Quand on écrit quelque chose, vient toujours la grande question de l’orthographe, au sens large du terme, celui qui englobe aussi la grammaire, la syntaxe et la typographie – sujet sensible s’il en est. Parce que non seulement les règles du français sont tout sauf simples, mais en plus les Français ont un rapport pathologiquement compliqué avec ce thème. Au point que, lorsque fin janvier et début février 2016, la réforme orthographique de 1990 refait surface après environ vingt-cinq ans de silence, le débat est si virulent que le ministère de l’Éducation nationale lui-même se fend d’un communiqué pour calmer le jeu…
Pour commencer, de quoi parle-t-on ?
Tout simplement des règles qui nous permettent de parler la même langue sans ambigüités liées à la forme, ce qui nous permet donc de communiquer. Ce qui est le but premier (le seul ?) d’une langue.
On peut découper l’orthographe générale en plusieurs éléments :
- L’orthographe elle-même, qui est la manière d’écrire les mots ;
- La grammaire, qui est l’ensemble des règles à suivre pour s’exprimer dans une langue ;
- La syntaxe, qui régit l’ordre des constituants d’une phrase (mots, etc.) ;
- La typographie, qui s’intéresse à la manière d’organiser la ponctuation ;
- Et j’en passe.
Tous ces éléments possèdent leurs propres codes qui doivent être respectés pour que l’interlocuteur comprenne au mieux le message véhiculé.
Jusqu’ici, ça a l’air simple. Pourquoi une réforme qui fait débat ?
Pour plusieurs raisons différentes en réalité.
Déjà parce que le français a une orthographe assez compliquée. La grammaire et la syntaxe sont délicates en elles-mêmes, et il y a beaucoup de différences entre la façon de prononcer et d’écrire les mots. Certaines langues ont la chance de s’écrire comme elles se prononcent (et inversement) ; d’autres, comme le mandarin, n’ont pratiquement aucun lien entre l’écrit et l’oral. Sans aller jusqu’à cet extrême, contrairement à ce que pensent certains Français, le français est loin d’être la plus mauvaise langue de ce point de vue. Par exemple l’anglais est pire.
Ensuite, parce que l’orthographe française, si elle est souvent justifiée par l’étymologie, contient beaucoup d’arbitraires – j’y reviendrai par la suite.
Je continue avec le fait que le langage parlé et le langage littéraire peuvent être très différents l’un de l’autre, que ce soit dans le vocabulaire, la syntaxe, etc. Tous deux s’influencent mutuellement tout en subissant des influences divergentes.
Enfin, parce que si le français est une langue vivante et que comme telle, il évolue sans cesse. Or, depuis l’an 1634, sa normalisation et son amélioration sont confiées à l’Académie française. Cette institution et son rôle sont tout à fait respectables, mais au vu de ces décisions on peut parfois se demander si elle n’a pas oublié le côté « vivant » de la langue…
Tout ceci se fond en une vaste et vague métaraison : la langue française est complexe et difficile à apprendre ; donc le Français, qui ne veut pas remettre en cause ce qu’il a durement acquis, a du mal à accepter une réforme plus ou moins imposée par on ne sait trop qui. Ce qui est un réflexe tout à fait naturel. Pendant ce temps les Italiens sont prêts à officialiser un mot inventé par un écolier. Différence de rapport à la langue, différence culturelle.
La question est encore plus complexe pour l’auteur d’un texte littéraire. Il doit jouer avec divers niveaux de langages, et a parfois besoin de commettre des erreurs volontaires pour des raisons de style, d’ambiance, de cohérence, et j’en passe : ce sujet mériterait un billet complet.
Un peu d’histoire
Des exemples
On utilise souvent la périphrase « la langue de Molière » pour désigner le français. En 2016, c’est faux : notre langue a beaucoup évolué depuis la mort d l’écrivain, au point qu’un texte à l’orthographe de l’époque est devenu pénible à lire.
Voici par exemple le début de « Pantagruel », de François Rabelais, dans son édition Nourry de 1530 :
Ce ne sera point chose inutile ne oysifve de vous remembrer la premiere source et origine dont nous est nay le bon Pantagruel : car ie voy que tous bons historiographes ainsi ont traicte leurs chronicques, non seulement des Grecs, des Arabes, et Ethnicques, mais aussi les auteurs de la saincte escripture, comme monseigneur sainct Luc mesmement, et sainct Matthieu. Il vous convient doncques noter que au commencement du monde ung peu apres que Abel fut occis par son frere Cayn, la terre embue du sang du iuste fut une certaine annee si tresfertile en tous fruictz qui de ses flans nous sont produictz, et singulierement en mesles, que lon lappela de toute memoire lannee des grosses mesles : car les troys en faisoient le boysseau, au moys de Octobre ce me semble ou bien de Septembre, affin que ie ne erre : fut la sepmaine tant renommee par les annales, quon nomme la sepmaine des troys Jeudys : car il y en eut troys, a cause des irreguliers bissextes que la Lune varia de son cours plus de cinq toizes, le monde voluntiers mangeoit desdictes mesles : car elles estoient belles a lœil : et delicieuses au goust.
Et il s’agit de la version facile, composée en caractères modernes et avec les s longs remplacés par des s modernes. Parce qu’en réalité, ladite page de l’édition de 1530 de Pantagruel, c’est ça :
Le lecteur perspicace me fera remarquer que ce texte précède de plus d’un siècle l’œuvre de Molière. Certes. Ici je voulais vous mettre du Molière, édition d’origine, mais je n’ai pas réussi à en trouver. Les éditions les plus anciennes que j’ai pu me procurer sont des années 1880 et ont déjà corrigé l’orthographe. Par contre, on peut trouver des textes de la même époque, ici le début de « Le petit chaperon rouge », de Charles Perrault, dans le texte de 1697 (soit vingt-quatre ans après la mort de Molière) :
Il estoit une fois une petite fille de Village, la plus jolie qu’on eut sçû voir; sa mere en estoit folle, & sa mere grand plus folle encore. Cette bonne femme luy fit faire un petit chaperon rouge, qui luy seïoit si bien, que par tout on l’appelloit le Petit chaperon rouge.
Un jour sa mere ayant cui & fait des galettes, luy dit, va voir comme se porte ta mere-grand, car on m’a dit qu’elle estoit malade, porte luy une galette & ce petit pot de beure. Le petit chaperon rouge partit aussi-tost pour aller chez sa mere-grand, qui demeuroit dans un autre Village. En passant dans un bois elle rencontra compere le Loup, qui eut bien envie de la manger, mais il n’osa, à cause de quelques Bucherons qui estoient dans la Forest. Il luy demanda où elle alloit; la pauvre enfant qui ne sçavoit pas qu’il est dangereux de s’arrester à écouter un Loup, luy dit, je vais voir ma Mere-grand, & luy porter une galette avec un petit pot de beurre, que ma Mere luy envoye. Demeure-t’elle bien loin, lui dit le Loup? Oh ouy, dit le petit chaperon rouge, c’est par de-là le moulin que vous voyez tout là-bas, là-bas, à la premiere maison du Village.
On trouve le texte sur le projet Gutenberg et c’est une excellente occasion de donner un beau mal de crâne à un enfant qui veut lire un conte.
Certes, protestera le lecteur perspicace, mais c’est encore très vieux. Et si on lisait « De la Terre à la Lune », de Jules Verne, dans son édition de 1865 :
Lorsqu’il fit sa fameuse communication au Gun-Club, la colère du capitaine Nicholl fut portée à son paroxysme. Il s’y mêlait une suprême jalousie et un sentiment absolu d’impuissance! Comment inventer quelque chose de mieux que cette Columbiad de neuf cents pieds! Quelle cuirasse résisterait jamais à un projectile de trente mille livres! Nicholl demeura d’abord atterré, anéanti, brisé sous ce «coup de canon,» puis il se releva, et résolut d’écraser la proposition du poids de ses arguments.
Il attaqua donc très-violemment les travaux du Gun-Club; il publia nombre de lettres que les journaux ne se refusèrent pas à reproduire. Il essaya de démolir scientifiquement l’œuvre de Barbicane. Une fois la guerre entamée, il appela à son aide des raisons de tout ordre, et, à vrai dire, trop souvent spécieuses et de mauvais aloi.
D’abord, Barbicane fut très-violemment attaqué dans ses chiffres; Nicholl chercha à prouver par A + B la fausseté de ses formules, et il l’accusa d’ignorer les principes rudimentaires de la balistique. Entre autres erreurs, et suivant ses calculs à lui, Nicholl, il était absolument impossible d’imprimer à un corps quelconque une vitesse de douze mille yards par seconde; il soutint, l’algèbre à la main, que, même avec cette vitesse, jamais un projectile aussi pesant ne franchirait les limites de l’atmosphère terrestre! Il n’irait seulement pas à huit lieues! Mieux encore. En regardant la vitesse comme acquise, en la tenant pour suffisante, l’obus ne résisterait pas à la pression des gaz développés par l’inflammation de seize cent mille livres de poudre, et résistât-il à cette pression, du moins il ne supporterait pas une pareille température, il fondrait à sa sortie de la Columbiad et retomberait en pluie bouillante sur le crâne des imprudents spectateurs.
C’est déjà plus proche, mais un œil attentif remarquera quelques différences, en particulier du côté de la typographie qui a beaucoup changé depuis cette époque.
Une harmonisation parfois arbitraire
Je ne vais pas paraphraser l’article Wikipédia sur le sujet, mais depuis l’ordonnance de Villers-Cotterêts d’aout 1539, la langue française a subi des réformes au moins en 1718, 1740, 1835, 1878, 1935, 1977 et 1990 – sans compter les changements naturels…
Deux points sont intéressants à noter dans ces réformes successives.
Le premier, c’est qu’au contraire d’autres langues romanes, l’orthographe du français s’est fixée à partir de l’étymologie et non la prononciation – ce qui a promis d’interminables débats sur « nénufar/nénuphar » quand l’Académie française s’est trompée d’étymologie. Et, plus sérieusement, ce qui explique une partie de la complexité de l’orthographe actuelle.
Le second, c’est que certaines modifications furent totalement arbitraires. On peut par exemple citer la disparition du féminin de « auteur » en « autrice », puis la recherche plus récente d’un féminin à « auteur ». Alors certains inventèrent l’atroce « auteure » (parfois prononcé « auteureuh ») pendant que d’autres (ré)-inventèrent « autrice ». Sur ce sujet, on peut lire cette étude. On pourrait aussi citer la règle du « Le masculin l’emporte », donc la justification par l’abbé Bouhours en 1675 est :
Lorsque les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l’emporte.
Justification qui sera détaillée par le grammairien Beauzée en 1767 :
Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle.
Je vous laisse juge de la pertinence de telles justifications au XXIème siècle.
Et la réforme de 1990 ?
Ainsi donc, en 1990, on décida de faire un peu de ménage dans tout ce bazar, et de faire évoluer certains points de l’orthographe française pour mieux coller à l’usage en vigueur. Et c’est réellement un peu de ménage, parce que certaines des réformes passées eurent un impact bien supérieur !
En ce qui me concerne, mon opinion a fortement évolué au fil du temps.
J’ai commencé, comme presque tout le monde, par ignorer cette réforme. Je ne me rappelle même plus si on m’en a parlé au cours de ma scolarité ; si ce fut le cas, ça n’a jamais été plus loin que « cette réforme existe » sans jamais l’appliquer.
Ensuite je me suis dit que c’était bien compliqué pour pas grand-chose, d’autant que – idée étrange – cette réforme n’est pas obligatoire, et donc pourquoi je me fatiguerais à faire différemment que j’ai toujours fait, après tout ça marche très bien comme ça, et puis faire un effort pour quelque chose de facultatif, j’ai sans doute mieux à faire de ma vie, après tout ça ne changera pas la face du mode.
Et un jour, il y a quelques mois, je me suis fait la réflexion que cet argument ressemblait quand même à un discours de vieux con réactionnaire, alors que je ne savais même pas exactement ce que contenait ladite réforme. Je suis donc allé voir ce qu’il en était.
Surprise ! Il s’agit très majoritairement de simplifications qui rendent la langue plus logique et plus simple. Dès lors s’imposa immédiatement : je n’avais aucune raison logique d’ignorer cette réforme. Et donc, je devrais l’appliquer, ce que je fais maintenant.
Après quelques mois d’utilisation de ces recommandations, mon premier retour d’expérience est le suivant :
- Pratiquement tous les systèmes de correction ne reconnaissent par défaut que l’orthographe traditionnelle, ce qui est à la fois une mauvaise idée et réduit l’application des évolutions.
- On continue systématiquement à me signaler des « fautes » qui n’en sont plus depuis plus de vingt-cinq ans, au point que j’ai tendance à préciser que j’utilise l’orthographe réformée. Ce qui me parait compréhensible chez le quidam me chagrine un peu lorsque la remarque vient d’un auteur amateur mais jeune…
- Ça ne change pas grand-chose, en réalité. Je me suis amusé à passer certains de mes vieux textes à l’orthographe réformée, il y a tellement peu de corrections à faire que c’en est d’une rapidité époustouflante – ça valait bien la peine de faire autant de bruit cet hiver…
- Les corrections sont simples et logiques, et donc s’apprennent facilement. Bien plus que les anormalités qu’elles remplacent.
Plus il y aura de monde à utiliser cette orthographe – surtout du côté des « prescripteurs » que sont les écrivains, même amateurs, de littérature – et plus cette réforme sera adoptée.
Dans une société où une mauvaise orthographe est une discrimination sociale forte, est-ce que ça ne vaut pas la peine de laisser tomber des règles injustifiables et de permettre à tout un chacun d’apprendre plus simplement cette belle langue qu’est le français ?
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