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18 – Rite de passage

Un épisode de « Seuils », l’Inktober 2021 de Lisa Refur, publié le .

C’était la pleine nuit et Isis ne dormait pas. Son sommeil avait toujours été compliqué. Malgré la fin de son obsession et l’épuisement, elle était encore éveillée. Seule, sur le plateau de cuivre ouvragé de la table basse, une lampe à huile donnait une flamme jaune et filante. Dans la bulle de lumière, Aya. Bien calée dans un pouf, la femme en bleu veillait sur Venceslas, dont le léger ronflement brisait la tranquillité. Même en pyjama tout simple, même vautrée sur un coussin, elle parvenait à dégager une sensualité insidieuse dont Isis s’avoua être jalouse. Il y avait quelque chose de surnaturel là-dessous. Elle se coula hors de son lit et, en silence, s’installa sur le tabouret à côté de la fille au masque.

— Toi non plus tu n’arrives pas à dormir ? demanda Isis.

L’autre sursauta. Car elle était perdue dans ses pensées, ou parce que comme d’habitude elle semblait ignorer sa présence ?

— Je veille sur Venceslas.

Isis regarda en direction du jeune homme. Allongé sur le dos, il sommeillait comme un bienheureux. Un filet de bave coulait de sa bouche.

— Ça te dérange si on parle un peu ?

— Si tu veux, répliqua Aya.

Un silence, une grande inspiration, et Isis se lança.

— Qui es-tu ?

Elle n’imaginait pas avoir la moindre réponse sincère par cette approche frontale, mais ce qu’elle allait entendre l’intéressait tout de même. Les autojustifications des gens, une manière comme une autre de les connaitre.

— Je suis Aya.

— « Aya » tout court ?

— Oui. Pourquoi, un autre nom te semble-t-il nécessaire ?

Isis hésita, puis renonça à se lancer dans une explication qui ne la mènerait nulle part. Elle changea d’approche.

— Qu’est-ce que tu es ?

— Voilà une question plus intéressante.

Il y eut un silence.

— Je suis le monstre de Venceslas. L’un d’entre eux. Celle qui a décidé d’apparaitre. Je suis lui, d’une certaine façon ; je suis où il est, et je vais là où il va, maintenant et pour l’éternité.

Une curieuse réponse qui amenait plus de questions qu’elle n’en résolvait.

— Pourquoi toi, et pas les autres ? Pourquoi t’es-tu montrée dans cette cité bizarre ?

— Parce que c’était le lieu et le moment. Je n’ai pas décidé, il est des choses qui nous dépassent. Et je suis apparue, car je suis la plus forte d’entre tous, ce qui est bien.

— Ah ?

— Crois-moi, tu ne veux pas rencontrer les autres monstres de Venceslas.

— Oh.

Cette idée intrigua la jeune femme, au point qu’elle avait maintenant envie de les croiser – ou au moins d’en apprendre plus sur eux. Elle reprit la parole :

— Dis-moi, Aya…

Cette dernière sursauta de nouveau, aussi Isis modifia sa question.

— Pourquoi est-ce que tu es surprise à chaque fois que tu me vois où que je te parle ?

— C’est simple et délicat à la fois. Comment dire… tu n’étais pas prévue. Tu n’es pas censé être là – c’est un voyage que l’on effectue seul, normalement. Mais toi, tu es ici, avec Venceslas, élément inattendu et perturbateur, que ma conscience n’arrive pas à intégrer.

Eh bien merci ! Cela dit… une petite voix dans l’esprit d’Isis lui rappela que son interlocutrice n’avait pas tout à fait tort. Elle avait été envoyée accompagner Venceslas dans un périple qu’il aurait accompli, avec ou sans elle. Sa présence était, au sens littéral, une intervention divine. Un acte bien à même de provoquer des imprévus. Pour le meilleur ou pour le pire ?

— Tu dis être un monstre, d’accord. Mais c’est quoi ces monstres ?

Aya réfléchit un long moment, avant de répondre.

— Tu es une humaine, Isis. Que sont les humains ? Comment décrirais-tu ton espèce ?

— Heu…

— Exactement. Je n’ai pas de meilleure explication concernant les monstres. Chaque humain a les siens, depuis toujours ; nous vivons avec lui et habituellement mourons avec lui. Je serais d’ailleurs assez curieuse de rencontrer les tiens, Isis.

— Hmm… je vais prendre ça pour un compliment. Pourquoi le masque ?

— Pour cacher ce qu’il y a en dessous. Je suis fatiguée, Isis. Je vais dormir. À toi de veiller, puisque tu es ici.

Immédiatement, Aya se leva pour s’installer dans son lit.

Isis avait dû s’endormir sans s’en rendre compte, puisqu’elle se réveilla vautrée à moitié sur un pouf, à moitié sur le tapis. Combien de temps était-elle restée là ? Assez pour avoir mal au cou et au dos, mais pas assez pour que le jour se lève – il faisait encore nuit noire. Seule, sur le plateau de cuivre ouvragé de la table basse, une lampe à huile donnait une flamme jaune et filante. Dans la bulle de lumière, Az. Confortablement installé dans un pouf, il lisait un roman-photo d’un magasine érotique, pioché dans une pile à ses côtés. D’où sortaient-ils ?

— Ils étaient cachés sous le lit, comme il se doit, dit-il d’une voix grave en réponse à la question muette.

Derrière lui, Venceslas s’était retourné, et Aya dormait paisiblement, avec grâce et volupté. Comment réussissait-elle à être aussi sensuelle même pendant son sommeil ?

Az alluma le samovar et proposa une tasse à Isis, qui accepta. Ils se turent le temps que l’eau chauffe. Le thé noir et fort sortit la femme de sa semi-torpeur. « Ça va être la nuit des questions », se dit-elle.

— Az, dis-moi…

— Oui ?

— Qu’est-ce que tu es ?

— Voici une interrogation bien indiscrète, jeune fille. Et pourtant je consens à y répondre. Je suis Az, votre guide, qui a accepté de vous accompagner dans votre périple contre la juste rémunération de vos histoires et du quart des richesses que nous trouverions – ce qui, je dois le dire, n’est pas grand-chose.

— Ce que je voulais dire… c’est que vous avez l’air humain. Mais si c’est le cas, pourquoi étiez-vous dans la bibliothèque de l’Entre-Monde à nous attendre, comme si vous saviez que nous arriverions là-bas ?

— Je l’ai déjà dit lors de notre rencontre, cet endroit est là où les voyageurs égarés vont naturellement chercher de l’aide. Il est donc tout à fait normal que j’y espère des clients.

— Je ne veux pas vous vexer, mais je pense qu’il y a autre chose. Que vous nous cachez quelque chose.

Az sortit un cigare de son pyjama – où les gardait-il là-dessous ? – et l’alluma au foyer du samovar.

— Tu es une fille intelligente, Isis. Tu vois au-delà des apparences. J’apprécie ce fait. Bien, tu mérites un peu plus d’explications.

Il tira une longue bouffée, et expulsa un panache de fumée bleue.

— J’ai été envoyé pour vous guider. Par qui ? Je ne peux pas te le dire, mais tu devrais assez facilement le deviner en réfléchissant. Ceci devrait te mettre sur la voie : parfois, quand on propose de l’aide qui n’est pas demandée, on en dépêche tout de même.

Isis s’interrogea, et un nom s’imposa à son esprit.

— Mavri Trypa ? Le propriétaire de ces lieux ?

— Je ne peux rien dire.

Mais le sourire sur le visage du guide la convainquit qu’elle avait vu juste.

— Il y a toutefois quelque chose que je peux te dire, Isis, c’est ceci. Le voyage est celui de Venceslas, mais moi je suis ici pour te guider, toi. Ce qui implique de l’accompagner lui, mais ça n’est pas ma tâche première.

— Pardon ? Pourquoi moi ?

— Parce que tu es là pour une bonne raison. Les Dieux t’ont donné une mission, et tu dois l’accomplir, et ce dans les meilleures conditions possibles. Ils ont jugé nécessaire que tu sois guidée dans cette quête, comme tu escortes Venceslas, car tel est l’ordre des choses dont les Dieux sont garants.

— Moi qui pensais pouvoir enfin décider quelque chose par moi-même…

— Ne te méprends pas sur mon rôle, jeune fille. Tu es toujours maitresse de ton destin, je ne suis qu’un accompagnateur. Tu peux voir ça comme… un rite de passage, quoique particulièrement compliqué.

— Comment ça ?

— Réfléchis à d’où tu viens et pourquoi tu es ici, maintenant. Ce genre de voyage demande un guide et des rites.

Isis saturait d’hypothèses et d’informations ; épuisée, elle ne parvenait plus à raisonner, à remettre ses idées dans l’ordre.

— Tu es fatiguée, jeune femme. Tu devrais dormir. Une bonne nuit de repos éclaircit l’esprit.

— Je n’y arrive pas.

Alors, Az toucha le front d’Isis, qui s’enfonça dans un profond sommeil.

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