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15 – Palais de la mémoire

Un épisode de « Seuils », l’Inktober 2021 de Lisa Refur, publié le .

Pandémonium était une ville caractérisée par sa laideur, sa crasse et sa pollution. Le bus les avait conduits jusqu’à un dépôt mal situé ; de là ils avaient dû marcher beaucoup trop longtemps pour gagner le centre-ville. Venceslas se demanda si les touristes s’attendaient à ce traitement infernal, ou s’ils supposaient à tort que leur qualité les protège. Puis il se rappela les trajets avec ses parents, émaillés de déambulations absconses et de fréquentes engueulades, et en déduit que cette expérience n’était pas très différente des voyages sur Terre.

Un immense édifice hideux, dont le sommet s’évanouissait dans le smog jaunâtre, squattait tout un côté de la grande place : le Palais de la mémoire. Ils empruntèrent la volée de marches glissantes et trop hautes qui les menèrent au portail ; celui-ci était ouvert, dépourvu des horaires absurdes qu’ils croisaient sans cesse dans cette ville.

Venceslas s’était imaginé l’intérieur du Palais comme… il ne savait pas trop exactement, sans doute une espèce de musée présentant des antiquités, des dispositifs permettant d’échanger avec ses souvenirs, avec des disparus. Mais passé les hautes portes de fer forgé, un sol lisse, d’une blancheur immaculée. Une brume dense masquait les murs et le plafond, et une puissante lumière venue de partout à la fois embrasait l’endroit de ses photons uniformes. S’il n’avait pas sûr où il se trouvait, le jeune homme aurait cru être aux portes du Paradis. Ses pas résonnaient sur la dalle dure et froide comme dans l’éternité. Il y avait une odeur étrange, une fragrance qu’il connaissait, mais d’où…

Il ferma les yeux, rassemblant ses souvenirs.

Un relent de chou bouilli, une vague effluve de javel, et un parfum de lavande – celui de l’essence de lavandin, prélevée de son antique flacon métallique, et diffusé dans la pièce par la bougie chauffe-plat d’un brule-parfum. L’odeur de chez ses grands-parents.

Il était tout petit, dans un immense séjour, à fouiller un coffre à jouets avec un cousin, tandis que le reste de la famille discutait sans cesse autour d’un repas infini. Sa mère présentait sa sœur. Qu’est-ce qu’elle avait d’exceptionnel pour qu’on organise une si grande réunion en son honneur ? Ils l’avaient déjà, lui. Mis à part la couleur de la salopette qui était bleue et non rouge, ce lapin en peluche était le même que le sien. Il le montra à l’ancêtre installé en bout de table, qui rit en lui ébouriffant les cheveux : c’était lui qui lui avait offert le jouet.

Le séjour avait un peu rétréci, et l’ambiance festive avait disparu. Le cousin était là, mais le coffre restait fermé. L’ancêtre ne lui riait plus et ne rirait plus jamais, parce qu’il était allongé dans son cercueil, dans l’attente de sa dernière demeure. On pleurait beaucoup, on se remémorait les bons souvenirs, on ignorait les mauvais avec soin. Et en s’ennuyait. Beaucoup. Longtemps.

Venceslas avait été cap. C’était idiot. Le marchand de bonbons n’était pas aveugle, se servir dans le bocal sous son nez n’avait aucune chance de passer inaperçu. Un bien sale tour que lui avaient joué ses amis. Mais peut-on appeler « amis » des personnes qui vous tendent de tels pièges ? Est-ce que se faire ramener à la maison en étant tenu par l’oreille était pire que la rouste qu’il s’était prise ensuite ? Non, le plus terrible restait les ricanements de ses camarades, lorsqu’il avait dû s’excuser devant toute la classe. Il entendait encore les railleries, la nuit. Une véritable humiliation.

Une autre. Il en possédait toute une collection, que son cerveau entretenait avec un soin extrême et maladif. Une honte par semaine, le soir au coucher, ça ne peut pas faire de mal. Si ?

Nadia portait une jupe fendue ce jour-là, qui découvrait très agréablement sa cuisse. Venceslas ne réalisa qu’il la fixait que lorsqu’elle lui en fit la remarque. Là encore devant tout le monde. Une réputation de pervers voyeur, avait-il vraiment besoin de cela ? Et dire qu’il s’entendait bien avec la jeune fille, enfin il pensait… Dans un coin de la salle de classe, une camarade lui souriait. Une demoiselle aux habits en camaïeu de bleus, au visage caché par un masque de renard en céramique coquille d’œuf, et qui pourtant affichait un air narquois. Elle lui fit un petit signe d’une main gantée.

Le séjour avait encore rétréci, et l’ambiance oscillait entre le sinistre et l’explosion. Dernière membre de sa génération, la grand-mère avait trépassé, abandonnant derrière elle un héritage, mais surtout un testament qui rétablissait quelques vérités dont se seraient bien passés les vivants.

Le jeune homme, lui, dépassé par la situation, laissait son regard vagabonder sur les formes d’une… cousine ? Amie de la famille ? En tous cas une étudiante à qui il avait été présenté, mais dont il avait oublié jusqu’au prénom – il y avait trop de monde à ces rassemblements. Quelque part au fond de lui-même, il était certain qu’une robe adaptée à un enterrement ne devrait pas être aussi courte et moulante, mais puisque le spectacle était là, pourquoi ne pas en profiter ?

« Profites-en, mon chou, les yeux sont faits pour regarder après tout ! »

Celle qui lui avait dit ça était habillée de nuances de nuit et d’outremer, et son masque était d’un noir absolu. Venceslas était certain que cette fille, qui qu’elle fut, n’avait pas été invitée.

L’étudiante, exaspérée, vint gifler le jeune homme qui en tomba de sa chaise. Honte et soulagement, le reste de la famille était si occupé a se déchirer qu’ils ne remarquèrent même pas la scène.

— Eh bien, mon petit-fils, qu’est-ce que tu fais par terre ?

— Mamie ?

C’était bien sa grand-mère : petite, voutée par le poids des ans, une voix fatiguée, mais qui laissait transparaitre la puissance et la fermeté de l’ancienne institutrice, une robe à motifs floraux pastel, un tablier et sa longue louche. Celle dont elle menaçait les petits-enfants outrecuidants qui osaient s’aventurer dans sa cuisine, puis qui servait à leur faire gouter une soupe, une sauce, ou n’importe quoi selon ce qu’elle concoctait.

Sa grand-mère. À laquelle il n’avait pas pensé depuis des mois.

— Qu’est-ce que tu fabriques ici, mon grand ?

— Heu…

Ils étaient dans la cuisine maintenant, et Venceslas était toujours par terre, la tête contre le frigo. Des dessins de gamins hideux, que l’on continuait à prétendre beaux, l’ornaient tout entier.

— Je ne sais pas trop, dit-il en se redressant. J’étais… quelque part, et tout à coup j’ai atterri dans ta cuisine.

Il ne pouvait pas se résoudre à mentionner l’Enfer et le Palais de la mémoire à son aïeule. Cette dernière était retournée à ses fourneaux et remuait quelque chose dans un grand faitout. L’odeur de lard et de chou lui évoquait une potée, mais avec un quelque chose d’étrange que le jeune homme n’identifiait pas.

— Assieds-toi. Tu veux gouter ?

— Oh oui !

Elle puisa quelque chose et lui tendit la louche. Elle refermait un liquide vert-brun opaque.

— Tu n’as pas répondu à ma question, mon grand. Comment es-tu arrivé ici ? Ça n’est pas un endroit où l’on se rend par hasard.

— Dans ta cuisine ?

Il souffla sur le contenu brulant de la louche pour le refroidir. Le mouvement fit remonter un globe oculaire.

— Haaaaa ! Qu’est-ce que c’est que ce truc ?

Sa grand-mère se baissa avec raideur pour ramasser l’ustensile et l’organe qu’ils avaient laissé tomber.

— C’est un œil, mon grand. Les ingrédients de base sont difficiles à trouver, ici, aussi je m’adapte et cuisine ce que j’arrive à me procurer.

Elle goba l’organe avec délice.

— La texture est un peu étrange la première fois, mais c’est exquis. Tu es sûr que tu ne veux pas gouter ? Non ? C’est bien rare que tu refuses ma cuisine, mon grand. Et donc, qu’est-ce qui t’a amené en Enfer ?

Venceslas accusa le choc avant de répondre :

— Je te l’ai déjà dit, je ne sais pas. Je me suis contenté de suivre le mouvement, je suppose.

— Fadaises. Seuls les sots et les moutons suivent les autres sans réfléchir, et tu n’es pas idiot. Personne ne l’est, dans la famille.

— Tante Justine…

— Justine est méchante, pas idiote. Tu devrais prêter attention à la différence, ça te sera très utile. Et qui sont ces amis auxquels tu tiens tant que tu peux les suivre sans t’interroger jusqu’en Enfer ?

— Ça n’est pas mes amis.

— Tiens donc. Et qui sont ces personnes, et pourquoi les suis-tu ?

Sa grand-mère posait une bonne question. Pourquoi est-ce qu’il entreprenait ce voyage en apparence absurde ? Pourquoi acceptait-il de se faire promener de-ci, de-là, sans jamais avoir son mot à dire ?

— Bastet me l’a demandé, répondit-il.

La vieille dame sourit.

— Ça ne m’étonne pas, tu l’adorais.

Le séjour était plus énorme que jamais. Venceslas cherchait l’immense chatte grise. Il aimait la papouiller, c’était comme un coussin chaud et doux, qui vibrait. De temps en temps, il lui lançait des balles, et elle les chassait.

— Je suis désolé, mon grand, mais tu ne reverras plus jamais Bastet. Elle est morte.

On lui montra un gros vase, dans lequel elle était à présent. Il pleura beaucoup. On fit une cérémonie, et il dessina la chatte. Il usa tous les crayons gris.

— Oh. J’avais complètement oublié ce souvenir.

— Tu étais encore un tout petit garçon, à l’époque. Bien, mon grand, et si tu me racontais tout depuis le début ?

Ainsi fit Venceslas, depuis l’arrivée de la déesse-chatte dans sa chambre, jusqu’à sa venue au Palais de la mémoire. Et lorsqu’il eut fini, sa grand-mère s’appuya sur sa louche, et dit :

— Tu vis là une bien belle aventure, mon garçon. J’aurais aimé en expérimenter une semblable, en mon temps. Hélas, il est passé, pour toujours. Toi, par contre, tu devrais en profiter, tant que tu le peux encore.

— C’est-à-dire ?

— Rien de plus que ce que je viens de dire. C’est très bien, ce que tu as fait pour cette Isis. Rien ne t’y obligeait.

— Ha ? Pourtant Bastet…

— Ne t’a contraint à rien. Elle t’a donné une opportunité. Et un conseil de bon aloi, concernant cette fille.

— Mais je ne peux pas désobéir à une déesse !

La vieille femme secoua la tête.

— Mon grand, tu peux désobéir à qui tu veux, ce ne sont que des conventions sociales. La seule contrainte, c’est que tu dois en assumer les implications.

— Même les dieux ?

— _Surtou_t eux. Tu es libre de tes choix, et responsable de leurs impacts.

Venceslas réfléchit. C’était absurde, les dieux sont tout-puissants, non ? Les contrarier doit amener des conséquences terribles.

— Le rôle d’Isis dans ton histoire me semble évident, et devrait l’être pour toi aussi, continua l’ancêtre.

Venceslas ne dit rien.

— Je ne comprends pas cet Az, il est trop flou, et pour moi n’a rien à faire là. Peut-être qu’il est lié à Isis, ou peut-être pas. Tu le sauras bien assez tôt. Par contre…

— Oui ?

— Méfie-toi de celle que tu nommes Aya. Elle est très exactement telle qu’elle s’est présentée à toi. Elle te promettra le plaisir, mais sèmera la destruction si tu n’y prends pas garde. Certains l’apprivoisent, certains la musèlent. À toi de voir ce qui te convient, mon grand.

— C’est vrai que je me sens assez mal à l’aise avec elle. Mais comment peux-tu la connaitre si bien juste avec ce que je t’en ai dit ?

— Tout le monde a son Aya, mon grand. Toi aussi, et depuis plus longuement que tu ne le penses. Ça fait plusieurs années que tu la croises, n’est-ce pas ?

Une horloge commença à sonner, sinistre et lente.

— Mon temps ici s’écoule, mon grand. Si tu as un peu de temps, passe me voir sur l’ile des Morts. Ou déposer une azalée sur ma tombe.

Au treizième coup, tout fut blanc.

Les murs comme plafond se perdaient dans un brouillard dense et uniformément lumineux, et ses pas résonnaient pour l’éternité sur ce sol pâle, lisse, dur et froid. Des silhouettes approchaient, que Venceslas identifia sans peine. À sa gauche, l’allure rebondie d’Aya, et l’étrange cache-poussière d’Az à sa droite. En face, Isis.

— Tout le monde va bien ? demanda-t-il lorsqu’ils furent ensemble.

Tous acquiescèrent. Tous mentirent, perdus qu’ils étaient dans leurs pensées. La jeune femme qui lui avait été confiée par Bastet, en particulier, était d’une pâleur de linceul, et ses yeux exorbités semblaient incapables de fixer autre chose que l’infini. Et ils restèrent là, comme des statues, à attendre quelque chose.

« Tu es libre de tes choix ».

Après tout, pourquoi pas ? Il pouvait essayer, au moins. Ça ne coutait rien. Les conséquences devraient être limitées. Et, en y réfléchissant encore, il n’avait pas pris de décision, même lorsqu’il s’était énervé, dans la bibliothèque. C’était le moment de s’affirmer, de montrer ce dont il était capable. Il annonça d’une voix forte :

— Suivez-moi, on va à l’ile des morts.

Isis se ranima soudain.

— Pardon ? Comment tu sais que je dois aller là-bas ?

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