L’avis du renard
Je ne sais plus comment je me suis procuré cet ouvrage, très probablement une promotion quelconque voire un tome 1 électronique offert – la version anglaise est gratuite sur le site de l’autrice.
Par contre, je me rappelle très bien pourquoi je l’ai pris : parce que c’était vendu comme un énorme succès d’autoédition, or le titre et la quatrième de couverture (ci-contre sur ordinateur, ci-dessous sur mobile) me semblaient… comment dire… déjà vus ? Alors, comme je voulais comprendre et pas grand-chose à perdre, j’ai lu ça.
Le livre (au moins sa version électronique) commence d’une façon assez étrange.
Il commence avec la biographie de l’autrice (jusqu’ici, tout va bien),
puis une « Sélection d’Acclamations pour Morgan Rice » (sic) qui nous explique à quel point l’ouvrage est génial,
puis la très longue liste de ses livres existants,
puis de nouveau ce catalogue, mais avec les visuels des couvertures,
puis une publicité pour la version audio,
puis une notice de copyright à rallonge qui arrive à oublier le nom de la traductrice,
puis une carte (sur laquelle je reviendrai),
puis la table des matières,
puis une citation de Shakespeare (sur une page entière),
et enfin le début du chapitre 1.
Un peu de rabs de clichés ?
Ce livre a quelque chose de fascinant : c’est, et de très loin, la collection la plus épique et la plus dense que je n’ai jamais lue. Rien que le titre de la série, le titre du volume, le synopsis… absolument tout est déjà vu.
Pour vous donner une petite idée du niveau, à la page 1 du chapitre 1 du tome 1, on a appris que :
- Le monde est constitué d’un continent circulaire nommé « l’Anneau ».
- Le royaume à l’ouest de ce continent s’appelle le Royaume de l’Ouest.
- La province au sud est baptisée la Province du Sud1.
- Le héros va recevoir sa destinée (c’est littéralement écrit comme ça à la fin du premier paragraphe).
- Le héros est un adolescent, le benjamin de sa famille qui l’opprime.
À la page 2 du chapitre 1 du tome 1, on sait en plus que :
- Que son père a confiance en ses frères, mais pas du tout en lui.
- Que ses frères sont plus beaux, plus grands et plus forts que lui.
- Notre héros veut prouver à sa famille qu’elle l’a sous-estimé et qu’il a de la valeur.
- Que pour ce faire il veut devenir chevalier d’élite.
- Mais c’est normalement réservé aux fils de nobles ou de guerriers célèbres, ce qu’il n’est évidemment pas.
… et il reste encore 260 pages2 sous ce format, et toutes sont du même tonneau. C’en est au point qu’en le lisant, je me suis dit que ça devait être difficile de mettre autant de clichés.
C’est simple : si à un moment le lecteur suppose que, si on suit les clichés habituels, quelque chose doit se produire, alors cela se produira, et ce indépendamment des réactions qui auraient été normales pour les personnages dans la situation donnée.
Je ne surprends personne en vous racontant que la princesse va tomber amoureuse du héros envers et contre tout, et que la suite de l’histoire n’a aucun intérêt, et que si je chronique ce tome 1 c’est parce que je n’ai ni le courage ni le temps de lire les 16 (seize !) autres volumes.
D’autant plus que sur ce coup-là, l’éditeur a, semble-t-il, voulu être certain de la rentabilité de son titre : ça n’a paru à ma connaissance qu’en format poche, personne ne semble avoir relu sérieusement l’épreuve étant donné la quantité de coquilles, la couverture est une image Shutterstock, et j’ai eu tellement de mal à trouver le nom de la traductrice que je me demande si ça n’est pas volontaire de sa part.
Mais pourquoi chroniquer ça ?
Parce que le livre a un côté intéressant, dans le sens où il s’est massivement vendu, au moins en version anglaise. D’après le site de l’autrice, ses ouvrages ont été traduits en vingt-cinq langues et ses seuls œuvres pour « jeunes adultes » se sont vendues à plus de cent-mille exemplaires. Ce qui est colossal.
Vient donc une question : pourquoi ça fonctionne ?
La réponse est assez simple : parce que c’est du divertissement pur et simple. L’adolescent ou le jeune adulte3 fatigué ouvre le livre, débranche son cerveau et est distrait le temps de sa lecture.
Il n’a aucune réflexion à mener, parce que ce n’est pas le but de l’ouvrage, qui n’en propose d’ailleurs pas : aucun enjeu (tout est cliché dont écrit d’avance, ou explicitement décrit comme une destinée connue du lecteur), aucune subtilité, aucun montage complexe dans l’histoire, pas de vocabulaire spécifique (rappelez-vous le nom du continent et des pays), pas de raffinements littéraires dans le style…
On est ici dans une littérature très proche des light novels Japonais : des livres petit format, très peu chers, dont les histoires sont des séries produites au kilomètre (plusieurs volumes par an) et destinées à être lues comme telles, sans prise de tête (les Japonais ont en plus l’habitude d’illustrer leurs œuvres).
Impossible donc d’appliquer une grille de lecture de roman standard sur un tel ouvrage. Là où le bât blesse, c’est que les éditeurs tentent pourtant de nous faire croire que c’est le roman du siècle à grands coups d’extraits dithyrambiques, ce qui force des attentes inadaptées.
Enfin, ce genre s’adresse surtout à des personnes qui lisent d’ordinaire peu – d’où le ciblage des adolescents et jeunes adultes – puisque dès que l’on commence accumuler un bagage littéraire, les ficelles deviennent si grosses que le produit en devient pénible au lieu de rester distrayant.
Une autre littérature et une leçon d’humilité
Ce livre rappelle à tous les auteurs édités et en herbe, ceux qui peaufinent leurs romans et en sont très fiers, qu’il existe une autre littérature. Celle qui préfère la quantité à la qualité, et qui n’a pas peur de l’assumer (au moins dans les faits sinon dans les prétentions).
Cette recherche de la quantité explique tout : l’abondance hallucinante de titres écrits par l’autrice, le battage médiatique organisé par les éditeurs, le pages pour donner envie d’acheter le reste, et évidemment la qualité de l’histoire : quand on doit produire du roman à la chaine, on ne peut pas soigner le scénario, le style, l’originalité, la cohérence, etc. – même si l’honnêteté m’oblige à dire que j’ai lu des light novels bien mieux construits, audacieux et intéressants que ce volume ci.
Et c’est une formidable leçon d’humilité de voir que l’autrice, avec ses 56 tomes publiés depuis 2011 – environ un tous les deux mois – est régulièrement en tête des ventes de livres électroniques aux USA, et arrive à vivre de sa plume.
À lire absolument
- Si on refuse de réfléchir d’une quelconque façon en lisant.
- Si on aime les clichés ?
- Si on veut voir à quoi ressemble ce genre de littérature.
À éviter si on cherche
- Un scénario.
- Des personnages.
- Un univers.
- Du suspense.
- De la cohérence.
- Autre chose qu’un divertissement pur et dur.
Si vous avez aimé ce livre
Les seize autres tomes de la série, et toute l’œuvre de l’autrice. Enfin, j’imagine.
Rien à voir, mais il n’y a rien eu sur ce site ces derniers jours parce que j’ai écrit un billet technique intitulé « Git : la GUI est votre amie » sur Zeste de Savoir. Si vous n’avez pas compris le titre, c’est que le billet ne vous concerne pas !
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Au moins cette géographie est pratique : je n’ai pas besoin de consulter la carte pour la comprendre. ↩︎
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De toute évidence, ma liseuse affiche plus de caractères par page qu’il n’en est imprimé sur le livre de poche, parce que j’ai 262 pages là où la version papier en fait 352. ↩︎
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L’autrice et l’éditeur français ciblent expressément ce lectorat. ↩︎