Le simple nom de « Palais de la mémoire », le fait que l’adresse lui avait été donnée par une démone, aurait dû mettre la puce à l’oreille d’Isis. Mais elle s’était laissé prendre au piège, perturbée par cet environnement étrange, pressée par son ressentiment. Sortir de ce lieu, c’était comme se réveiller d’une série de cauchemars, l’esprit empli de réminiscences de terreurs vagues et flous, aux quelques détails atrocement précis et fuyants, sans pouvoir déterminer ce qui tenait du souvenir ou de la pure invention.
Malgré tout, la jeune femme avait tiré deux certitudes de cette expérience : d’une part, qu’elle pourrait rencontrer celui qu’elle considérait comme la cause de tous ses malheurs ici, en Enfer, sur l’ile des morts ; d’autre part que cette confrontation lui était d’une absolue nécessité pour pouvoir avancer. Elle n’arriverait pas à se projeter dans un avenir, quel qu’il puisse être, tant qu’elle n’aurait pas bouclé ce dossier, et cela passait par la confirmation de ce qu’était devenu… l’autre.
Mais qu’est-ce qui pouvait justifier que Venceslas ait, lui aussi, l’envie d’aller sur cette ile ? Son passé était-il plus sombre que laissait penser sa naïveté ? Ou bien s’imaginait-il en touriste, inconscient des lieux qu’ils visitaient, persuadé que les horreurs le ne concernaient pas ? Peu probable, il avait prononcé sa bravade d’un ton mal assuré, accordé à son teint pâle. Aya s’était de nouveau accrochée à son bras telle une sangsue, et lui susurrait quelque chose à l’oreille – des mots de réconfort ?
Isis se dit qu’elle en aurait bien besoin, elle aussi. Mais, dans toute cette blancheur, personne n’y semblait disposé. Venceslas la regardait d’un air vaguement étonné en écoutant les paroles de la créature au masque de céramique, et Az observait le trio, d’un peu plus loin, en se caressant le menton.
Soudain, ce dernier demanda :
— Vous êtes surs de vouloir aller à l’ile des morts ?
— Oui, répondirent en cœur les deux jeunes gens.
— Hmmm… je ne sais pas si vous êtes bien conscient des implications de votre choix. C’est un lieu réservé aux défunts. Je peux vous y guider, mais je ne pourrai pas y garantir votre sécurité, ni même votre retour.
— Peu m’importe, dit Isis. C’est là que je veux aller, et c’est là que j’irai, avec ou sans vous.
Az acquiesça d’un léger hochement de tête, et se tourna vers Venceslas. Ce dernier, pensif, ferma les yeux quelques instants, avant de fixer le guide et de déclarer d’un ton assuré :
— Moi aussi, je veux y aller.
L’inquiétude d’Aya grandit, mais elle se tut.
— Très bien, dit Az. Puisque tel est votre souhait. Suivez-moi.
Ils sortirent du Palais de la mémoire sans trop comprendre comment – le guide les mena droit à une porte pourtant invisible dans le brouillard, puis ils parcoururent le dédale des rues de Pandémonium jusqu’à sa banlieue puis à une petite crique. Pendant ces longues heures de marche, la nuit était tombée, enveloppant le paysage d’une obscurité à peine troublée par les lueurs rougeoyantes de la ville et des industries alentour. Des usines lourdes, en Enfer ? Isis supposa qu’elles ne produisaient rien d’autre que de la souffrance et de la pollution. Enfin, ils descendirent la côte rocheuse et humide jusqu’à une mer d’huile, sur laquelle rampait un petit ponton de bois détrempé, couvert d’algues. Au bout de celui-ci, une longue barque étroite faite de bois noir, pendant sinistre d’une gondole, munie d’une unique rame. À son extrémité luisait une lanterne que nul n’avait allumée.
— Prenez garde, la plateforme est très glissante, murmura Az. Ne tombez à l’eau sous aucun prétexte.
Ils se coulèrent dans l’embarcation en silence, en redoublant de précautions. Lorsqu’ils furent tous à bord, le guide détacha l’amarre, et la barque glissa doucement vers le large.
Quelle fut la durée de la traversée ? Une éternité, et très peu de temps.
Ils naviguèrent ainsi, dans la bulle de lumière de la lanterne de proue, sur l’eau lisse. Nulle bise, nul clapotis de vague contre la coque ne vint briser le silence.
Le froid et l’humidité pénétraient les corps jusqu’à la moelle, et ils n’avaient rien pour se protéger.
Personne ne dit rien, car il n’y avait rien à dire.
Enfin apparurent une côte noire, déchiquetée, puis un nouveau ponton, identique à celui qu’ils avaient laissé en partant.
— Nous voici arrivés, dit Az dans un murmure.
Il amarra l’embarcation et aida ses compagnons à sortir ; dès qu’Isis, la dernière à descendre, posa son second pied sur les planches, la barque coula avec un gargouillis sinistre.
— Et maintenant ? demanda Venceslas.
— C’est à vous de me le dire, répondit Az. C’est vous qui désiriez venir ici.
— Où sont les morts ? interrogea Isis.
— Un peu plus loin. Allons-y.
Ils grimpèrent l’escarpement pour arriver dans une plaine poussiéreuse et grise, légèrement en cuvette, de cinq-cents mètres de rayon. Il n’y avait pratiquement pas de lumière, mais tout de même assez pour discerner les décors et savoir où ils mettaient les pieds. Tout le lieu était cerné par des à-pics qui plongeaient dans la mer – si c’était bien une mer –, et il y avait un gouffre au centre.
— L’endroit est vide, constata Isis.
— Attendez un peu, lui répondit le guide.
Moins d’une minute plus tard, des formes se matérialisaient, comme poussées par le vent. Des brumes phosphorescentes aux contours humains, luisants d’un ton absinthe dans l’obscurité, des fantômes, des résidus d’âmes damnées condamnées à errer sans fin dans les souffrances éternelles, tels qu’à l’instant de leur décès. C’était tous les morts connus d’Isis, l’intégralité de ses ancêtres jusqu’à la nuit des temps. Les esprits s’agglutinaient autour d’elle comme des insectes autour d’une lanterne, attirés par sa présence, mais incapables de la toucher ou d’émettre le moindre son.
La jeune femme fouilla la foule grouillante et translucide du regard. En réalité, elle ne connaissait presque personne, même si par une magie étrange elle savait très précisément qui était qui. Elle repéra ses aïeux et bisaïeux, un vieil ami de la famille qui s’avéra être l’un de ses arrière-grands-pères biologiques, une ancienne professeure de mathématiques qu’elle aimait bien. Et, parmi eux, l’homme qu’elle cherchait. Elle s’approcha de lui, engendrant des mouvements chaotiques dans la foule dense qui l’entourait.
— Enfin, je te retrouve.
Il était exactement comme elle l’avait laissé, la moitié de la gorge déchirée – s’il avait été rendu présentable pour les funérailles, les soins n’étaient pas visibles en ce lieu. Il regarda à travers elle, les yeux perdus dans le vague, comme s’il comprenait à peu près, mais pas complètement ce qui lui arrivait.
Isis inspira profondément.
— Je constate que tu es enfin à la place que tu mérites.
Il ne répondit rien.
Silence.
— Je pensais que te voir ici, savoir que tu souffres, me rendrait heureuse.
Encore un silence.
— Ça n’est pas le cas. Je ne sais pas pourquoi.
Il n’eut aucune réaction. Isis plongea la main dans sa poche, et en tira son alliance. Elle la leva entre leurs deux regards.
— Je te redonne ceci. Je n’en ai plus besoin. La mort nous a séparés.
Et, très lentement, elle s’accroupit et posa l’anneau dans la poussière, devant son ancien mari.
— Adieu, dit-elle.
Puis elle ferma les yeux.
« Enfin ». Ce seul mot tournait en boucle dans sa tête, l’emplissant toute entière. Enfin, elle avait la certitude du décès de l’autre, enfin, elle avait levé le dernier doute, enfin, elle avait conclu cet acte de sa vie, enfin elle pouvait envisager l’avenir.
L’avenir. Un concept qu’elle n’avait plus considéré depuis trop longtemps. Elle devrait réapprendre à l’apprivoiser. Où aller ? Que faire ? Pourquoi ? Avec qui ? Tant de questions, tant de possibilités débloquées par une liberté nouvelle aux horizons infinis.
Mais d’abord, sortir d’ici.
Isis rouvrit les yeux, et les morts s’étaient volatilisés. Venceslas était un peu plus loin, avec le visage torturé de celui qui est heureux d’avoir revu un être cher depuis longtemps disparu, mais qui a reçu de mauvaises nouvelles à l’occasion. Aya, à ses côtés, n’exprimait rien. C’était la première fois que ce masque de céramique ressemblait exactement à ce qu’il aurait toujours dû être. À l’écart, à droite, Az immobile aurait pu être une statue.
La jeune femme fit signe à ses compagnons.
— Partons d’ici, dit-elle. Nous n’avons plus rien à y faire.
— Comment ? demanda Venceslas.
— Normalement, c’est impossible, répondit Az. Mais on dit qu’il existe une porte dérobée.
— Une porte ? Ici ?
— Une porte métaphorique. Venez par là.
Il les amena auprès du gouffre, au centre de la plaine. Le trou, large d’une vingtaine de mètres, plongeait d’au moins autant par des parois lisses et verticales. Au fond clapotait de l’eau, une mer aux odeurs d’algues, de sel et d’iode.
— Cet abyme est relié au monde terrestre. C’est notre seule porte de sortie. Êtes-vous bons nageurs ?
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