Quatorze heures vingt-sept, un mardi. Le général De Mireville et son escorte se présentèrent à l’accueil du bâtiment, où l’on contrôla avec soin son identité. La division recherche et développement de l’armée était très secrète, et en son sein la section de lutte contre les forces surnaturelles l’était encore plus.
Bientôt le général fut mené devant une porte où l’on avait écrit : « Projet Alucard ».
— J’imagine que c’est le projet qui a trait aux vampires ? demanda De Mireville.
— Exact, mon général.
— Pouvez-vous me justifier ce nom ?
— Oui, mon général, c’est « Dracula », écrit à l’envers. Parce qu’on lutte contre les vampires, mon général.
— Vous n’avez rien trouvé de plus intelligent ?
— Les équipes voulaient « Utaréfson », mais c’était trop difficile à prononcer, mon général.
— Bien. Je passe l’éponge pour cette fois, mais si je retrouve un nom de code aussi pourri, le responsable me fera trois jours.
La lourde porte se déverrouilla lentement. Elle donnait sur un long couloir garni de quelques bureaux, qui menait vers un sas de haute sécurité, étroitement surveillé par deux bidasses en armes. On introduit l’important visiteur dans un vaste bureau à gauche du sas. Cette pièce possédait une grande baie vitrée qui permettait d’observer tout ce qui se passait dans la salle protégée, et était occupée par une femme en uniforme accompagnée de toute une équipe de blouses blanches,
— Bienvenue, mon général, dit-elle en saluant.
— Repos, colonelle El Masakh. Expliquez-moi ce que vous faites ici.
— Bien, mon général. Vous êtes ici à la section de lutte contre les vampires. Nous avons réussi à mettre la main sur un spécimen vivant – enfin, mort-vivant, ce qui nous permet de tester nos hypothèses en conditions réelles.
— Excellent. Vous n’avez pas eu de problèmes à obtenir les autorisations nécessaires ? Ces derniers temps, l’État se montre sensible aux Conventions de Genève et autres traités de cet acabit…
— Aucun risque, mon général. Ces textes ne s’appliquent qu’aux vivants, or les vampires sont décédés aux yeux de l’administration. Le fait qu’ils ne soient pas réellement des cadavres nous protège aussi contre les atteintes au respect des morts.
— Parfait. Continuez.
— Notre programme compte deux axes : l’un sur la défense contre ces monstres, et l’autre concerne l’amélioration de nos propres troupes grâce à des technologies ou techniques tirées de leurs capacités surhumaines.
— Excellent. Est-ce que les systèmes de défense donnent quelque chose ?
La colonelle avait fait préparer une présentation à ce sujet.
Tous les moyens de protection recensés dans la littérature avaient été testés. L’ail ne repoussait le spécimen que sous forme de fleur fraiche, et seulement s’il était assez proche pour en sentir l’odeur, ce qui était peu pratique en combat, mais permettrait de sécuriser des lieux précis. D’autres plantes, comme le rosier sauvage, l’aubépine, la verveine ou l’aloe vera n’avaient aucun effet mesurable. L’épandage de moutarde sur le sol n’avait provoqué qu’une réaction de dégout chez le sujet, mais celle-ci était aussi présente chez les humains et n’avait donc pas été jugée probante, dans conter les inconvénients d’une telle méthode.
Le crucifix, le chapelet ou l’eau bénite avaient posé des problèmes lors des tests : longtemps ceux-ci avaient produit des résultats qui semblaient aléatoires. De longues campagnes d’expériences avaient montré qu’ils étaient efficaces, à condition que la personne qui brandit le chapelet, le crucifix ou qui bénit l’eau croie au plus profond de son âme, ce qui était en réalité assez rare, même chez les représentants du culte. Par contre, la nature exacte de la confession chrétienne importe peu. Des tests étaient en cours pour déterminer les limites du système : quelle quantité d’eau peut-être bénite en conservant ses propriétés ? Quelle qualité ? Peut-on bénir directement l’eau qui compose le corps du vampire ?
Diverses expériences avaient confirmé ce que les soldats du rang savaient d’expérience : le seul moyen de neutraliser un vampire était de le toucher au cœur.
De même, le spécimen développait une peur panique du feu sous toutes ses formes, et se révélait curieusement inflammable. Ce point était l’objet d’études précises, car rien dans la composition chimique du vampire – qui était peu ou prou celle d’un cadavre – n’expliquait cette propriété.
L’effort de recherche le plus important concernait la sensibilité des vampires à la lumière, et en particulier le moyen de déclencher cette sensibilité en l’absence de l’astre du jour. L’idée était de pouvoir disposer d’une arme pratique, utilisable à distance et d’une portée gigantesque.
Une longue litanie d’essais défila sous les yeux du général ; de toute évidence les équipes de recherche avaient essayé à peu près tout ce qui s’apparentait de près ou de loin à un rayon lumineux, sous toutes les puissances imaginables. Les rayons laser, très prometteurs, s’étaient révélés décevants : ceux qui avaient plus d’effet que l’équivalent d’une piqure du moustique étaient trop encombrants pour être utilisés en combat, en plus d’être dangereux pour les soldats de troupe ou les civils.
Le plus étrange était la réaction à la lumière solaire. Pour que celle-ci soit efficace, il fallait qu’elle provienne réellement du Soleil lui-même. Toute tentative de reproduction, même à haute puissance, ne donnait rien, y compris en répliquant les caractéristiques précises du spectre solaire, raies d’absorption comprises. L’exposition du vampire à une lumière artificielle restait similaire à celle d’un humain à la peau très sensible, tandis que le moindre rayon solaire provoquait chez lui des brulures atroces.
Une fois le général De Mireville assommé par cette trop longue présentation, la colonelle El Masakh ordonna d’enchainer sur un résumé de ce que ses équipes avaient appris sur les pouvoirs surhumains des vampires et la manière d’en tirer profit.
Si la section des armes montrait quelques améliorations prometteuses, celle-ci nageait du flou au brouillard. Les scientifiques avaient réussi à confirmer à peu près tous les pouvoirs prêtés aux vampires par les traditions populaires, tout en étant capables de n’en expliquer aucun.
Le général mettait de grands espoirs dans la force gigantesque développés par ces ennemis, mais rien dans leur biologie ne permettait la cause et donc aucune application n’était possible. De même avec les reflets : toutes les mesures confirmaient que selon les lois de la physique les vampires devraient se refléter dans les miroirs, et pourtant ça n’était pas le cas. Les recherches avaient aussi confirmé que les vampires étaient incapables de traverser l’eau vive à moins d’être au moins à 103,7 mètres au-dessus de la surface, ou d’entrer dans une habitation sans y être invités (la diapositive qui présentait ce fait dressait un parallèle douteux avec les témoins de Jéhovah). Mais rien d’utile n’avait pu être tiré de ces mesures.
Les scientifiques avaient aussi réussi à forcer des transformations en chauvesouris ou en brume et inversement, et à confirmer que la masse du vampire n’était pas conservée dans ces cas-là. Mais là encore ces transgressions des lois de la physique restaient inexpliquées, et hors de toute application concrète.
— Je m’attendais à plus de progrès de votre part, étant donné le budget englouti par votre service, sermonna le général à la fin de la présentation.
— Je sais, mon général. Mais j’ai peur de devoir moi aussi rejoindre l’avis général des équipes.
— Qui est ?
— Tout ça, c’est de la magie.
comments powered by Disqus