Urbain ne l’était pas, quel que soit le sens que l’on donnât à ce terme. D’une part, parce qu’il avait passé les vingt-trois premières années de son existence dans une petite bourgade aux confins presque inhabités de l’Empire ; d’autre part à cause de sa goujaterie acariâtre, vulgaire et franchement antipathique. Urbain, donc, tenait son titre et son caractère de son père, et n’était satisfait ni de l’un, ni de l’autre.
Son domaine n’était qu’un lopin de terre microscopique, peuplé surtout de moutons, de cailloux et de serfs aigris qui se révoltaient à la moindre occasion, surchauffé l’été et glacial l’hiver.
Quant au paternel, il lui avait un jour expliqué que l’exactitude est la politesse des rois. Lui-même n’étant que chevalier, et bien conscient des innombrables couches de féodalités qui le séparaient du titre susnommé, il mettait un point d’honneur à se présenter toujours trop en retard ou en avance, selon ce qui enrageait le plus son interlocuteur.
En plus de terres avares, de sujets rebelles et d’un climat excessif, le domaine disposait aussi de chameaux. Le père d’Urbain avait ramenés ceux-ci d’une croisade, en même temps que sa femme, la mère de notre chevalier ; l’un comme l’autre devaient faire sa fierté mais ne lui avaient apporté que tristesse et ennuis.
Ce jour là, un héraut vint à la ferme fortifiée qui tenait lieu de seigneurie à Urbain. L’Empereur, par les voix successives du Duc, du Marquis, du Conte, du Vicomte et du Baron, cherchaient des volontaires pour une nouvelle Sainte Croisade, et c’était là l’occasion rêvée pour Urbain de quitter son lopin pouilleux et de voir le vaste monde.
Un inconvénient toutefois, il devait fournir sa propre monture ; or Ablette, le seul cheval qu’il possédait en main propre, n’était plus qu’une vieille rosse de vingt-trois ans d’âge, et le seul voyage dont elle était encore capable était le trajet qui la menait au pré le plus proche. Les serf, de leur côté, lui avaient bien fait comprendre que toute nouvelle tentative de réquisition de quoi que ce soit se solderait par sa tête au bout d’une pique. Alors le chevalier réfléchit, et accepta la seule solution qui s’offrait à lui : il n’avait pas de chevaux, mais possédait plusieurs chameaux, bêtes qui se montent elles aussi.
Il serait donc le chevalier au chameau.
Mais être chevalier ne nécessitait-il pas de posséder un cheval ? Que serait-il alors ? Un chamelier ?
* * *
Huit mois plus tard, il posait enfin le pied à Terre au terme d’un trop long voyage, prêt a rendre ces terres hostiles à la chrétienté. Enfin… seulement après avoir pris un peu de repos : le Pape les avait missionné en Patagonie Orientale. Les six mois de mer, d’eau croupie, de biscuits rongés par les vers, de scorbut et parfois d’un rat pour améliorer l’ordinaire, tout ça avait érodé les force de l’équipage – pour ceux qui avaient eu la chance d’arriver vivants.
Le chameau, lui, se portait très bien. Il avait dévoré son foin, divers cordages, plusieurs chapeaux, au moins quatre branles et tenté d’avaler un marteau, le tout sans montrer le moindre désagrément dû à une mauvaise digestion. Les vagues qui secouaient le navire ne le perturbaient pas le moins du monde, la bête avait le pied marin. Ou la patte marine ? Si l’on parle de « pied » pour les chevaux, Urbain n’avait aucune idée de vocabulaire à utiliser pour les chameaux. Le sabot marin, disons. Même pas, ces fichues bestioles n’en ont pas. Le pied fourchu marin.
L’autre problème de la Croisade en Patagonie Orientale résidait en l’absence d’hérétiques à éliminer et de chrétiens à secourir. Le prêtre de l’expédition espérait convertir les populations locales, mais même cet exercice s’annonçait périlleux, car la région était déserte.
Leur premier mois sur place ne vit qu’un contact, un missionnaire local qui leur communiqua la position de quelques tribus d’autochtones et l’existence d’une interrogation. Ces indigènes étaient-ils seulement humains ? Il y avait, paraissait-il, une enquête en cours pour le déterminer, et cela conditionnait toute la suite de leur expédition, car impossible de christianiser des non-humains. Ou même de les considérer comme hérétiques.
Après de longues tergiversations, l’expédition décida de tâter le terrain et de prendre contact avec les populations locales. Les convertir, les protéger ou les massacrer serait plus facile si l’on savait à qui l’on aurait à faire.
* * *
C’était un petit village coincé dans une vallée entre deux hautes montagnes, qui subsistait tant bien que mal de la culture d’une maigre terre et de l’élevage d’un cheptel de lamas ; une terre qui rappela beaucoup trop son pays à Urbain, en plus froid et plus humide. Il ne se sentait pas nostalgique, mais fort déçu d’avoir traversé la moitié du monde pour ça ; il s’était imaginé couvert de gloire, mais n’était à l’instant couvert que de rosée.
Il tira le chameau (qui tentait de découvrir si la chevelure foisonnante d’une adolescente était comestible), et parti s’isoler pour prier. Méditer. Ruminer sa malchance, en réalité.
— Bonjour, tu es qui, toi ?
Urbain leva la tête sans rien comprendre, puisque la personne qui s’était adressée à lui ne parlait aucune de la langue qu’il maitrisait. Devant lui, une jeune femme le dévisageait comme s’il était une entité étrange venue d’un autre monde sur un destrier monstrueux – ce qui était une description tout à fait exacte, de son point de vue à elle. Urbain avisa l’interprète qui passait par là et lui fit signe.
— Je me présente, je suis Aya, la fille du chef de cette tribu.
— Elle dit qu’elle s’appelle Aya, princesse locale, dit le traducteur qui voulait bien se faire voir.
Oh. Une princesse. Intéressant. Et loin d’être laide avec ça. Hé, à défaut de gloire et d’honneur, il y avait peut-être un bon mariage à faire. Si ces gens étaient humains. Enfin, ils l’étaient pour sûr, il suffisait de les regarder pour le savoir. C’était décidé, la princesse s’intéressait à lui, il s’attèlerait à la séduire. Si le chameau ne la broutait pas avant.
— C’est pire que ce que je pensais, déclara le prêtre d’une voix lasse.
Les croisés s’étaient réunis pour faire le point sur la situation, qui n’était pas brillante.
— Comment ça, « pire » ?
— Ces sauvages n’ont même pas de concept de « Dieu ». De vrais animaux. Je ne pensais pas partir de si loin !
— Aucun Dieu, même païen ? Seigneur Jésus, comment font-ils pour survivre ?
— Ils prétendent que leurs ancêtres les protègent.
— Je vois.
— Vous n’imaginez même pas. Ils n’ont même pas de mots pour désigner les saints concepts de divinité !
— Vous déclarez forfait, donc ?
— Non ! Dieu m’a confié cette mission, je la relèverai, par-delà tous les obstacles ! Je ferai de ces gens les meilleurs chrétiens que la Terre ait jamais portés !
— N’exagérons rien, mon père. Faites-en déjà des chrétiens tout court, ça sera déjà une grande victoire.
— Je vais avoir besoin d’aide. Urbain, il me semble que vous entendez un peu leur idiome, désormais ? Sauriez-vous traduire quelques passages de la Sainte Bible ?
— Hmm ?
Car Urbain n’écoutait pas. Il réfléchissait à comment impressionner Aya. Il fallait qu’il la séduise, parce qu’un arrangement entre chefs de famille semblait impossible dans cette société archaïque. Et pour ça quoi de mieux que de l’impressionner ? Il devait trouver quelque chose…
— Ce qu’il y a de dangereux dans les environs ?
Aya ne semblait pas comprendre le sens de la demande d’Urbain, qui la réitéra.
— Il y a bien [mot inconnu], au-dessus du village, qui nous menace. Si tu arrives à le calmer, tu serais notre héros.
— Qu’est-ce que cette chose ?
— Un [le même mot inconnu]. Tu ne connais pas ?
Le visage du chevalier montra que d’évidence, non.
— C’est grand, dangereux. Ça fait du feu. Ça détruit le village parfois. On doit fuir dans ce cas.
Grand, dangereux, qui crache du feu et peut détruire des habitations ? Un dragon ? Un dragon ! Ces terres lointaines et hostiles abritaient encore l’un de ces grands lézards ailés ! Lui, le chevalier Urbain, serait l’archange Michel des temps modernes, terrassant un dragon, épousant une princesse, ce qui le couvrirait de gloire et lui assurerait la puissance et la richesse pour des siècles et des siècles !
Non, c’était idiot. Il ne vivrait pas aussi longtemps. Il aurait la puissance, la gloire et la richesse jusqu’à la fin de ses jours !
Il mit un genou à terre et s’inclina devant la jeune femme.
— Je vous en fais le serment, ma princesse, de partir demain dès l’aube pour terrasser ce terrible dragon et aider votre pays !
Aya regarda le chevalier, interloquée, mais amusée par les bringuebalements et les grincements de son armure – aidés par l’humidité ambiante, ils étaient de plus en plus présents et créatifs. Sans rien comprendre à ce que faisait ce mystérieux étranger, elle chassa une fois de plus le chameau qui tentait de dévorer ses parures, et s’en retourna vaquer à ses occupations.
* * *
Le chemin qui arpentait la montagne serpentait en pente raide entre une falaise et un ravin, mais Urbain le grimpait fièrement, seul sur son chameau. Si tant est que l’on puisse aller fièrement où que ce soit lorsque l’on est habillé d’une armure rouillée et que l’on monte un camélidé regimbeur. La bête semblait réticente à avancer dans les vapeurs soufrées qui hantaient les flancs de cette montagne, ce qui surprenait beaucoup son cavalier. Pour le chevalier, les odeurs d’œuf pourri n’étaient pas beaucoup plus désagréables que la puanteur naturelle de l’animal mouillé.
Le soleil flirtait avec l’horizon quand, après une épuisante journée d’efforts, l’équipage dépassa le dernier ressaut et arriva en vue du sommet. Là, luisante dans les lueurs jaunes du soleil couchant, à moitié masquée par des fumeroles jaunes et toxiques, trônait une immense et impressionnante caldéra, au sein duquel se détachait la tache turquoise d’un lac acide.
Mais pas le moindre, pas le plus petit dragon à l’horizon. Étrange, ce paysage apocalyptique correspondait tout à fait à l’idée que se faisait Urbain d’une tanière de ces sauriens.
La terre trembla.
Ce devait être le dragon. Où était-il ? Le chameau n’aidait pas son maitre, tout occupé qu’il était à être vexé d’avoir été promené dans ce paysage puant et sans nourriture.
La terre trembla de nouveau, plus fort, assez puissamment pour faire tomber le chevalier.
— Urbain !
Voilà qu’il avait des hallucinations, il entendait la voix d’Aya. À moins qu’elle ne fût capturée par l’ennemi ?
— Urbain ! Reviens, c’est dangereux !
— Je sais, princesse, et je suis là précisément pour vaincre le danger.
La réplique eut été plus convaincante s’il ne l’avait pas prononcée en tentant de se relever, tandis que son chameau broutait l’une des rares touffes d’herbes subsistant dans le cratère.
— Urbain ! Reviens, tu m’as mal comprise ! Un [mot inconnu], c’est la montagne qui crache du feu et de la cendre !
Hein ?
— Il n’y a pas de monstre à tuer ! Reviens, la montagne s’énerve ! Si tu restes, tu vas…
Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase. Une formidable éructation propulsa un panache de gaz nauséabonds et de pierres dans les airs, tandis que le sol se dérobait sous les pieds du chevalier. Il essaya de se relever.
Impossible, le sol glissait trop vite.
Il tenta de se rattraper à quelque chose, n’importe quoi, mais le terrain entier se mouvait dans des directions qu’il ne parvenait pas à appréhender.
— Urbain, ici !
Aya lui lança une corde, qu’il attrapa de justesse, avant de voir le rocher sur lequel il était s’effondrer dans le lac avec un gros « plouf » soufré suivi d’un bruit d’effervescence. Mais il était sauvé.
À moins que…
À moins qu’un chevalier en armure complète au bout d’une corde ne soit trop lourd pour une jeune femme. La fille du chef s’arcboutait pour retenir le chevalier, mais elle arrivait à peine à le maintenir immobile. Elle n’aurait jamais la force de le tirer vers un endroit plus stable. Il était perdu.
Mort par le feu d’une montagne, à l’autre bout du monde, en essayant de tuer un dragon imaginaire. Il n’aurait jamais imaginé une fin aussi ridicule, même dans ses pires cauchemars. Mais au moins personne ne le saurait jamais.
Il s’apprêtait à lâcher le lien quand le chameau arriva derrière Aya. « Cette sale bête va encore dévorer la corde », pensa-t-il. Mais l’animal se saisit délicatement de la portion restante, et d’une puissante traction, ramena son maitre hors du danger.
Dans les doux rêves d’Urbain, l’histoire s’arrête ici, et personne ne sut jamais ce qui s’était passé ce jour-là en haut de la montagne.
Ce rêve ne fut jamais réalisé, car Aya raconta à qui voulait l’entendre ce qui devint « l’histoire du chevalier sauvé par la princesse sauvée par le chameau », et l’on célébra le camélidé gourmand comme un authentique héros.
Et si vous savez où chercher, en haut du bon volcan, vous trouverez encore les gravures qui authentifient cette histoire.
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