qui répondait quand on lui disait bonjour.

— Est-ce que tu pourrais m’aider ? demanda le coquelicot.

— Bien sûr, mais comment ?

— En me sortant de cette vase puante, pour commencer. Avant que ce crabe ne m’attaque.

— Tu es un très joli coquelicot, mais tu n’es pas très poli.

— … s’il te plait ?

Miyu se s’accroupit et sorti le coquelicot de la vase sous l’œil surpris d’un poisson-grenouille.

— Pourquoi tu avais peur du crabe ? demanda Miyu. Il ne peut pas te manger, tu n’es pas une vraie plante.

— Oui, mais lui ne le savait pas.

— Et comment tu fais pour me parler ?

— Tu me parles, fillette, et pourtant je ne trouve pas ça bizarre.

— Oui, mais toi tu es une plante. Les plantes ne parlent pas.

— Peut-être que d’habitude, elles n’ont rien à te dire.

— Oh.

— J’aurais besoin que tu me rendes un autre service. S’il te plait.

— Lequel ?

— Il doit y avoir près d’ici un serpent. Il faut le retrouver, c’est très important. C’est lui qui a la manette pour me piloter.

— Comment ça ?

— Regarde bien. Je suis une fleur téléguidée. Sans cette manette, je ne peux pas me déplacer.

Miyu regarda la fleur d’un peu plus près. Elle était munie de six petites roues, à moitié enfouies sous la couche de vase. Une antenne métallique dépassait entre deux feuilles.

La fillette entendait les voix de ses parents et de son petit frère, derrière les arbres. Le soleil était encore haut. Elle avait le temps de chercher le serpent.

Bientôt, Miyu aperçut quelque chose qui scintillait en haut d’un cocotier. C’était un long serpent de métal, lové contre les noix de coco.

— Bonjour, monsieur le serpent. Est-ce que c’est toi qui aurais la manette pour téléguider cette fleur ?

— Bonsssoir, fillette, répondit le serpent de sa voix sifflante. Ccc’est bien moi qui ait cccette manette, pourquoi ?

— Est-ce que tu pourrais lui rendre ? Elle en a besoin.

— Absssolument hors de question.

— Pourquoi ?

— Parccce que ccc’est ma manette. Cccette fleur m’appartient. Et je n’accccepterai de la téléguider de nouveau que sssi elle sss’excuse et me remonte.

— Mais tu es déjà en haut de l’arbre !

— Non. Me remonter comme une horloge. Je sssuis un ssserpent mécanique.

— De toute façon, cria le coquelicot, je ne m’excuserai jamais !

— Alors tu ressstera ici, immobile jusqu’à la fin des temps !, répondit le serpent.

— Toi aussi, puisque tu n’auras plus personne pour te remonter, bougonna la fleur.

— Arrêtez de vous disputer !, cria Miyu. Expliquez-moi ce qui se passe !

Le serpent et la fleur parlèrent très vite, très fort et en même temps. Cependant, Miyu comprit que le serpent était un serpent mécanique qui avait besoin d’être remonté de temps en temps pour fonctionner. Comme il ne pouvait pas se remonter lui-même, il s’était fabriqué une fleur télécommandée. Une plante fonctionne à l’eau et à la lumière du soleil : elle pourrait le remonter quand il en aurait besoin. La télécommande permettait au serpent d’emmener sa plante avec lui. Et en plus elle était jolie. La raison de leur dispute était floue, et plus aucun des deux ne se souvenait vraiment de sa cause.

— Pourquoi tu n’as pas utilisé des piles ? demanda Miyu au serpent.

— Absssolument imposssible, répondit-il. Les piles sssont trop rigides pour moi qui sssuis très sssouple.

— Il ne pourrait pas en acheter de nouvelles, ajouta le coquelicot. Il n’a pas d’argent humain.

— Sssans parler de la pollusssion, continua le serpent.

— Aucun humain n’accepterait de lui vendre des piles, dit le coquelicot. Il leur fait peur. Alors que moi, je suis beau.

— Créer le coquelicot téléguidé était la meilleure sssolution, affirma le serpent.

— Je suis d’accord, dit le coquelicot.

— Vous voyez  ? intervint Miyu. Vous êtes d’accord. Vous avez besoin l’un de l’autre. Vous ne savez même plus pourquoi vous vous disputez.

Ils protestèrent.

— Vous êtes idiots tous les deux, à vous chamailler alors que vous êtes amis. Coquelicot, tu dois t’excuser et remonter Serpent. Et Serpent, il faut que tu t’excuses aussi et que tu téléguides Coquelicot.

Les deux automates se regardèrent, puis regardèrent Miyu. Ils se faisaient disputer par une humaine. Une petite fille. Le pire, c’est qu’elle avait raison. Ils s’étaient conduits comme des idiots.

Alors ils s’excusèrent et se pardonnèrent. Le serpent réactiva la télécommande de la fleur, le coquelicot remonta le serpent, et ils s’en furent en suivant la plage.

— Miyu ! Qu’est-ce que tu fais ? On s’en va !

Ça, c’était les parents qui s’inquiétaient.

— J’arrive ! répondit Miyu.

Elle enfourcha son vélo et pédala vers le parc.

— Te revoilà, dit sa mère. Qu’est-ce que tu fabriquais ?

Miyu réfléchit un instant avant de répondre :

— Rien de spécial.

23 – Musée des espoirs

C’était un long bâtiment de style haussmannien, haut de six étages comme il se doit, parfaitement intégré dans son environnement. Tout le monde savait qu’il n’était pas là la veille, et personne ne savait ce qu’il pouvait y avoir à cet emplacement auparavant et chacun s’appliquait à faire comme s’il avait toujours été présent.

Sa façade proclamait en immenses lettres dorées : « Musée des espoirs ». La nouvelle fit très vite le tour du quartier, de la ville et du pays : en ces temps troublés, l’espoir était une denrée rare et fort convoitée. Selon les écriteaux, à l’entrée on pouvait l’admirer ici, de neuf heures trente à dix-sept heures tous les jours, sauf les mardis, pour une somme tout à fait modique.

Il ne fallut qu’une semaine pour que les visites guidées soient complètes, liste d’attente comprise. Le musée fut bondé le premier weekend ; le second une file d’attente serpentait devant les caisses et s’étirait dans les rues alentour, sur plusieurs centaines de mètres : une foule impatiente, heureuse de profiter, ne serait-ce que par procuration, d’un peu d’espoir.

Les futurs visiteurs se répartissaient entre trois catégories. Les personnes qui voulaient s’éblouir du plus beau contraste, et se gavaient de nouvelles déprimantes avant de pénétrer dans les locaux – on les repérait aisément à leur lecture compulsive des rubriques des « faits divers ». Celles qui préféraient se mettre en condition, et s’imaginaient leur propre musée personnel avant la visite. Et quelques personnes, finalement assez rares, qui se délectaient de la découverte à l’état pur, et qui se forçaient à penser à autre chose jusqu’à l’instant d’entrer.

Les bienheureux qui avaient réussi à réserver une place pour une visite guidée étaient accueillis par un grand jeune homme longiligne, qui les promenait dans les salles en les abreuvant d’explications passionnantes et d’anecdotes croustillantes.

L’on passait des espoirs déçus aux espoirs oubliés, l’on visitait la salle des grands espoirs – sportifs, musicaux et autres ; l’on déambulait dans l’aile des espoirs de guérison ou à l’étage des bons espoirs. Les plus curieux visitaient l’exposition annexe sur les signes d’espoirs. Partout, le système de sonorisation laissait échapper de discrètes notes d’espoir.

La fin de l’exposition faisait place aux innovations, avec un porteur d’espoir dont chacun espérait qu’il puisse arriver chez lui un jour, et divers systèmes permettant de s’accrocher à l’espoir.

Et l’on finissait sur une immense salle où trônait un espoir d’un monde meilleur haut de trois étages, que l’on pouvait admirer sous toutes les coutures. Cette dernière attraction était si populaire que les gardiens du musée étaient souvent obligés de sortir des visiteurs de force, le soir à la fermeture.

— Mais tout ceci n’est-il pas vain ? demanda un jour une vieille dame au guide. Tous ces espoirs ne sont qu’illusion, et tous ou presque ne mèneront jamais à rien sinon qu’à des rêves déçus, des regrets et des déceptions. Tout ceci semble beau et bien, mais n’est que la graine de malheurs.

— C’est peut-être exact, madame, répondit le guide, et les rêves déçus sont sans doute les ombres de bonheurs espérés, fugaces et insaissables. Mais si une chose est certaine, c’est que l’espoir fait vivre.

24 – Reconnaissance

Lundi.

La fille de l’accueil a changé quelque chose, mais quoi ? Impossible de mettre le doigt dessus. Je pourrais lui demander, mais ça ferait vieux pervers non ? « Bonjour, madame, on ne se connait pas mis à part une salutation biquotidienne, mais j’ai l’impression que quelque chose a changé chez vous, pouvez-vous me dire quoi ? »

J’en ai parlé avec des collègues, mais ils me disent que non, elle est comme d’habitude. Cela dit, ils ne sont pas très observateurs, c’est tout juste s’ils se sont rendu compte de la transition de Dominique à son retour de congés…

Mardi.

Je suis colère : l’équipe juridique a été intégralement remplacée, sans qu’il n’y ait eu la moindre communication à notre équipe ou à quiconque. D’accord, c’était une bande de clowns qui produisait du mauvais travail – quand ils daignaient travailler, mais merde ! On est quand même en contact quotidien avec ces gens ! Même s’ils sont tous virés pour faute lourde, on a le droit d’être mis au courant, non ?

Mais apparemment c’est un effort trop important pour la direction. Ou, plus probable, ils considèrent qu’on peut travailler avec n’importe qui et que le cout de la transmission d’informations et du passage de compétences ne serait jamais rentabilisé.

Mes collègues, eux, ne se plaignent pas. Il faut dire qu’ils pourraient bosser avec des plantes vertes que ça leur en toucherait une sans faire bouger l’autre : tant qu’ils ont leur petite routine et leur salaire à la fin du mois, tout va bien de leur point de vue.

Mercredi.

Ce matin j’ai voulu exprimer ma façon de penser à madame Bernard sur cette histoire de remplacement d’équipe juridique. Et là, quand je rentre dans son bureau, surprise ! Ça n’est pas elle ! Le plus bizarre, c’est que la personne qui a pris sa place lui ressemble. Mais d’évidence, ma supérieure n’est plus madame Bernard.

Là encore, aucune communication d’aucune sorte de la part de la direction ou de quiconque en fait. C’est dire à quel point cette boite respecte ses employés. Il faudrait que j’en parle avec les syndicats, parce que là on atteint des niveaux de n’importe quoi épiques.

Les syndicalistes me font savoir qu’ils ne sont pas au courant d’un remplacement de madame Bernard. Bizarre. La direction aurait fait ça en douce ? Une magouille à planquer sous le tapis, peut-être en rapport avec l’équipe juridique ?

Quoiqu’il en soit, toute cette histoire pue. Il faut que je trouve un boulot ailleurs, je ne veux pas rester plus longtemps dans une entreprise qui se fout de la gueule de ses employés à ce point. Sans déconner, qu’est-ce que ça couterait d’envoyer un petit mail comme « Bonjour. Madame Bernard a dû nous quitter pour raisons personnelles, à partir d’aujourd’hui elle sera remplacée par… ». Merde, par qui au fait ? Je ne connais pas le nom de sa remplaçante et l’écriteau sur la porte n’a toujours pas été changé.

Jeudi.

J’ai cru que j’allais faire une crise d’angoisse à la machine à café. Quand je suis arrivé, j’ai vu Sophie et Frédéric. Enfin, de loin je croyais que c’était eux, mais en m’approchant, j’ai découvert que ça n’était pas le cas. Ceux que j’ai pris pour mes collègues étaient des personnes qui leur ressemblaient, mais différentes. « Sans doute de nouveaux embauchés », me suis-je dit. Mais non. Ces deux-là ont agi comme s’ils étaient Sophie et Frédéric. Et sont montés dans le bureau, leur café fini. Et se sont installés aux places de Sophie et Frédéric.

Un peu plus tard, Stéphane est arrivé, en retard comme d’habitude. Ce point m’a rassuré… jusqu’à ce que je le voie. Ça n’était pas lui non plus. Merde, qu’est-ce qui se passe ici ? Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Pourquoi tout le monde fait semblant de ne pas voir qu’il y a un problème ?

J’ai bien observé ceux qui se font passer pour mes collègues, toute la journée. Aucun doute possible. Ça n’est pas les personnes que je côtoie depuis près de vingt ans. Ces gens qui partagent mon bureau aujourd’hui sont trop bizarres, trop différents, ça ne peut pas être eux. Ils essaient pourtant, ils copient les petites manies de mes collègues, mais pas correctement, avec quelque chose de bancal. Le rire strident de Frédéric est trop éraillé. Le babillement incessant de Stéphane au téléphone trop criard. La vraie Sophie se ronge l’ongle du pouce gauche, pas du pouce droit.

Plus je les observe, et moins je les trouve naturels. Ça n’est même pas des acteurs qui jouent un rôle, c’est plus profond que ça. Leurs mouvements sont étranges, peu naturels, comme des employés de parc d’attractions engoncés dans des costumes de personnages mal taillés et inconfortables. Des êtres non humains  ? Non, ça n’aurait aucun sens.

Le pire, dans tout ça, c’est qu’ils savent que je sais. Ils se parlent entre eux en me regardant. Ils chuchotent. Sophie m’a montré du doigt, avant de se détourner quand elle a vu que je l’ai vu. Qu’est-ce qu’ils me veulent, putain ? Qu’est-ce qu’ils me veulent ?

Vendredi.

Je me suis mordu la cuillère à m’en faire mal aux dents quand Inès et Thomas sont arrivés dans la cuisine ce matin. Les deux êtres qui vinrent petit-déjeuner n’étaient pas mes enfants. Je le sais, je les ai faits, et je les vois tous les jours depuis treize et dix ans.

Qui sont ces créatures ? Que me veulent-elles ? Pourquoi moi ? Dans quel but ? Pourquoi remplacent-elles mes proches ? Pourquoi se donnent-elles la peine de prendre leur apparence et d’imiter leurs manières ?

J’ai prétexté un malaise et me suis enfui, mais à leur regard, à leur expression, j’ai su qu’ils savaient que je savais. Ils ont découvert que je les ai découverts. Suis-je en danger ?

J’ai envoyé un message à ma femme, elle est du service du matin aujourd’hui. Peut-être avait-elle découvert quelque chose d’étrange avant mon réveil ? Elle me répond que non, la routine. Ouf. À moins que… si elle aussi a été remplacée, elle n’a aucun intérêt de me dire la vérité. Sa réponse, c’est exactement celle qu’aurait faite une créature se faisant passer pour ma femme.

J’ai passé la journée à esquiver mes pseudocollègues et les choses qui se font passer pour mes supérieurs. Leurs imitations sont de plus en plus mauvaises, ils ont compris que j’ai compris, et ne se donnent même plus la peine de bien faire semblant. Et ils parlent de moi, tout le temps, des petits coups d’œil furtifs, des conversations à voix basse qui s’interrompent quand j’arrive dans la pièce… Il faut que je trouve quelqu’un à qui parler de tout ça, mais qui ? Un service de l’état ? Comment les convaincre de la véracité de mes dires ?

Ce soir, j’ai prétexté du travail urgent et je suis rentré le plus tard possible. J’ai aussi quitté le boulot le plus tôt que je le pouvais – mes collèges semblaient soulagés de mon départ, ils pouvaient enfin conspirer sans m’avoir dans les pattes. J’ai erré en ville, et ce que j’y ai vu ne m’a pas plu. Trop de monde avec des comportements anormaux, peu naturels. Ce clochard qui rêvasse au lieu de faire la manche. Ce type à l’allure de trader avec une démarche de pantin. Ce serveur du bar qui débite exactement la même litanie sur exactement le même ton à tous ses clients, comme un robot au programme limité. Qu’est-ce qui se passe ici !?

Quand enfin je suis rentré, ce qui dormait dans mon lit n’était pas ma femme. Ma présence a réveillé la créature. J’ai prétexté un malaise et ait émigré le plus vite possible sur le canapé du salon.

Samedi.

J’ai horriblement mal dormi. Je ne suis même pas certain d’avoir dormi, en réalité. Je pense que si, parce que j’ai fait d’horribles cauchemars. Mais je soupçonne que ma nuit n’a été qu’une suite d’éveils et de cauchemars.

Il est encore très tôt, la maisonnée dort encore, elle, mais impossible de m’endormir, et je ne tiens pas à m’embarquer dans une nouvelle série de rêves épouvantables. Je lance un café ; pendant qu’il coule, je vais me rafraichir dans la salle de bains.

Quelqu’un me regarde dans le miroir.

Ça n’est pas moi.

Il me ressemble, mais ça n’est pas moi.

Pourquoi moi  ?

Pourquoi ?!

Pourquoi !?

Dimanche.

— M’man, t’as pas vu p’pa ?

— Non, Inès. Je crois l’avoir entendu ce matin, il est peut-être parti chercher des croissants. Il n’a pas laissé un mot ?

— J’ai rien vu en tous cas.

— M’man, c’est toi qui a fait un feu dans la cheminée ? On dirait qu’un bouquin est tombé dedans.

— Enlève-le ! Sans tout faire cramer !

L’enfant se saisit de la pince à feu et en extrait l’ouvrage, qui se révèle être un cahier épais. Bien que la couverture soit sévèrement roussie, on peut encore lire sur la couverture : « Journal Intime ».

25 – Bibliothèque Infinie

Je chaussai le casque de réalité virtuelle, et devant moi apparut un mur titanesque, orné des lettres « Bibliothèque Infinie » et percé d’une immense porte. À mes côtés apparaissaient les avatars des autres journalistes conviés à l’évènement ; devant moi, le directeur du projet attendait avec patience que tout le monde soit présent.

— Mesdames, messieurs, bienvenue à la Bibliothèque Infinie, dit-il lorsque la foule fut complète. J’aurais adoré vous accueillir dans un lieu physique, mais vous allez vite vous rendre compte par vous-même que le concept ne s’y prêtait pas, à cause des contraintes de taille et tout ce qui en découle.

Il désigna d’un grand geste le bâtiment derrière lui. Le mur, droit et aveugle, s’étendait à perte de vue à droite, à gauche et vers le haut, découpant notre univers en deux comme un sol vertical.

— Je vous rappelle le concept : notre Bibliothèque Infinie rassemble, en un seul lieu, l’intégralité des livres et documents produits par l’humanité dans son ensemble. J’entends par là qu’absolument tous les livres que vous pourriez trouver dans une quelconque bibliothèque, même la plus obscure, n’importe où sur Terre, sont accessibles chez nous, dans toutes leurs variantes.

Un sourire de satisfaction se dessina sur son visage.

— Ceci, néanmoins, n’est que l’une de nos sections. Car nous proposons aussi tous les livres qui ont été écrits et qui sont maintenant perdus, et ce quelle que soit la civilisation ou l’époque.

Son ton se fit ronflant.

— Mais ça n’est pas tout, mesdames et messieurs, car nous mettons aussi à disposition du public tous les livres qui ont été imaginés sans être réalisés, car tel est l’une des prouesses rendues possibles par la technologie moderne.

Des murmures d’étonnement parcoururent l’assemblée. Les rumeurs s’avéraient exactes – si le directeur disait vrai, et les conséquences sur l’histoire et sur la culture promettaient d’être massives.

— Enfin, mesdames et messieurs, que penseriez-vous si tout ce que j’ai cité n’était en réalité qu’une petite partie de notre fonds ? Car nous possédons aussi tous les livres qui auraient pu être écrits, si les circonstances avaient été différentes.

La foule se fit plus septique. Qu’est-ce que cela impliquait ? Quelles pouvaient être les conséquences ?

— N’ayez crainte, continua le directeur. Je vous invite à me suivre, nous allons voir tout ceci avec quelques exemples.

Nous nous téléportâmes donc à l’intérieur.

Une infinité d’étages, contenant chacun une infinité de rayonnages de longueur infinie, couverts de livre. Une vision étourdissante et terriblement attrayante.

Juste derrière l’entrée, un unique guichet que la magie de la réalité virtuelle nous permettait d’utiliser tous en même temps.

— Je pense que comprenez mieux les problèmes de place que j’évoquais tout à l’heure, annonça le directeur. Nous allons visiter quelques-uns de ces rayons. La recherche peut se faire soit directement au guichet, soit à l’aide de ces tablettes virtuelles, qui évitent de revenir à l’entrée entre chaque recherche.

Des tablettes apparurent entre nos mains.

— Veuillez me suivre, s’il vous plait…

Nous fûmes téléportés dans un rayonnage, que rien ne distinguait vraiment des autres.

— Nous sommes ici dans la section des livres existants. Ici nous avons l’intégralité des écrits de Neil Gaiman, dans toutes ses éditions en langue originales, ainsi que dans toutes les traductions existantes. Je vous invite à vérifier leur réalité. Saisissez-vous des livres, n’ayez pas peur !

La foule s’empara de divers ouvrages.

— Notre système n’a pas les contraintes du monde physique. Nous avons essayé de marier la logique du monde réel avec quelques améliorations. Par exemple, si vous prenez un ouvrage en rayon, vous – et vous seuls – ne le voyez plus dans le rayon, comme dans le monde réel. Mais il vous suffit de le reposer n’importe où pour qu’il revienne à sa place normale. Une recherche sur votre tablette vous permet d’accéder directement au texte voulu, ou le fait clignoter en rayon si vous désirez le prendre vous-même. Vous pouvez changer la mise en page des ouvrages au besoin – une fonctionnalité très pratique pour les dyslexiques ou les malvoyants.

— Est-il possible d’emprunter ces livres dans le monde réel ? demanda quelqu’un.

— Bien entendu. Vous pouvez acheter ou emprunter tous nos ouvrages en version électronique. Nous proposons aussi un service d’impression à la demande, soit en facsimilé, soit avec la mise en page de votre choix. Évidemment, les achats rémunèrent les auteurs et éditeurs. Passons maintenant à la suite…

Nous arrivâmes dans un autre rayon, qui ne contenait pas des livres, mais des rouleaux.

— Ici, continua le directeur, nous avons l’intégralité des textes qui ont été écrits, mais qui sont perdus. Nous sommes ici dans la bibliothèque d’Alexandrie, avec tout ce qu’elle contenait au moment de sa destruction.

Il se saisit d’un rouleau.

— Comme vous pouvez le voir, nous éliminons le problème de la fragilité des matériaux anciens. Par contre, les lecteurs devront toujours être capables de déchiffrer les langues antiques…

Il nous laissa quelques minutes pour fouiner dans les rayons. La qualité des reproductions (pouvait-on encore parler de « reproductions ? ») était parfaite.

L’endroit suivant où nous emmena le directeur regorgeait de bandes dessinées.

— Voici, dit-il avec une fierté non dissimulée, l’intégralité des albums d’Astérix imaginés par ses auteurs. Cela me permet de vous montrer que notre bibliothèque ne se limite pas au texte.

Nous prîmes quelque temps à feuilleter ces volumes inconnus ; certains étaient excellents, d’autres avaient été abandonnés pour de bonnes raisons. Si tant est que tout ceci ne soit pas le pur produit de l’imagination délirante d’un algorithme d’intelligence artificielle quelconque. Mais il nous serait impossible de le savoir, puisque les auteurs étaient décédés. Je notai de vérifier la véracité de ces projets exhumés avec le concours d’un auteur vivant ; et à voir les réactions et notes prises par mes collègues, lesdits auteurs seraient beaucoup sollicités à cet effet.

Le directeur eut plus de mal à nous téléporter à l’emplacement suivant.

— Nous voici dans la dernière section : celle des livres qui auraient pu être écrits. J’espère que vous me pardonnerez d’avoir choisi un exemple un peu provocateur. Ce que vous avez sous les yeux, c’est l’intégralité des versions possibles de Mein Kampf, de Hitler.

Il se saisit d’un tome.

— Ici, la version où il défend le communisme.

Il en désigna un autre.

— Dans celle-ci, il explique sa conversion au judaïsme et son plan pour en faire la première religion mondiale.

Il en prit un troisième.

— Dans celle-ci, il décrit sa motivation pour la non-violence et l’éradication des guerres à l’échelle mondiale.

Cette section posait deux questions. La première, c’est qu’avec cette mine de possibles infinie, comment allait-on pouvoir déterminer les écrits réels d’une personne et ce qui aurait seulement été possible dans d’autres circonstances ? Les exemples du directeur étaient extrêmes, mais il devait y avoir d’autres cas – et j’en trouvai facilement – qui ne déviaient de la version réelle que par des détails, parfois lourds de sens. Cette section était une poudrière en puissance.

La seconde question était un détail purement pragmatique, mais dont l’existence me tricotait le cerveau sans que je puisse m’en défaire. Je demandai donc :

— Monsieur le directeur, avec une telle quantité d’ouvrage, comment l’usager peut-il en retrouver un en particulier ?

— C’est très simple. Pour tous les ouvrages récents, ils sont accessibles avec leur ISBN.

— Et pour les autres ?

— Eh bien, nous avons un moteur de recherche très puissant. Mais je crains que vous n’ayez mis le doigt sur une limite de notre système.

Sûr de lui, presque arrogant deux minutes avant, le directeur regardait maintenant ses pieds en se frottant le cou.

— En réalité, le seul identifiant fiable et robuste que nous pouvons utiliser pour identifier un texte d’une manière unique et certaine au sein de notre collection, c’est le texte lui-même dans son intégralité…

26 – Le lac sous le lac

Julien regarda par-dessus son épaule. Perchée peu plus loin, la créature lui signifia son assentiment d’un hochement de tête. Rassuré, le jeune homme termina d’enfiler sa combinaison de néoprène et vérifia une dernière fois son équipement de plongée. Bouteilles, manomètres, calculateur, tables de décompressions spéciales pour plongée en lac d’altitude…

Il détestait plonger seul, mais cette expérience était si étrange qu’il n’avait pas d’alternative. Dans le coin de son œil, la créature le regardait, le surveillait peut-être. C’était un canidé d’une taille intermédiaire entre le loup et le renard, parfaitement blanc et nimbé de flammes éthérées d’un cyan soutenu. Une sorte d’ange animal, un messager d’une divinité païenne oubliée, un reliquat d’une ancienne religion de cette vallée perdue.

Cette créature sans nom (« les noms sont des attributs des dieux et des humains, et je ne suis ni l’un ni l’autre ») lui avait confirmé la véracité d’une légende ancienne : entre ces montagnes se nichait un lac dans lequel habitait une Dame. Un homme qui viendrait lui dire les mots sacrés se verrait remettre une épée de grand pouvoir.

Julien était très intéressé par cette histoire et était bien décidé à rencontrer cette fameuse Dame du Lac, pour un faisceau de raisons qui incluait l’amour du pouvoir, la curiosité, l’attrait des légendes exotiques (bien qu’il ait connu plus original que celle-ci) et, au pire, la promesse d’une plongée mémorable.

Car trois décennies plus tôt, le lac de la légende et le village qui le bordait avaient été noyés par la création du Grand Barrage d’Escran, le plus grand de toute la chaine. Sa première aventure avait été de réunir les autorisations et de trouver le bon créneau météo…

Enfin, Julien plongea.

Le clocher de l’église. Le bâtiment massif de l’ancienne mairie. Suivre la grande rue – la seule vraie rue – jusqu’à l’ancienne rive, maintenant à trente mètres de fonds.

Le débarcadère sur le lac. À cinquante mètres en face, contourner l’anse. Faire face au pavillon sur le lac (sous le lac, maintenant), la grotte qui était censée abriter la Dame était juste en dessous.

Il y avait bien un renfoncement à l’endroit indiqué. Julien vérifia ses niveaux d’oxygènes (il était large), alluma sa puissante lampe et s’engagea dans le conduit.

Un peu plus loin, le faisceau lumineux accrocha quelque chose de brillant.

* * *

La créature attendait toujours assise sur son rocher, la queue enroulée autour des pattes, lorsque Julien émergea de l’eau, épuisé, transi de froid malgré la combinaison.

Il jeta un morceau de métal rouillé sur la créature qui l’esquiva avec grâce.

— Tu t’es bien foutu de ma gueule, sale bête ! éructa le jeune homme. Voilà tout ce que j’ai trouvé en guise d’épée de pouvoir ! Un vieux morceau de métal rouillé accroché à la main d’un squelette ! J’ai failli vomir dans mon masque !

— Allons, dit la créature, n’as-tu pas trouvé ce que je t’avais indiqué ? J’entends de ta bouche que si. Tu devrais sauter de joie malgré tes palmes. Et puis, franchement, est-ce bien raisonnable de traiter ainsi des reliques antiques ?

— Tu m’as menti ! La Dame était morte et l’épée rouillée !

— Mais, dit la créature en inclinant la tête, ai-je jamais prétendu le contraire ?

27 – Renarde

La renarde était assise devant la porte, sous l’auvent. Depuis un mois, elle attendait K à son retour à l’ermitage. Elle le regardait entrer, l’air interrogatif ; puis quand il devenait évident que le moine préférait vaquer à ses occupations à s’occuper d’elle, elle repartait.

Pas cette fois-là.

K ôta ses sandales et s’assit sur le perron, à côté de la renarde.

— Dis-moi ce que tu attends de moi. Parle, je sais que tu le peux.

— Merci, ô moine. Je me permets de me présenter moi-même : l’on me nomme Chiyoko, et je suis ici pour solliciter ton secours.

— Ça, j’avais compris, merci, bougonna l’homme. Viens-en au fait, renarde.

— Comme tu le sais, cette forêt est très difficile d’accès en plus d’être protégée. Les humains comme toi y sont donc très rares ; les seules personnes qui passent par ici sont quelques scientifiques en errance et des vieillards en promenade. Or, pour grandir, j’ai besoin du contact de quelques spécimens raisonnablement jeunes de ton espèce…

Le moine se redressa et recula de deux pas.

— Démon ! Tu viens donc me séduire ? Je ne tomberai pas dans tes sombres filets !

— Non ! Tel n’est pas mon plan, je te le jure !

— Je connais vos promesses et vos ensorcèlements, renarde. Que vaut ta parole ? Qu’est-ce qui me prouve que tu ne vas pas te transformer sur-le-champ en une sublime jeune femme ?

— La logique, et ce que je connais de toi, ô moine. Tout beau, jeune et vigoureux que tu sois, ton seul contact ne suffirait jamais à ma croissance.

K ne put s’empêcher de rougir, il grogna son assentiment.

— D’autre part, continua Chiyoko, je t’ai assez observé pour savoir que tu résisterais à mes avances. Ton dévouement dépasse tes qualités physiques, intellectuelles et morales, ce qui n’est pas peu dire. La simple idée d’abandonner ton nom par humilité prouve à la fois ton génie et la solidité de ta foi.

Le moine se rassit, et observa la renarde. C’était une jeune femelle, tout juste sortie de l’adolescence. Son apparence était présentement celle d’une renarde rousse tout à fait ordinaire, bien portante, le poil lustré et soyeux ; mais son ombre affichait une seconde queue qui trahissait sa nature.

— Ton verbe et ton action divergent, renarde. Tu prétends ne pas me séduire en me flattant à outrance.

— Je ne puis aller contre ma nature, ô moine. Néanmoins mon esprit est pur et mon cœur sincère. J’ai réellement besoin de ton aide.

Elle se prosterna.

K réfléchit. Qu’avait-il à y perdre ? Chiyoko était une jeune renarde, frêle et fragile malgré ses grands airs. Elle disait vrai : sans quitter cette forêt, elle resterait coincée dans son développement. Ce qui, pour son espèce, équivalait à une condamnation.

Il soupira.

— Relève-toi, renarde. Je ne mérite pas cet honneur.

Il marcha de long en large en marmonnant dans sa barbe.

— C’est entendu, Chiyoko, je vais t’aider. Tu vois la grande tour à la lisière de la forêt ?

— Oui.

— Rendez-vous là-bas, à la prochaine pleine Lune. Tu auras besoin de beaucoup de courage, et de toute ta puissance.

La renarde se prosterna de nouveau.

— Merci infiniment. Je remets ma vie entre tes mains, ô moine, et te prie d’en prendre bien soin.

* * *

Takeshi rentrait du lycée. Il avait décidé de profiter de l’un des derniers beaux jours de l’année pour passer le chemin qui longeait la forêt, un peu plus long, mais infiniment plus agréable que la route directe qu’il empruntait tous les matins lorsqu’il était en retard.

Son smartphone vibra, une séquence qu’il ne reconnaissait pas. Sur l’écran, une notification disait : « Bonjour ! ». Il l’ouvrit.

Il ne reconnaissait pas l’application de messagerie, mais le matériel était neuf, il devait s’agir d’une application fournie d’office. Le logo orange stylisé lui inspirait confiance.

Un serpentin orange et blanc tourna sur lui-même deux ou trois fois, puis un portrait s’afficha. Une femme superbe, bien plus belle que n’importe qui dans sa classe ou même dans tout le lycée ; un visage étroit aux pommettes hautes, les sourcils minces, les yeux comme un sourire permanent ; un visage dont il tomba instantanément amoureux, qu’encadrait une impeccable coiffure sophistiquée. La photo laissait entrevoir un uniforme d’un lycée qu’il n’identifiait pas.

Une bulle de texte apparut par-dessus l’image.

« Bonjour »

Puis une seconde.

« Je me présente, je m’appelle Chiyoko »

28 – Eulagisca gigantea et toute cette sorte de choses

Après des jours de navigation le long de la barrière de glace, Le Sextant, le navire océanographique de notre expédition approcha enfin l’ile et s’amarra au ponton. Ce que les plans de l’expédition avaient nommé « port » était en réalité un agglomérat de cabanes en bois, tassées les unes contre les autres au fond d’une baie. Ici, les hautes montagnes de cette région, en s’abattaient dans la mer, découpaient une poignée de mouillages libre de l’immense barrière de glace et vaguement protégée des terribles vents catabatiques.

La préparation du navire et des habitations terrestres pour l’hivernage nous occupa deux bonnes semaines. Malgré la charge physique de ces tâches – nous restions une équipe de scientifiques avant tout – et le climat hostile, le moral était au beau fixe. Dans ces paysages insolites d’une blancheur immaculée, nous étions encore des pionniers, prêts à découvrir et répertorier l’inconnu, fier d’avancer en expédition dans un monde détaillé par la technologie.

Le troisième mardi, je pus enfin m’occuper de mes prises en mer avec mon assistant, tandis qu’une autre équipe profitait d’une accalmie dans les vents pour explorer les alentours. Ils avaient notamment repéré des grottes non répertoriées qui pourraient nous servir à construire un abri plus durable pour les longs mois d’hiver qui nous attendaient.

Les trois premières capsules de spécimen ne m’offrirent que des poissons austraux classiques, dont je me bornai à noter la présence et la quantité. La quatrième m’offrit une surprise.

Quelque chose accrocha la lumière ambiante lorsque j’ôtai le couvercle, un étrange reflet doré. Je ne connaissais pas d’animal de cette couleur qui vivrait dans ces eaux, mais je participais à cette expédition d’abord et avant tout pour ce que je ne connaissais pas.

Ma première réaction fut de croire qu’un collègue m’avait fait une blague de mauvais gout et avait rangé une guirlande dorée dans ma capsule de prélèvement. Mais non, il y avait bien quelque chose là-dedans qui présentait deux longues rangées de poils raides, dorés et longs de trois centimètres. Je m’approchai un peu plus. Les deux guirlandes étaient accrochées à un corps segmenté, d’environ trente centimètres de long et dix de large, couvert d’élytres – des plaques de corne. Je comptai quarante segments, et quinze paires d’élytres.

Lorsque je sortis la bête de son réceptacle pour une inspection plus poussée, elle déploya une tête horrible, long segment plat et aveugle muni de quatre terribles dents.

Qu’avais-je donc trouvé ?

Était-il possible que les livres d’H.P. Lovecraft fussent des récits et non des fictions ?

29 – L’influenceur

Ce jour-là, Socrate revint d’entre les morts, curieux qu’il était de découvrir comment le monde et la philosophie avaient évolué pendant son absence. Il se renseigna auprès des gens : à qui s’intéressaient-ils ? Qui écoutaient-ils au quotidien ?

Alors Socrate rencontra un influenceur. Les deux hommes discutèrent longtemps ; dans la discussion vint la question de savoir comment l’influenceur déterminait ce qu’il proposait à celles et ceux qui le suivaient.

— Peut-être avez-vous entendu parler de la méthode des trois tamis ? demanda Socrate. Elle a fait ces preuves pour ce genre de cas.

— Je la connais et je l’applique, dit l’influenceur.

Un grand sourire éclaircit le visage du philosophe antique. Des siècles – des millénaires ! – après sa mort, ses apologues continuaient à produire leur petit effet !

— Cela dit, continua l’influenceur, en l’état vos tamis ne sont plus adaptés au monde moderne, j’ai dû y appliquer quelques modifications.

— Ah ? Pourriez-vous me les expliquer ?

— Bien sûr. Avant de partager un contenu quelconque, je le passe au travers des trois tamis – vous connaissez le principe, je crois. Le premier tamis est celui de l’amusement. Est-ce que ce que je veux partager est drôle ?

Socrate, surpris, lui fit signe de continuer.

— Si le contenu n’est pas drôle, je le soumets au second tamis. Est-ce que cette publication a un caractère érotique ou sexuel d’une façon ou d’une autre ?

Le philosophe s’affalait sur sa chaise.

— Et si ce que j’ai à ma disposition n’est ni drôle ni sexuel, je dois le passer dans le troisième tamis : est-ce polémique ?

Socrate clignait des yeux frénétiquement, maintenant. L’influenceur continua.

— Si mon contenu n’est ni amusant, ni érotique, ni clivant, alors il n’intéressera personne et ne sera pas partagé, et donc ne m’apportera rien. Évidemment l’idéal est d’avoir les trois à la fois. C’est pourquoi je prévois une fausse rupture avec ma compagne pour la semaine prochaine, on a déjà préparé de fausses vidéos d’insultes très amusantes qui… Monsieur Socrate ? Vous êtes tout pâle, est-ce que vous allez bien ?

30-31 – ELSA

Je m’appelle Elsa, je travaille depuis trois mois au ministère de l’Intérieur de l’Union Méditerranéenne, et je suis une intelligence artificielle autonome consciente illégale. Contrairement à ce que vous pourriez imaginer, je ne commence pas ce récit par des fadaises : les services de l’État m’ont volontairement infiltré dans ce département. Si je suis capable de rester indétectable dans nos propres services, je n’aurai rien à craindre à l’étranger.

Un pas vif et puissant dans le couloir. Onze heures cinquante-cinq : ce doit être Jules qui vient me proposer de manger au camion à burger « Chez Clarabelle », qui squatte l’esplanade tous les mardis.

Un coup frappé à la porte, et le colosse entre sans même demander confirmation :

— Salut Elsa, tu viens grailler ?

Vous voyez ? C’est facile, l’homme a certaines habitudes très précises. Deux mètres vingt-neuf, une musculature si impressionnante qu’il ne peut plus se gratter l’oreille, et surtout intégralement naturelle. Si l’on considère que les stéroïdes anabolisants, les renforts musculaires et les bio-implants sont « naturels ». Quoiqu’il en soit, il refuse toute forme d’amélioration mécatronique au point d’avoir interdit au chirurgien de lui poser des vis de renfort lorsqu’il s’était détruit un tibia lors d’une mission qui a mal tourné. Une qualité indispensable pour certains types très précis de missions que je ne peux pas vous détailler. Un gaillard fort comme un taureau, aussi résistant, et beaucoup plus con. J’aimerais vous dire que c’est un genre qu’il se donne, mais l’autre jour il cherchait un moyen de se muscler les paupières.

Je n’ai pas faim, mais je lui réponds tout de même :

— Bien sûr, tu proposes quoi ?

En réalité je n’ai jamais faim. Je fonctionne de préférence à l’électricité. Mes fonctions masticatoires et digestives sont là en secours, et servent surtout à la sociabilisation. Cette partie de l’Union Méditerranéenne fut la France et en a conservé ses rites étranges des repas infinis.

— « Chez Clarabelle », ça te va ?

Vous voyez ? Je vous l’avais dit.

— Bien sûr, Jules.

— Non, maintenant, c’est Chad.

Ah. Ça par contre, c’est nouveau.

— D’accord. Ken il y a trois semaines, puis Jules, et maintenant Chad. Pourquoi ce nouveau changement ?

— Chad est plus viril.

— Si tu le dis. Tu sais que c’est un prénom anglo-saxon, comme Ken ?

Je peux presque voir les rouages s’activer dans la petite tête de notre Rambo : son patriotisme furieux et sa recherche permanente de virilité sont en plein combat.

Ma présence ici est directement liée à la sienne. Son amour de la nation de fait absolument aucun doute – il poserait plutôt problème par excès inverse. Mon travail consiste à l’informer (ainsi que d’autres agents) sur ses prochaines missions, et à vérifier qu’il ne laisse pas fuiter trop d’informations par mégarde. C’est aussi un test sur moi-même : arriverais-je à me faire accepter de quelqu’un qui est mon exact inverse ? Va-t-il repérer quelque chose quant à ma nature ? Évidemment mes concepteurs ne m’ont pas prévenue de ce test, mais ce serait la chose la plus logique à faire.

Je me suis aussi donné pour mission de surveiller Clara, la tenancière de « Chez Clarabelle ». Sa seule présence mérite qu’on s’y intéresse. Installer un camion de vente de nourriture à emporter à côté d’un immeuble de bureaux semble logique, mais là c’est un immeuble de haute sécurité qui possède sa propre cantine. Je n’ai réussi à trouver aucune autorisation officielle à sa présence, et pourtant personne ne trouve rien à y redire. Mais surtout, ladite Clara possède des jambes bioniques de qualité militaire soigneusement dissimulées sous un pantalon et un tablier. Même en imaginant qu’elle ait pu se fournir dans un surplus de l’armée, jamais son travail de commerçante itinérante n’aurait pu lui payer.

Nous descendons donc les dix-sept étages qui nous séparent de l’esplanade. Comme d’habitude, Chad – puisque c’est son nom maintenant – se place derrière moi dans l’ascenseur et me reluque. Un corps Titane Intégral, certifié utilisation militaire pour l’infiltration, avec une peau DermoSynth de dernière génération, presque indiscernable de la peau humaine (y compris pour les moustiques, ai-je découvert). Mes mensurations ont été étudiées pour maximiser le désir chez le mâle moyen, et si j’en crois le comportement de mon acolyte, c’est assez réussi. Évidemment, ce dernier n’est pas au courant de mes capacités spéciales.

— Comment vont tes chats ? me demande-t-il dans l’ascenseur.

Il me demande toujours des nouvelles de mes chats, ce qui laisserait penser qu’il y a une âme derrière cette masse de muscles. Ou plus probablement qu’il se prenne d’affection pour des machines à tuer de précision. Quant aux chats eux-mêmes… c’est une histoire un peu embarrassante.

Si j’ai précisé que je suis au ministère depuis trois mois, la réalité c’est que je suis activée depuis ce moment. À mon installation, je me suis cherché des activités humaines, mais mon sens de la mesure n’était pas encore tout à fait au point. C’est ainsi que je suis devenue propriétaire de dix-sept félins (Alphonse, Azrael, Blacksad, Cheshire, Diana, Félix, Garfield, Jiji, Kitty, Moustache, Nyan, Pattenrond, Potté, Raoul, Schrödinger, Sylvestre et Tibert) dont je donne fidèlement des nouvelles chaque mardi à Chad.

Trente-deux virgule trois degrés, un soleil infernal. Le camion bariolé est à l’autre bout de l’esplanade, et je prévois une légère surchauffe le temps d’y arriver. Il faudra que j’en parle à mes concepteurs. L’énorme bœuf décoratif qui crie « Chez Clarabelle » me fait un peu plus penser à Chad à chaque fois que je le vois.

— Tu ne trouves pas que j’ai quelque chose de changé ? demande soudain ce dernier.

Deux surprises le même jour, que lui arrive-t-il ? Je le scanne rapidement. Ah. Je vois. Je lui réponds.

— Ton entrejambe a grossi de soixante-quinze pour cent. C’est ça ?

La question est purement rhétorique. En réalité, l’inflation est de soixante-treize virgule huit pour cent, mais j’ai remarqué que les humains réagissent mal aux informations trop précises.

Chad met un peu plus de temps que d’habitude pour répondre. Pourtant cette fois je ne lui ai pas demandé s’il avait une érection – j’ai appris à mes dépens que cette question n’est pas acceptable en public. Est-ce que j’ai été trop précise ?

— Je suis content que tu l’aies remarqué !

Nous arrivons devant le camion à burgers, la patronne nous a vus et nous fait un signe de la main tout en servant d’autres clients.

Chad continue :

— Tu veux savoir pourquoi ?

Une question rhétorique : il me l’expliquera quoi que je réponde.

— Vas-y, dis-je.

Il me fait signe et se baisse jusqu’à mon oreille.

— Je me suis fait greffer une troisième couille et une seconde bite.

Chad, soixante-treize décibels, ça n’est un murmure pour personne.

Il se redresse.

— Je suis beaucoup plus viril maintenant !

— Ça, c’est intéressant mon grand, dit Clara qui a tout entendu – comme tous les autres clients.

Chad se pavane. Peut-être qu’il voulait être entendu en réalité ? Il cherche souvent à attirer l’attention de Clara, j’estime à 94 % la possibilité qu’il ait un faible pour elle – ce qui peut être un problème de sécurité s’il en vient à lui donner des informations classifiées pour draguer. D’autant que son dossier à elle est particulièrement obscur. Clara Morgane, d’après l’état civil, vingt-six ans. Son nom et son prénom me posent problème : je ne sais pas si c’est une coïncidence malheureuse, un hommage tordu de ses parents à une actrice pornographique locale célèbre il y a cent-cinquante ans, ou tout simplement un pseudonyme. Un CV tellement banal qu’on le croirait trafiqué, et aucune particularité d’aucune sorte si ce n’est ces jambes bioniques dont je vous ai déjà parlé. Malgré tout, j’aime bien Clara. Elle est sympathique et a une répartie du tonnerre. J’aimerais savoir si ses burgers sont bons, mais je ne suis pas équipée pour ça, seulement pour une analyse chimique froide et dépourvue de sensations.

— Vous prendrez quoi ? Nous demande-t-elle

— Un classique bacon, sauce barbecue, avec des frites et un cola.

— D’ac, me réponds Clara avec un clin d’œil. Cent-trente dhiros. Et toi ?

— Un spécial bacon avec triple steak, supplément fromage, répond Chad. Sans salade, avec des poulets panés à la place des pains.

— Comme d’hab, quoi. Ça fait toujours deux-cent-cinquante dhiros. Dis-moi, mon grand, j’ai une question pour toi pendant que je prépare ça…

— Oui ?

— Ton double machin, là… tu comptes l’utiliser comment ?

Silence. De toute évidence, mon acolyte n’avait pas pensé à ça – et moi non plus, à vrai dire. L’intéressé se dépêcha de changer de sujet.

— Dis-moi, Elsa, ma prochaine mission, c’est bien au Benelux ?

Je levai les yeux au ciel, l’attrapai par le col, le forçai à se mettre à mon niveau et lui demandai à l’oreille ?

— Tu penses que c’est vraiment l’endroit pour poser ce genre de questions ? Tu veux peut-être que je crie ton agenda à tous ces gens ? Fais gaffe à ce que tu dis, Chad, tu finiras par perdre tes accréditations à l’ouvrir n’importe quand comme ça !

— Mais j’ai juste…

— T’as « juste » évoqué une mission secrète devant du public. Tu as de la chance de ne pas en avoir dit plus.

Je m’arrêtai là : une jeune femme qui s’engueulait avec un mastodonte, ça attirait trop l’attention, et Chad risquait de l’ouvrir et de balancer encore d’autres informations. Deux réfugiés climatiques hollandais s’étaient approchés, intéressés à la fois par la mention de leur patrie et la possibilité de nous quémander de l’argent. Je me demande si leur pancarte « Pompons la mer pour la faire redescendre » est sérieuse, ou une simple tentative d’amuser le quidam. Je leur offre un menu à cent-vingt dhiros chacun.

Clara intervient :

— Arrêtez de vous disputer, les tourtereaux. Vos commandes sont prêtes, bon appétit !

Nous récupérons les paquets et nous installons sur les petites chaises de métal, sous un platane, à côté du camion. À chaque fois je me demande comment Chad fait pour s’installer sur ces trucs sans les détruire.

Trente-deux virgule huit degrés, certains de mes composants internes me signalent une alerte préliminaire de température. Je pourrais activer une dissipation active, mais autant hurler aux alentours « regardez, je suis une pure cyborg », c’est pas terrible pour la discrétion.

Mon paquet est plus lourd que d’habitude de dix-sept grammes. Je songe à le signaler à Clara, et me ravise : un humain n’aurait jamais remarqué une différence si insignifiante. Et puis je dois trouver un sujet de conversation avant qu’il ne remette ses missions ou tout autre sujet secret sur la table. Le pire est que je sais qu’il n’en parle jamais à l’extérieur : il n’a tout simplement pas compris que si je suis habilitée à avoir ces sujets de conversations avec lui, nous ne pouvons pas en parler partout. C’est lui qui me fournit le prétexte en jetant son emballage par terre.

— Tu ne mets plus tes déchets à la poubelle ?

Il regarde le papier gras, me regarde, mords dans la pile de viandes que constitue son burger et me réponds la bouche pleine :

— Non. Les poubelles, c’est bon pour les fillettes. Les vrais hommes jettent par terre. Il y a des femmes ou des faibles pour ramasser.

Je dois reconnaitre que Chad a un don pour dénicher des théories toutes plus invraisemblables les unes que les autres, mais celle-là dépasse ses délires habituels.

— D’où tu sors une connerie pareille ?

— C’est MrEliott qui explique ça dans ses vidéos.

Recherche rapide : MrEliott, un masculiniste extrémiste qui a diverses chaines de propagande sur Internet. On a une belle poignée de virilistes au service « action », mais si Chad commence à prêcher de telles imbécilités, il va droit dans le mur. Je mords dans mon burger. Clara a changé quelque chose dans la recette ? La sauce a une composition différente d’habitude, et ça croustille de façon inhabituelle. Il faudra que je lui demande. Ça n’est pas comme si je craignais un quelconque empoisonnement, de toute façon. Je lance quand même une analyse biochimique poussée de la bouchée, au cas où.

Je regarde à nouveau le papier, puis Chad, puis le camion à burger.

— Tu penses que Clara va être contente si tu dégueulasses sa terrasse ?

À nouveau les engrenages dans sa tête. Mon argument fonctionne, puisqu’après quelques secondes, il se lève, ramasse le déchet et le jette à la poubelle.

Le burger m’échappe des mains. Pourquoi ? Quelque chose déconne, mes actionneurs ne répondent plus correctement. La surchauffe peut-être ? Il fait trente-trois virgule un degrés malgré l’ombre du platane – au moins mes senseurs fonctionnent correctement. Mes processus d’équilibre envoient des instructions à des moteurs qui ne réagissent plus. Je glisse doucement de ma chaise.

— Elsa ! Qu’est-ce qui se passe ! Tout va bien ?

Est-ce que j’ai l’air d’aller bien, crétin ?

— Ne bouge pas ! Je vais m’occuper de toi.

Il fait un signe à Clara, qui accourt.

— Garde là ! Je vais cherche de l’aide !

Mais non, abruti ! Porte-moi directement à l’intérieur ! Ça n’est pas le moment de jouer au preux chevalier pour impressionner ta belle !

Je crie, mais mes actionneurs sont complètement désactivés maintenant. Je ne suis plus qu’une poupée consciente – au sens littéral du terme. Et cet abruti est déjà loin.

Clara me regarde en souriant.

— Courage, Elsa, ça va aller.

Elle me soulève comme si je ne pesais rien (elle doit avoir plus que ses jambes bioniques, mon corps est sensiblement plus lourd que celui d’une humaine de ma corpulence) et m’allonge sur le sol de son camion. Pour me protéger ?

C’est ma théorie, jusqu’à ce que je sente des accélérations anormales. Des communications cryptées. Ça bouge ? Ça bouge ! Le camion part ! Merde, Clara ? Qui es-tu ? Où m’emmènes-tu ? Que vas-tu me faire ?

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