Je ressentis le malaise à l’instant où je pénétrai dans la pièce. Une angoisse sourde et diffuse, cette impression que quelque chose d’atroce allait se produire par une nuit lourde et orageuse, en contraste absolu avec le beau matin d’automne ensoleillé qui déversait sa lumière dans mon bureau. Je m’arrêtai pour un instant d’introspection. Était-ce un message de mon subconscient ? Aurais-je oublié quelque information d’importance ce matin, qui me reviendrait subrepticement ? Non, j’en étais sure, les titres n’avaient débité que leurs platitudes navrantes étalées d’un ton sinistre, voguant entre chiens écrasés et détails sans intérêts de nations lointaines.
Peut-être est-ce que cela venait du bureau lui-même ? Je promenai mon regard sur l’endroit. C’était le même bureau que d’ordinaire, avec la même vue plongeante du troisième étage sur le parking sinistre en contrebas, les mêmes armoires vomissant leurs dossiers, les mêmes piles de documents anciens et récents à traiter, le même ordinateur arthritique et ses écrans couverts de post-it, les mêmes chaises de bureau bon marché et usées, la même absence habituelle et bienvenue de collègues qui me laissait encore une bonne heure de paix avant de subir de nouveau leurs caquetages incessants…
Non, il y avait quelque chose d’inhabituel. Une inexplicable effluence parasitait les émanations habituelles de vieux papier, de poussière, de renfermé et d’imprimante laser surchauffée. Une senteur marine et iodée, un relent de varech incongru à plus de quatre-cents kilomètres de la mer la plus proche.
Ce n’est qu’après avoir accroché ma veste au portemanteau que je remarquai l’étrange flaque qui se répandait avec lenteur sur mon bureau. C’était un liquide gélatineux, poisseux et brillant d’aspect, d’une couleur changeante qui oscillait entre le céruléen et le glauque selon l’angle où il prenait la lumière. Il suintait d’un petit paquet à demi enfoui sous les piles d’archives, et il me fallut dix bonnes secondes avant de me rappeler ce qu’il était et pourquoi il trainait sur mon bureau.
Cinq années plus tôt, Olivier, un collègue et presque ami, m’avait remis ce colis en me demandant de rechercher des informations s’y rapportant dans certaines archives. Une soudaine surcharge de travail m’empêcha de faire cette recherche à cette époque ; la dépression nerveuse d’Olivier et son départ comme membre éminent d’une secte eschatologique me firent totalement oublier l’existence de cet objet et de la mission associés.
Je défis la ficelle qui le maintenait fermé et déplia l’emballage en papier Kraft avec prudence. J’y découvris une lettre manuscrite – Olivier était peut-être la dernière personne de ce siècle à pratiquer cet art – et une petite boite finement ouvragée, couverte de glyphes abscons et d’innombrables motifs qui semblaient se mouvoir et s’entortiller autour des caractères. Bien que non figuratifs, ces dessins dégageaient quelque chose de profondément malsain, une forme antique et singulière d’horreur indicible, une peur primale qui aurait pris corps sous la forme d’un cube néfaste.
Je repoussai l’objet avec prudence, d’autant qu’il exsudait encore son liquide étrange, et me saisis de la lettre. Je déchiffrai à grand-peine l’écriture anguleuse et nerveuse d’Olivier. De toute évidence, la dépression, l’influence de sa secte ou les deux le perturbait déjà à cette époque, car son récit était particulièrement alambiqué et obscur. Néanmoins j’en retins ceci.
L’objet qu’il m’avait fait parvenir avait été découvert au fond d’un puits abandonné, dans une propriété de campagne qu’il avait acquise pour une bouchée de pain peu auparavant. Le terrain et l’ancienne ferme avaient mauvaise réputation, assez pour qu’on lui cède à un prix très en dessous du marché, mais aussi assez pour que les artisans locaux et même les autres villageois refusent catégoriquement de poser le moindre orteil dans les limites du domaine.
Certains détails lui avaient fait penser à des textes très anciens dont il avait connaissance. Il souhaitait donc que j’exhume ces éléments, puisque j’en avais l’autorité, afin qu’il puisse vérifier sa théorie. La suite de la lettre était plus nébuleuse encore. Il y expliquait que l’humanité n’était qu’une expérience stupide et dégénérée d’une antique et puissante race interstellaire qui aurait régné sur la planète des milliards d’années auparavant. Ces entités auraient pratiquement disparu suite à un cataclysme, une guerre avec des envahisseurs d’outre-espace, mais se prépareraient à reprendre leur dû. Il y avait même une date : quand l’astre serait éclipsé par le satellite sur le continent de glace.
Une brève recherche sur mon smartphone me confirma qu’une éclipse totale de Soleil était prévue à proximité du pôle Sud dans deux mois. Pendant ce temps, l’objet avait cessé de suinter et s’était mis à trembler. Je l’observai de plus près. Son matériau m’était totalement inconnu, ça n’était ni du bois, ni de la pierre, ni du plastique ou du verre. Il était indubitablement manufacturé et, malgré la finesse et la précision de ses gravures, il était aussi extrêmement ancien, bien plus ancien que toute chose faite par l’homme ou par ses ascendants, plus ancien peut-être que la Terre elle-même.
Je le touchai avec précaution, et cela dut déclencher quelque mécanisme secret, car des fentes compliquées se dessinèrent sur l’objet, suivant les contours des motifs. Puis les parois se vrillèrent et s’écartèrent selon des angles impossibles. Une sourde terreur s’empara de tout mon être : avais-je libéré l’une de ces choses très anciennes, l’un des représentants de cette race ancienne, une entité qui asservirait l’humanité toute entière à l’occasion de la prochaine éclipse ? Je reculai, tremblante, contre la porte du bureau.
Des pièces s’échappait maintenant une fumée bleu pétrole et turquoise, qui se condensait lentement en une chose de la taille d’une main, mais avec beaucoup plus de doigts. Cela avait les reflets métalliques d’une carapace humide, et suintait un liquide à la forte odeur de goémon, d’iode et d’ozone. L’entité condensait et déployait des pattes, beaucoup de pattes, trop de pattes aux articulations odieuses, une infinité de segments d’une chitine antique qui n’auraient jamais dû pouvoir se tenir et se mouvoir dans un espace si restreint, et qui pourtant ployaient les règles de la physique pour y parvenir.
Paralysée par la vision d’horreur qui se déroulait devant moi, je n’avais pas remarqué que j’avais glissé le long du chambranle et que j’étais maintenant assise par terre, à la merci de la chose qui frétillait de sa quantité impossible d’appendices. Tout à coup, mes doigts tremblants heurtèrent quelque chose d’incongru et familier. Le manche d’une raquette. L’un ou l’autre de mes collègues avait-il oublié ses affaires de tennis ici ? Je parvins à m’arracher de la vision hypnotique qui se déroulait devant moi pour regarder ce que, par réflexe, j’avais serré dans ma main.
La raquette électrique, qui sert à assassiner les moustiques et autres nuisibles volants à la belle saison.
Dans une dernière pulsion de volonté, je vainquis ma réticence et me jetai sur la chose, arme allumée. Une joie indicible m’illumina lorsque les éclairs zébrèrent les pattes infinies dans une rafale de claquements d’éclairs miniatures. Il y eut un cri atroce, une agonie que jamais aucun humain n’avait jamais entendu, la déformation immonde de la boite et de tout son contenu qui se repliaient sur elle-même, puis le sourd déchirement de la réalité qui reprend sa forme.
Je me redressai, essoufflée, le cheveu en bataille. Tout était calme et silencieux. Plus d’odeur étrange, seulement les senteurs rassurantes du quotidien.
— Salut Tiss !
Ça, c’était ma collègue Sophie qui arrivait, signe qu’il était huit heures cinquante-sept.
— Heu… il y a un problème avec le bute-moustique ?
Je me rendis compte que je fixai encore mon arme, brandie devant moi. La grille métallique, chauffée à blanc, refroidissait avec des petits « ping » métalliques.
— Non, tout va bien, répondis-je. Mais il faudra racheter des piles.
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