Isis s’affala sur sa chaise, le regard perdu vers le plafond. En retraçant sa route pour Az, elle s’était rendu compte que Venceslas avait raison sur un point : ils avaient été ballotés d’un lieu à un autre, sans cause évidente, sans lien logique apparent. Elle repensait à ce que lui avaient dit les Dieux, lors de son jugement.
« Une quête doit être réalisée, qui permettra aux Dieux et à toute chose de déterminer le devenir de ladite âme. ». Ces mots étaient restés gravés en elle, signes de son destin. La quête en elle-même était assez floue, en vérité, puisqu’elle consistait à accompagner le jeune homme dans son voyage, sans qu’elle ne sache rien ni de lui, ni de son but, ni jusque quand elle devait le suivre, ni rien. Sur l’instant elle n’y avait pas prêté attention – la surabondance d’émotions et d’informations, et les plans des Dieux sont ineffables.
Elle enfonça les mains dans ses poches, et buta sur la bague. Cette bague… Elle la sortit et la fit jouer dans la lumière. Objectivement, c’était un beau bijou, simple et élégant – un fin anneau de platine liseré d’or jaune, exactement à la bonne taille. Dommage qu’il soit si lourdement chargé de symboles et d’histoire… pourquoi l’entité – comment s’appelait-elle déjà ? – le lui avait rendu ? Avait-elle une importance quelconque pour sa quête ? Ou était-ce parce que, d’une certaine façon, cette bague représentait la raison de sa présence ici, comme l’était la statuette de Bastet pour Venceslas ?
Isis reporta son attention sur Aya qui, dans l’axe du bijou, l’observait. Si on pouvait savoir ce que faisait véritablement cette fille par-delà son masque. Qui était-elle réellement ? « Un monstre », selon ses propres mots, ce qui ne signifiait rien en réalité. Qu’est-ce qui se cachait derrière ce masque de céramique et ces habits couvrants ? Elle devait bien l’enlever de temps à autre pour se laver, se nourrir. À moins… qu’elle n’en ait pas besoin ? Tout était possible.
Elle n’avait que peu de certitudes sur cette fille en bleu. Elle était apparue comme ça, d’on ne sait où, et prétendait connaitre Venceslas, et la réciproque était fausse. Elle n’avait jamais rien laissé voir, dit ou fait qui permettait de comprendre sa nature authentique. Et elle ignorait Isis ouvertement, sans que cette dernière ne sache réellement pour quelle raison. Jalousie ? Volonté de nuire ? Ou, une idée étrange, mais qui trottait dans la tête de la jeune femme depuis un moment déjà : et si la véritable compagne de voyage de Venceslas était Aya ? La présence d’Isis n’était qu’un caprice des Dieux, après tout, et peut-être que cette mystérieuse personne était incapable de tenir compte de son existence parce qu’elle n’aurait jamais dû être là.
Le regard d’Isis glissa sur Az et Venceslas, qui discutaient entre eux. Le guide… n’inspirait aucune confiance, au contraire. Il avait plus du roublard qui cherchait à les embobiner qu’à une aide utile. Pour l’heure, il incitait Venceslas à déterminer un but à son périple, et de toute évidence ce dernier n’y avait jamais réfléchi. Évidemment, quand une Déesse dit « Marche », on marche ; mais quand même, ça n’interdit pas de s’interroger à un moment, non ?
Tous les deux ignoraient Aya. En y repensant, Az l’avait toujours plus ou moins ignorée : il avait accepté sans contradiction sa non-explication sur le fait qu’elle était un monstre, et ne lui avait pas posé la moindre question quand ils avaient raconté leur voyage. Était-ce un indice quant à sa nature ? Difficile à dire, mais Isis conserva cette information dans un coin de sa tête.
Les deux hommes négligeaient aussi Isis. Encore une fois, on allait décider de son avenir sans chercher à la consulter. Comme toujours. Elle aurait aimé avoir l’habitude, mais ça l’énervait, comme ça l’avait toujours énervée. Une idée traversa son esprit : et si c’était ça, l’épreuve des Dieux ? Supporter un voyage complet avec des types indécis qui déterminent tout de même son futur, sans s’exaspérer ? À moins qu’ils n’espérassent que cette fois, elle impose ses choix, calmement ? Avec les Dieux, impossible de savoir… Et si elle se plantait ? Si elle échouait à l’épreuve des Dieux ?
Ça, c’était une bonne question. Toute sa vie, elle avait entendu parler de cette épreuve, et eut égard des circonstances qui avaient conduit à sa mort, elle était persuadée finir dévorée par Ammout. Elle n’avait jamais pensé à après. En réalité, elle n’avait jamais pensé à après, quel que soit le résultat de l’épreuve – tout ça n’était que du folklore pour elle, de son vivant. Sa seule certitude, c’est qu’elle n’avait pas imaginé sa situation actuelle !
— Bon, stop ! dit tout à coup le guide en se levant d’un bond. Tout ça ne mène à rien. Suivez-moi !
— Où ça ? demanda Venceslas.
— À la sortie. Il y a une carte, on y verra plus clair.
— Près du Réseau ?
— Non, au Portail. C’est… Considère que c’est l’autre sortie, je ne vais pas t’expliquer les subtilités des systèmes de transport intramonde et inframonde maintenant.
Isis croisa le regard d’Aya – comment pouvait-elle être aussi expressive avec un masque fixe ? Il faudrait qu’elle lui pose la question. « Et nous ? », s’interrogèrent-elles d’un regard muet.
Mais les deux hommes étaient déjà hors de la salle. Dans un soupir coordonné, les deux femmes sortirent.
— C’est pas con, son idée, murmura Aya lorsqu’elles passèrent la porte. J’aurais pu la suggérer avant s’il m’avait posé la question.
Tiens, elle me parle, elle, maintenant ? S’interrogea Isis. Mais le ton sincère de la femme en bleu découragea la jeune fille de lui lancer une pique.
Le véritable nom du Portail s’avéra être « Porte des Étoiles », et il était situé dans une salle en miroir de celle du Réseau, par rapport à l’accueil. C’était une grande surface cerclée d’un métal gris terne, et regarder à travers lui était comme regarder au plus profond du ciel, vers des milliards de galaxies contenant chacune encore plus d’étoiles – un effet hallucinant.
À ses côtés, une carte holographique permettait de choisir sa destination. Venceslas était déjà en train d’hésiter devant le pupitre de commande quand les deux femmes arrivèrent dans la pièce.
Isis se pencha sur la carte. Elle était presque plus vertigineuse que le portail lui-même, parce qu’elle permettait se rendre compte de l’immensité infinie des cibles possibles. Qu’est-ce qu’Az avait en tête ? Ça n’était certainement pas de cette façon qu’il pouvait aider quiconque à choisir, pas en le noyant dans des perspectives… Soudain, un détail attira l’attention de la jeune femme. Quelques lettres, à une extrémité de l’affichage.
Ça ferait une excellente destination.
Est-ce qu’elle oserait ?
Isis parcourut la salle du regard. Venceslas, perdu dans d’infinies possibilités. Az, qui soupirait de dépit derrière lui. Aya, qui… couvait ? L’un des deux hommes, mais lequel ? Venceslas était bien jeune, mais elle l’appelait « Vency » et « Mon chou »… et ça n’était pas le moment de s’occuper de ces frivolités.
Isis inspira. Elle devait accompagner l’homme dans son voyage, pas le diriger. C’était le choix des Dieux. Mais en même temps… qu’est-ce qu’elle risquait ? D’avoir des réponses à des questions qu’elle n’avait jamais osé se formuler, et en suite ?
Elle s’avança, pointa la carte et dit d’une voix ferme :
— On va là.
Venceslas la dévisagea, les yeux comme des soucoupes. Son regard glissa furtivement sur son cœur et remonta, franc et surpris, à ses yeux. Il la fixa quelques secondes.
— Tu es sure ?
— Certaine.
Il sourit.
— Alors c’est parti.
Il sélectionna la destination « Enfer », et le portail s’activa.
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