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14 - Chamane et croquemort

Un épisode de « Seuils », l’Inktober 2021 de Lisa Refur, publié le .

À une demi-heure de marche en aval se trouvait une grande structure, « comme une barrière de péage », d’après Aya. Et en effet, l’autoroute s’élargissait jusqu’à devenir une immense place de béton qui disparaissait dans la brume, barrée par une longue architecture basse. Au-dessus de cette dernière, de grosses lettres de feu perçaient le brouillard pour écrire :

« Bienvenue en Enfer »

— Charmant, grinça Venceslas.

Il leur restait au moins dix minutes de marche avant de parvenir au bâtiment. Isis et Az progressaient en tête, le jeune homme était un peu en retrait avec Aya. Les véhicules avançaient moins vite, ralentis qu’ils étaient par l’arrivée à l’entrée des Enfers ; mais ils compensaient en klaxons et hurlements rageurs de moteurs.

— Ça s’est bien passé en notre absence, mon chou ? demanda tout à coup la femme au masque.

— On a… discuté. C’était… instructif.

— J’espère que tu as pu en profiter autant que tu le voulais, Vency, je ne sais pas quand tu pourrais à nouveau te retrouver seule avec elle.

— Hein ?

Aya se rapprocha de lui et lui glissa le bras autour de l’épaule.

— Oh, allez, chou, ne fais celui qui n’a rien compris.

— Mais…

Elle s’appuya un peu plus sur lui pour lui susurrer à l’oreille :

— Regarde, elle est mignonne cette Isis, non ?

Elle la désigna d’un grand geste de sa main libre.

Venceslas se dégagea brusquement.

— Qu’est-ce que tu imagines ?!

— Tu sais exactement ce que j’ai en tête, mon chou.

— Mais ça va pas ?

— Deux beaux jeunes gens comme vous ? Il faudrait être fou pour supposer autre chose concernant vos relations. En tous cas quant à ce que toi, tu désires.

— Mais c’est n’importe quoi !

— Ah bon ? Pourquoi, tu préfères les hommes ?

— Non ! Mais je ne…

Venceslas s’interrompit. Aya avait raison, Isis était loin d’être laide. C’était aussi la première femme qu’il avait vue nue. Vraie fille, pas en images. Enfin, presque nue. De dos. Et pas encore tout à fait une femme. Et elle avait un trou à la place du cœur – un spectacle qu’il espérait ne jamais revoir un jour. Elle était protégée par une déesse, qui lui avait explicitement demandé de ne pas y toucher. Et elle s’était occupée elle-même de… non, il préférait ne pas y repenser.

Peut-être que dans un autre univers, dans des circonstances différentes, mais présentement il ne toucherait pas à Isis, même pas en rêve.

— Hé ! Vency ! Tu ne me réponds pas ?

— Hein ? Oui, oui…

— Génial ! Merci !

Aya se saisit de sa main et se colla contre lui. Il n’avait pas du tout écouté sa demande. Que pouvait-il avoir acquiescé pour qu’elle réagisse ainsi ? D’après les douces formes qui se pressaient agréablement contre son bras, retrouver la question n’était pas urgent.

Ils arrivaient maintenant près des bâtiments, qui s’avéraient être réellement une barrière de péage. Elle gardait un immense pont suspendu qui se perdait dans la brume. Un texte peint en rouge sur le béton sinistre des édifices indiquait :

« Péage Charon – préparez votre obole ».

Des gardes patibulaires patrouillaient de-ci, de-là, tenant en laisse des chiens à trois tête.

— On devrait passer par là, dit Az en désignant l’extrémité droite de la construction.

Un panneau énonçait : « Entrée des touristes ».

— On peut visiter les Enfers ? interrogea Venceslas.

— Ils ont ouvert la possibilité depuis quelques décennies, affirma le guide. Ça répond à une demande de plus en plus pressante des pays occidentaux, où la religion perd du terrain, mais dans lesquels les Enfers sont exploités en tant qu’entité culturelle. Je crois que les plus gros contingents de touristes sont les amateurs de heavy métal, et ceux d’œuvres comme Hellraiser, Lucifer ou De Bons Présages.

— Ça n’a aucun sens ! Pourquoi voudrait-on parcourir les Enfers pour le plaisir ?

— Hein ? Tu n’es pas venu pour visiter ?

Le jeune homme jeta un regard en biais à Isis, avant de reprendre plus bas :

— Ça n’a rien à voir avec du divertissement, Az.

Ladite entrée des touristes était un préfabriqué branlant et froid. Derrière un bureau miteux, une démone accorte les salua d’un sourire aux dents trop nombreuses et trop pointues.

— Bonjour, visiteurs ! Bienvenue en Enfer ! Que puis-je faire pour votre service ?

— Je cherche quelqu’un, répondit Isis.

— Une activité fréquente, et de bon choix. Je vous garantis bien des souffrances et des désillusions – les souvenirs embellissent les disparus, le saviez-vous ?

Celui-là n’a aucune chance d’être embelli, grogna la jeune fille.

— Si vous le dites. Je vous conseille le Palais de la mémoire, un lieu tout à fait adapté à ce genre de circonstance. Mais tout d’abord, les formalités administratives – nous sommes en Enfer, n’est-ce pas ? Voici des formulaires à signer de votre sang.

Elle leur fournit trois liasses de plusieurs centaines de pages chacune, dont le texte était écrit très petit en gris pâle.

— Veuillez parafer chaque feuille.

Venceslas regarda les piles de documents, recompta le groupe – Isis, Aya, Az et lui, ça faisait bien quatre – et demanda :

— Il manque un formulaire, je crois.

La démone, surprise, les toisa tour à tour, et répondit que non, tout était correct.

— C’est normal, Vency-chou. Partout là où tu vas, je te suis. Ton autorisation est valable pour nous deux.

Ça n’avait aucun sens. Venceslas se jura d’avoir une discussion avec cette femme dès qu’ils auraient un moment de calme. Rien n’était clair avec elle, et il détestait ça.

Ils n’avaient qu’un guéridon trop bas, et un unique stylo-bille qui alternait entre les pâtés et les traits à sec.

— Ne vous fatiguez pas avec tout ça, les avertit Az. Ces formulaires ne sont pas obligatoires, c’est un piège. Nous sommes en Enfer, après tout. Seul le paiement importe.

La démone soupira. De toute évidence, une prime s’était envolée.

— Pour le rituel, préférez-vous une chamane ou un croquemort ?

— Quel rituel ? demanda Venceslas.

— Eh bien, on ne peut pas entrer en Enfer sans un rituel en bonne et due forme. Même pas les vivants. Ça serait contraire aux règles !

— Cette histoire de croquemort ne m’inspire pas confiance…

— Est-ce qu’on peut faire le rituel nous-même ? s’enquit Isis.

— Tant qu’il est effectué, oui.

— Est-ce que les rites chamaniques d’Égypte antique sont valables ?

— Nous acceptons toutes les cérémonies. Nous sommes très tolérants.

— Je vais m’en occuper, alors.

— Toi ? s’étonna Venceslas.

— La petite nous a caché des choses, commenta Aya.

Isis la foudroya du regard, mais se justifia quand même.

— Ma grand-mère m’a appris les bases. Je devais suivre sa voie. Mettons-nous en cercle, tenez-vous par les mains, et fermez les yeux.

Ils obéirent. La jeune femme psalmodia quelques paroles incompréhensibles, mais dont les résonances sinistres remplirent les lieux. Puis elle se tourna vers l’employée.

— Est-ce que cela vous convient ?

— C’était parfait. Je vais maintenant collecter vos oboles.

Az se redressa et sortit une pièce d’argent noircie de l’une des nombreuses poches de son cache-poussière, qu’il tendit vers la démone.

— Voici ma part. J’espère que cela suffira ?

— Très bien, monsieur. Votre passage est autorisé.

Venceslas fouilla ses poches. Il n’avait rien qui puisse servir de paiement, puisqu’il n’avait pas son portemonnaie. Il n’avait rien tout court, avec toutes ces aventures, ses possessions s’étaient…

À ses côtés, Isis regardait sa bague en rêvassant, sans réussir à se décider à la donner.

Si, le jeune homme détenait bel et bien un objet. Il tira la statuette de Bastet de sa poche et la tendit vers la démone.

— Est-ce que ceci vous irait pour payer le passage ?

La préposée avisa la figurine, blêmit et recula se réfugier derrière son comptoir.

— Excusez-moi, monsieur, je ne savais pas qui vous étiez. La traversée est évidemment gratuite pour vous et vos amis. Faites savoir à qui de droit que je vous ai bien traités, s’il vous plait.

Et elle rendit sa pièce a Az.

— Heu… d’accord. Vous aviez dit qu’on devait aller au Palais de la mémoire, où est-il ?

— À Pandémonium. Nous avons un service de bus pour les visiteurs comme vous. Le prochain part dans…

Elle se saisit d’une fiche horaire. Dehors, un car démarra dans un bruit monstrueux et panache de fumée noire.

— Oh, je crois qu’il vient de partir. Le suivant est dans un peu plus de onze heures.

— Onze heures !?

— Oui. Six-cent-soixante-six minutes précisément.

Venceslas leva les yeux au ciel.

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