Je chaussai le casque de réalité virtuelle, et devant moi apparut un mur titanesque, orné des lettres « Bibliothèque Infinie » et percé d’une immense porte. À mes côtés apparaissaient les avatars des autres journalistes conviés à l’évènement ; devant moi, le directeur du projet attendait avec patience que tout le monde soit présent.
— Mesdames, messieurs, bienvenue à la Bibliothèque Infinie, dit-il lorsque la foule fut complète. J’aurais adoré vous accueillir dans un lieu physique, mais vous allez vite vous rendre compte par vous-même que le concept ne s’y prêtait pas, à cause des contraintes de taille et tout ce qui en découle.
Il désigna d’un grand geste le bâtiment derrière lui. Le mur, droit et aveugle, s’étendait à perte de vue à droite, à gauche et vers le haut, découpant notre univers en deux comme un sol vertical.
— Je vous rappelle le concept : notre Bibliothèque Infinie rassemble, en un seul lieu, l’intégralité des livres et documents produits par l’humanité dans son ensemble. J’entends par là qu’absolument tous les livres que vous pourriez trouver dans une quelconque bibliothèque, même la plus obscure, n’importe où sur Terre, sont accessibles chez nous, dans toutes leurs variantes.
Un sourire de satisfaction se dessina sur son visage.
— Ceci, néanmoins, n’est que l’une de nos sections. Car nous proposons aussi tous les livres qui ont été écrits et qui sont maintenant perdus, et ce quelle que soit la civilisation ou l’époque.
Son ton se fit ronflant.
— Mais ça n’est pas tout, mesdames et messieurs, car nous mettons aussi à disposition du public tous les livres qui ont été imaginés sans être réalisés, car tel est l’une des prouesses rendues possibles par la technologie moderne.
Des murmures d’étonnement parcoururent l’assemblée. Les rumeurs s’avéraient exactes – si le directeur disait vrai, et les conséquences sur l’histoire et sur la culture promettaient d’être massives.
— Enfin, mesdames et messieurs, que penseriez-vous si tout ce que j’ai cité n’était en réalité qu’une petite partie de notre fonds ? Car nous possédons aussi tous les livres qui auraient pu être écrits, si les circonstances avaient été différentes.
La foule se fit plus septique. Qu’est-ce que cela impliquait ? Quelles pouvaient être les conséquences ?
— N’ayez crainte, continua le directeur. Je vous invite à me suivre, nous allons voir tout ceci avec quelques exemples.
Nous nous téléportâmes donc à l’intérieur.
Une infinité d’étages, contenant chacun une infinité de rayonnages de longueur infinie, couverts de livre. Une vision étourdissante et terriblement attrayante.
Juste derrière l’entrée, un unique guichet que la magie de la réalité virtuelle nous permettait d’utiliser tous en même temps.
— Je pense que comprenez mieux les problèmes de place que j’évoquais tout à l’heure, annonça le directeur. Nous allons visiter quelques-uns de ces rayons. La recherche peut se faire soit directement au guichet, soit à l’aide de ces tablettes virtuelles, qui évitent de revenir à l’entrée entre chaque recherche.
Des tablettes apparurent entre nos mains.
— Veuillez me suivre, s’il vous plait…
Nous fûmes téléportés dans un rayonnage, que rien ne distinguait vraiment des autres.
— Nous sommes ici dans la section des livres existants. Ici nous avons l’intégralité des écrits de Neil Gaiman, dans toutes ses éditions en langue originales, ainsi que dans toutes les traductions existantes. Je vous invite à vérifier leur réalité. Saisissez-vous des livres, n’ayez pas peur !
La foule s’empara de divers ouvrages.
— Notre système n’a pas les contraintes du monde physique. Nous avons essayé de marier la logique du monde réel avec quelques améliorations. Par exemple, si vous prenez un ouvrage en rayon, vous – et vous seuls – ne le voyez plus dans le rayon, comme dans le monde réel. Mais il vous suffit de le reposer n’importe où pour qu’il revienne à sa place normale. Une recherche sur votre tablette vous permet d’accéder directement au texte voulu, ou le fait clignoter en rayon si vous désirez le prendre vous-même. Vous pouvez changer la mise en page des ouvrages au besoin – une fonctionnalité très pratique pour les dyslexiques ou les malvoyants.
— Est-il possible d’emprunter ces livres dans le monde réel ? demanda quelqu’un.
— Bien entendu. Vous pouvez acheter ou emprunter tous nos ouvrages en version électronique. Nous proposons aussi un service d’impression à la demande, soit en facsimilé, soit avec la mise en page de votre choix. Évidemment, les achats rémunèrent les auteurs et éditeurs. Passons maintenant à la suite…
Nous arrivâmes dans un autre rayon, qui ne contenait pas des livres, mais des rouleaux.
— Ici, continua le directeur, nous avons l’intégralité des textes qui ont été écrits, mais qui sont perdus. Nous sommes ici dans la bibliothèque d’Alexandrie, avec tout ce qu’elle contenait au moment de sa destruction.
Il se saisit d’un rouleau.
— Comme vous pouvez le voir, nous éliminons le problème de la fragilité des matériaux anciens. Par contre, les lecteurs devront toujours être capables de déchiffrer les langues antiques…
Il nous laissa quelques minutes pour fouiner dans les rayons. La qualité des reproductions (pouvait-on encore parler de « reproductions ? ») était parfaite.
L’endroit suivant où nous emmena le directeur regorgeait de bandes dessinées.
— Voici, dit-il avec une fierté non dissimulée, l’intégralité des albums d’Astérix imaginés par ses auteurs. Cela me permet de vous montrer que notre bibliothèque ne se limite pas au texte.
Nous prîmes quelque temps à feuilleter ces volumes inconnus ; certains étaient excellents, d’autres avaient été abandonnés pour de bonnes raisons. Si tant est que tout ceci ne soit pas le pur produit de l’imagination délirante d’un algorithme d’intelligence artificielle quelconque. Mais il nous serait impossible de le savoir, puisque les auteurs étaient décédés. Je notai de vérifier la véracité de ces projets exhumés avec le concours d’un auteur vivant ; et à voir les réactions et notes prises par mes collègues, lesdits auteurs seraient beaucoup sollicités à cet effet.
Le directeur eut plus de mal à nous téléporter à l’emplacement suivant.
— Nous voici dans la dernière section : celle des livres qui auraient pu être écrits. J’espère que vous me pardonnerez d’avoir choisi un exemple un peu provocateur. Ce que vous avez sous les yeux, c’est l’intégralité des versions possibles de Mein Kampf, de Hitler.
Il se saisit d’un tome.
— Ici, la version où il défend le communisme.
Il en désigna un autre.
— Dans celle-ci, il explique sa conversion au judaïsme et son plan pour en faire la première religion mondiale.
Il en prit un troisième.
— Dans celle-ci, il décrit sa motivation pour la non-violence et l’éradication des guerres à l’échelle mondiale.
Cette section posait deux questions. La première, c’est qu’avec cette mine de possibles infinie, comment allait-on pouvoir déterminer les écrits réels d’une personne et ce qui aurait seulement été possible dans d’autres circonstances ? Les exemples du directeur étaient extrêmes, mais il devait y avoir d’autres cas – et j’en trouvai facilement – qui ne déviaient de la version réelle que par des détails, parfois lourds de sens. Cette section était une poudrière en puissance.
La seconde question était un détail purement pragmatique, mais dont l’existence me tricotait le cerveau sans que je puisse m’en défaire. Je demandai donc :
— Monsieur le directeur, avec une telle quantité d’ouvrage, comment l’usager peut-il en retrouver un en particulier ?
— C’est très simple. Pour tous les ouvrages récents, ils sont accessibles avec leur ISBN.
— Et pour les autres ?
— Eh bien, nous avons un moteur de recherche très puissant. Mais je crains que vous n’ayez mis le doigt sur une limite de notre système.
Sûr de lui, presque arrogant deux minutes avant, le directeur regardait maintenant ses pieds en se frottant le cou.
— En réalité, le seul identifiant fiable et robuste que nous pouvons utiliser pour identifier un texte d’une manière unique et certaine au sein de notre collection, c’est le texte lui-même dans son intégralité…
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