Ting ! Encore un message d’un ami qui mentionnait cet album – Impressions d’Ensemble, des Anges Plumés, un groupe tout à fait inconnu jusqu’ici. Las, dubitatif et curieux, Yogan s’affala sur son canapé, et d’un tapotement sur l’écran de son smartphone, lança la lecture. Le minuscule hautparleur crachota les premières notes. Du piano, et… un instrument synthétique qu’il n’identifiait pas ?
Cet album était brutalement devenu un phénomène de société : en quelques semaines seulement, il prenait le chemin de la meilleure vente française de tous les temps, une prouesse d’autant plus remarquable qu’il n’avait fait l’objet d’aucune publicité. Les achats à l’étranger suivaient le même chemin.
— C’est pas mal, se dit Yogan, mais ça mériterait d’être écouté au calme sur du vrai matériel.
Il se leva, et regarda par la fenêtre. Au loin à l’ouest, le soleil se couchait – déjà ? Le jeune homme consulta l’heure. Il avait écouté tout l’album d’une traite, sans même s’en rendre compte ! À ses yeux les triomphes populaires étaient de la merde consensuelle qui ne rassemblait que grâce à un matraquage général ; mais là il tenait un véritable succès mérité (selon ses propres critères).
Mais, il y avait quelque chose qu’il ne comprenait pas. Yogan était musicien, et se piquait de savoir analyser une chanson. Pourquoi celle-ci fonctionnait-elle si bien ? Rien d’aussi évident qu’un refrain entêtant ; les compositions étaient même d’une complexité surprenante pour des titres avec une telle résonance chez le grand public. Le jeune homme engloutit un couscous industriel fadasse réchauffé au microonde, acheta le disque en haute qualité sur Internet et le lança sur les enceintes de son ordinateur.
Cinq minutes plus tard, vautré dans son fauteuil, dans le silence de l’appartement, il fixait son écran. Non, soixante-cinq minutes plus tard. Il avait de nouveau écouté l’album dans son entièreté sans même s’en rendre compte. Par quel prodige était-ce possible ? Il se fit un café, s’assit confortablement, et redémarra la musique, bien décidé à en analyser les subtilités.
Il échoua, encore, et encore, quand soudain l’alarme sonna six heures trente du matin, l’heure de se réveiller et d’aller travailler. Mais il n’avait pas dormi.
— Yogan ! Si c’est pour rêvasser, pose un congé et rentre chez toi !
— Pardon, chef !
— C’est un ordre, Yogan. C’est la troisième fois que je te reprends, c’est la troisième de trop ! Estime-toi heureux que je ne t’inflige pas un blâme !
La troisième fois ? Mais il s’était installé à son bureau il y a moins d’une demi-heure ; d’accord il était fatigué, mais… mais l’horloge de son ordinateur lui indiquait qu’en réalité il était présent depuis plus de deux heures. Avait-il dormi sans s’en rendre compte ? Non. Impossible. Au fond de lui il savait ce qu’il avait fait tout ce temps. Il s’était passé mentalement l’album Impressions d’Ensemble, en boucle, et là encore sans s’en souvenir. Son chef avait raison, il ne pouvait pas travailler dans ces conditions. Il prendrait donc une journée de congé et commencerait par rattraper sa nuit de sommeil manquante.
— Yogan ? Qu’est-ce que tu fous là ? Et baisse le volume !
— Hein ? Je…
Le jeune homme regarda autour de lui. Il était au studio d’enregistrement. Il avait squatté le bureau de l’ingénieur son, libre à cette heure-là, et avait passé l’album des Anges Plumés sur le meilleur matériel disponible, de plus en plus fort. Il n’avait pas dormi. En y repensant, il était même venu directement ici en sortant du travail. Les valises sous ses yeux trahissaient son état de fatigue. Mais il n’était toujours pas fichu de comprendre ce qui provoquait le succès de cette musique. En y réfléchissant, il était incapable de se souvenir de la mélodie. Pas exactement : il pouvait se la rejouer intégralement dans sa tête, mais comme si c’était une piste unique, indépendante de sa volonté. Yogan savait qu’il démarrait l’écoute, il savait qu’il avait atteint la fin (c’était facile, c’est quand tout s’arrêtait), mais au milieu… rien.
Alors il recommençait.
— Tu es sûr que ça va, Yogan ?
— T’inquiètes. Tu connais ça ?
Il relança l’album au début. Les deux hommes l’écoutèrent, essayèrent de comprendre. Impossible.
* * *
Lorsqu’on les retrouva, c’est une ambulance que l’on dut envoyer, les deux jeunes gens ayant oublié de dormir, de s’alimenter, même de boire. Les infirmiers ne se méfièrent pas, et leur accordèrent de conserver une enceinte portable dans le véhicule. Il eut fallu leur enlever de force et leur administrer un puissant sédatif pour parvenir à un autre résultat.
Arrivés à l’hôpital, c’est trois personnes de plus qui écoutaient cet album en boucle. Les arrivées causées pas cette musique se multiplièrent. Les autorités tentèrent de la faire interdire, mais c’était beaucoup trop tard : toutes les radios la diffusaient dès que possible, quelle que soit leur programmation habituelle ; les sites de streaming la mettaient en avant par tous les moyens à leur disposition.
Et bientôt il n’y eut plus qu’une seule musique au monde, une mélodie entêtante, envoutante, dont personne ne parvenait à se souvenir vraiment, mais dont chacun se disait : je vais la réécouter.
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