Ce fut Venceslas qui sauta le premier. Une longue chute. L’eau dure et froide le cueillit et l’assomma à moitié. Il voulut nager vers la surface. Balloté en tous sens, privé de tout repère spatial – où était l’air libre ? –, empoissé dans des vêtements détrempés, frigorifié par l’onde glaciale. Une mission impossible. Il lutta malgré tout, mu par un réflexe de survie.
« Oh non, encore… » se dit-il.
Mais cette fois-ci, il n’y eut pas de remous pour le régurgiter à la surface.
* * *
Une série de « bips » stridents et réguliers tirèrent le jeune homme de son inconscience. Était-il mort ? Non, il sentait la douceur des draps, le moelleux de l’oreiller sous sa tête, le poids d’une couette sur son corps. Il était allongé sur le dos, dans un lit confortable. Quelqu’un lui tenait la main gauche, une personne à la paume chaude et sèche. Isis ? Aya ? Pas Az, quand même !
Ouvrir les yeux s’avéra nécessiter un effort inattendu ; pendant plusieurs secondes, il fut aveuglé par la clarté ambiante.
Au-dessus de lui, le baldaquin de sa couche. À sa droite, un appareil incongrument moderne relié à sa poitrine par une série de fils émettait les « bips » et affichait une succession de métriques sur son écran. À sa gauche, Aya, l’air soulagé malgré son masque immuable. Un jour, Venceslas éluciderait ce qu’elle cachait sous cet accessoire, et la manière dont elle transmettait tant d’émotion au mépris de son visage fixe par nature.
— Il est réveillé ! s’écria la jeune femme.
Lui voulut s’assoir, mais la chambre tournoya dans un vertige impromptu ; aussi opta-t-il pour une rotation sage sur le côté. Il était dans une grande pièce carrée, au sol parqueté de chêne ciré, les murs lambrissés sur leur moitié basse et recouverts de tentures aux couleurs vives, le haut plafond à caissons… il n’eut pas besoin de se retourner pour deviner les vastes baies vitrées aux lourds rideaux de velours, derrière lui. Il savait où il était, bien que l’endroit fût subtilement différent. Ils étaient dans l’antre de cette entité bizarre, dont il avait oublié le nom. Quand étaient-ils partis ? Hier ? Il y a une éternité ? Les deux à la fois ? D’ailleurs, ils n’étaient pas partis, ils avaient été emportés par une vague gigantesque, il avait failli se noyer, tout comme en quittant l’ile des Morts…
Venceslas se ressaisit, et remarqua pour la première fois les trois visages tournés vers lui. Aya à ses côtés. Isis et Az, assis sur des poufs devant la table basse, qui grignotaient de petits gâteaux et buvaient du thé. Tous les trois étaient vêtus d’espèces de pyjamas en satin, chemise et pantalon lâche, dans les tons brique pour Isis, cendre pour Az et azur pour Aya – portait-elle autre chose que du bleu ? Cette dernière avait aussi un voile et des gants de soie fine ; Venceslas ne les voyait pas depuis son lit, mais il était prêt à parier que ses pieds étaient chaussés de quelque chose qui interdisait de révéler la moindre parcelle de sa peau.
La pièce était un peu plus grande que dans son souvenir ; maintenant, elle contenait quatre couchages et non plus deux, mais les ustensiles de bains avaient disparu. Heureusement : le jeune homme n’avait aucune envie de ressentir à nouveau les transformations provoquées par l’étrange baignoire. En tous cas les deux femmes étaient bien femmes, d’ailleurs, ces pyjamas avaient un je-ne-sais-quoi d’érotique, surtout celui rempli par les formes généreuses d’Aya, qui… il se promit de rester allongé encore quelques minutes et reporta son attention sur autre chose. À la tête des trois autres lits, les mêmes appareils électroniques que le sien, mais éteints. À quoi pouvaient-ils être branchés ? Leurs câbles disparaissaient sous les tapis.
— Tout va bien ? demanda Az.
— Heu… Fatigué. Et nauséeux. Et comme si on m’avait passé dans un mixeur.
— C’est notre cas à tous, j’en ai peur. Prends ton temps. N’hésite pas à venir manger un peu dès que tu le pourras, ça requinque.
Il y eut un silence. Aya lui servit une tasse de thé. Cette fois, il était aromatisé à la bergamote.
— Tu as vu, Isis ? On est à nouveau chez l’entité bizarre…
— Je ne suis pas aveugle, Venceslas.
La jeune femme était lasse, mais pas agressive.
— Donc oui, j’ai vu qu’on était revenu chez… je ne me rappelle plus du nom. Ou dans une très belle imitation.
— « Mavri Trypa », dit Az. Le nom que vous recherchez est « Mavri Trypa » – et je vous le confirme, nous sommes dans sa demeure.
— Comment est-ce vous savez ça ? s’exclama Venceslas.
— Je suis guide. C’est mon rôle de savoir où je suis et où j’emmène les voyageurs.
— Pourquoi ici ? demanda Isis. Le trou dans l’ile des morts devait renvoyer dans le monde réel.
— « Devait » est le mot exact. Mais rien n’est jamais certain en ce monde, et surtout pas en Enfer. Nous sommes donc arrivés là, et d’une certaine façon, c’est normal.
— Normal ?
— Oui. Nous sommes dans un lieu hors du temps, hors de l’espace, et pourtant partout et toujours à la fois. Une destination privilégiée pour les voyageurs égarés.
— Ça expliquerait notre apparition ici, la première fois, dit Isis.
Az haussa les épaules.
— C’est possible. Allez savoir.
— Et maintenant ?
— Maintenant, nous allons nous reposer. Tous. Nous en avons extrêmement besoin. Ensuite de quoi nous partirons.
— Où ?
— Ailleurs. N’importe où. Où vous le désirerez. Mais n’imaginez pas que ça sera simple ?
— Pourquoi ?
— Nous avons effectué un voyage inhabituel. Il n’est ni prévu, ni dans l’ordre des choses. Je doute que Mavri Trypa nous laisse reprendre notre route comme ça, d’un claquement de doigts.
Le guide appuya ses dires du geste.
— Qu’est-ce qu’il pourrait demander ?
— Un paiement.
— Mais nous n’avons pas d’argent !
— Cela peut être au sens figuré. Le gardien du passage réclame un paiement. C’est une vérité, quels que soient le gardien, le passage et le paiement. Pour l’instant nous ne savons rien. Mangeons et dormons.
Alors ils mangèrent, puis essayèrent de dormir, sans pouvoir s’empêcher d’imaginer ce que l’entité pourrait leur exiger. Les hypothèses optimistes étaient rares.
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