Il y eut un bruit étrange, comme une aspiration et l’éclatement d’une bulle mélangés, et ils furent ailleurs.
Les quatre voyageurs furent immédiatement trempés par un crachin minuscule, mais dru qui s’insinuait dans les moindres interstices de leurs vêtements à cause du vent glacial qui le pulvérisait en tous sens. Ils étaient dans le brouillard, au pied d’une haute falaise de pierre noire qui s’élevait jusqu’on ne sait où.
À deux mètres d’eux, de l’autre côté d’une ligne blanche toute symbolique, un flux trépidant et ininterrompu de véhicules, qui leur rugissaient aux oreilles à une vitesse hallucinante dans une puanteur de moteurs déréglés. Huit files d’engins – qui se dirigeaient toutes vers la droite – beaucoup trop compactes pour l’allure auxquelles elles avançaient, surtout sur une autoroute aussi défoncée que celle où ils se trouvaient – un ensemble de grandes plaques de béton disjointes, à la jonction desquelles les roues bondissaient en une cacophonie mal maitrisée.
— Tu es sûr d’avoir rentré la bonne destination ? hurla Isis.
Le vacarme était tel qu’ils ne pouvaient s’entendre qu’en criant.
— Certain ! répondit Venceslas, avant de s’étouffer dans une quinte de toux.
Un énorme semi-remorque venait de lui cracher un panache de suie au visage.
— En tous cas, continua le jeune homme, je trouve que l’endroit est tout à fait infernal !
Un roadster, qui avait décidé de doubler tout le monde par la bande d’arrêt d’urgence, les frôla dans un rugissement de moteur et un concert de klaxon. Az jura.
— Il faut qu’on parte d’ici, ou on va tous mourir !
— D’accord, mais par où ? demanda Aya. Il n’y a que cette autoroute, et on ne va pas escalader cette falaise !
L’escarpement, vertical, lisse, luisant d’humidité, aux rares arêtes tranchantes comme des rasoirs, confirmait cette affirmation. À droite et à gauche, la route continuait dans le brouillard. En face… en admettant qu’il fût possible de traverser les huit voies de véhicules trépidants sans mourir, on devinait un autre à-pic qui plongeait dans le vide. Az scruta l’amont et l’aval du flot d’engins, avant de déclarer :
— J’ai l’impression qu’il y a quelque chose par là. Toutes ces voitures doivent se diriger quelque part, non ? Je propose d’aller voir, essayez de vous trouver un renfoncement dans la falaise pour vous mettre à l’abri en attendant que je revienne.
— Je viens avec toi, dit Aya.
Le guide n’avait pas l’air ravi, mais lui fit signe de le suivre.
Les deux jeunes gens découvrirent, deux cent mètres plus loin, un léger creux dans la paroi qui, sans offrir le moindre confort, les placerait au moins à l’abri des fous furieux qui roulaient à toute vitesse à quelques décimètres de leurs visages. Ils se pelotonnèrent contre les murs glacials, tentant sans grand succès de ne pas se mouiller encore plus ni d’abimer leurs vêtements.
— Est-ce que je peux te pose une question, demanda Venceslas au bout d’un long moment ?
— Vas-y.
— Pourquoi ici ?
Isis le regarda, les traits impassibles, puis fixa le sol en silence.
— J’ai mes raisons, dit-elle enfin, à peine assez fort pour que son interlocuteur puisse l’entendre dans le vacarme ambiant.
Venceslas grimaça, mais ne dit rien. Il s’attendait à ce genre de non-réponse. Il l’avait vu dans son regard, très déterminé, lorsqu’elle lui avait indiqué la destination. Ça n’était pas de la curiosité mal placée, ou une quelconque lubie de sa part. Elle voulait aller en Enfer pour une raison bien particulière. Laquelle ? Oserait-elle lui dire ? Il songea un instant que ça ne le concernait pas, mais… s’ils devaient voyager ensemble dans un endroit pareil, autant avoir une idée du motif, non ? Ça n’était pas spécialement un lieu de vacances.
— En fait…
Elle s’arrêta là, de longues secondes.
À quelques mètres, un puissant hurlement de klaxon, puis un bruit de tôle froissée. Mais personne ne ralentit, pas même les accidentés.
— Je pense que tu peux le savoir. Les Dieux nous ont demandé de voyager ensemble.
Elle se tut encore plusieurs minutes. Venceslas failli l’assaillir de questions, plusieurs fois, qu’il empêcha de franchir sa bouche. Il devinait que s’il la pressait, Isis se tairait.
Soudain, la jeune femme leva la tête, et fixa son compagnon de route.
— Je vais t’expliquer quelque chose, à une condition.
— Laquelle ?
— Tu ne m’interromps pas. Tu ne me poses pas de questions, aucune. Et surtout, tu n’abordes plus jamais le sujet, sous aucun prétexte, si ça n’est pas moi qui en parle en premier.
— Ça fait tr… non, rien. Oublie. D’accord, je t’écoute.
— Tu jures de respecter mes conditions ?
— Je le jure.
Venceslas leva la main et cracha par terre.
Des gouttes commençaient à s’immiscer dans son col.
Isis inspira profondément, et déclara, d’une voix terne et presque inaudible.
— Je voulais venir… ici, parce que j’ai quelque chose à y faire. Une vérification. Y trouver quelqu’un. Une ordure qui mérite de pourrir en Enfer après avoir été dévorée par Ammout. Je ne pensais pas que cet endroit existait, j’ai presque été soulagée en voyant ce nom sur la carte tout à l’heure.
Elle s’interrompit un instant, les yeux dans le vague.
— Si cet endroit existe, c’est qu’il y a un peu de justice. Une certaine sorte de justice. Si cet endroit existe et qu’il est bien ce qu’il prétend, je devrais…
Elle s’arrêta encore, et adressa à Venceslas un regard d’une éloquence parfaite : s’il émettait le moindre commentaire, s’il débutait le plus petit ricanement, s’il se permettait une simple virgule de jugement, il était mort. Le jeune homme frissonna : Bastet, en comparaison, lui paraissait aimable et douce. Il serra la figurine dans sa poche.
Isis se raidit contre la roche, et reprit :
— Je devrais y trouver mon mari. Mon ex-mari.
« Pardon ?! » hurla l’esprit de Venceslas, qui parvint de justesse à ne pas l’exprimer verbalement. Ça n’avait aucun sens. Isis avait à peu près son âge, elle ne pouvait pas être mariée. Elle était beaucoup trop jeune pour ça. « C’est possible », lui dit une petite voix dans sa tête qui ressortait un obscur cours de sciences sociales, « un peu partout les femmes peuvent, ou pouvaient récemment, se marier plus jeunes que les hommes, à peine sorties de l’adolescence. Pas besoin d’aller chercher des exemples tordus à l’autre bout du monde : chez toi, il y a vingt ans, c’était encore faisable. ».
— Je sais qu’il est en Enfer parce que c’est moi qui l’y ai expédié.
Est-ce qu’Isis se rendait compte du rictus dément qui déformait son visage ?
— Et c’est sa famille qui m’a… juste avant qu’on se rencontre. C’était une noce mémorable. Pour les survivants.
Isis fixait le ciel, maintenant. L’eau gouttait de son visage, et pour Venceslas, ça n’était pas que de la pluie.
— Tu sais, continua la jeune femme sans dévier son regard des nuages, depuis la pesée de l’âme, je me pose la même question en boucle. Pourquoi l’équilibre ? J’ai tué un homme. Tu connais le cri d’un porc qu’on égorge ? Tu connais la sensation du couteau qui s’enfonce dans la gorge et découpe la trachée ? Moi oui.
Encore un silence. Elle chassa l’eau de ses yeux.
— Alors pourquoi est-ce que je n’ai pas été immédiatement dévorée par Ammout ? Je n’ai rien fait de particulier de ma vie. Je n’ai pas eu le temps d’en faire quelque chose. Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter cet étrange sursis ? Qu’est-ce que me veulent les Dieux ?
Venceslas ne répondit rien, parce qu’il n’avait rien à dire. Il aurait aimé, mais n’y parvenait pas.
Beaucoup plus tard, au loin, Az et Aya crièrent qu’ils avaient trouvé quelque chose.
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