La plus grande chimère tourna ses deux têtes vers Venceslas, qui gisait en tas sur le sable, puis fixa Isis. Derrière elle, tous les autres monstres suivaient le mouvement, comme une seule entité. Une voix multiple s’éleva :
— Qu’est-ce qui lui arrive ?
— La… la peur… je crois, bégaya Isis en s’appuyant encore plus sur le mur. Elle sentait les pierres qui lui rentraient dans les omoplates malgré les nombreuses couches de vêtements.
— Étrange réaction, répondirent les voix. Et toi, n’as-tu pas peur ?
« Je suis terrifiée, songea la jeune fille. Mais j’ai l’habitude de ne pas le montrer. Sinon, c’est pire. »
— Non, répliqua-t-elle.
— Peux-tu le réveiller ?
— Je… je vais essayer.
Quelques secousses et un peu d’eau fraiche sur sa figure ranimèrent le jeune homme. À peine ses yeux ouverts, il tenta de reculer, mais la muraille l’en empêchait. Il se calma un peu dès qu’il comprit que le visage qu’il avait en face du sien était humain, et qu’il le connaissait.
— Isis ? Je ne suis pas réveillé ? Je suis toujours dans le cauchemar ?
Son regard repartit dans le vague. La femme lui asséna une nouvelle secousse.
— Debout ! Ces… êtres veulent nous parler.
Venceslas coula un œil derrière l’épaule d’Isis, et devint encore plus pâle, si la chose était possible.
« C’est impossible, marmonna-t-il, c’est un cauchemar, je dois pouvoir me réveiller, réfléchis, Venceslas, réfléchis ! »
Derrière la jeune femme, les monstres rapiécés se regroupaient, en une masse compacte. La lune, blafarde, illuminait chaque morceau de chair, chaque combinaison aberrante. Les mouches bourdonnaient, de plus en plus nombreuses, dodues, métalliques, tandis que la puanteur du sang et de la viande avariée emplissait l’atmosphère.
— Je sais ! cria-t-il soudain. Isis, on se tire !
— Quoi ?
— Donne-moi tes mains !
— Pardon ?
Il ne lui laissa pas le temps de réagir, et saisit de ses poignets, puis se jeta en arrière, l’entrainant dans sa chute.
Elle atterrit sur quelque chose de mou et chaud, sans doute son acolyte. L’obscurité était totale, sans même une vague forme ou une étoile isolée. Le silence aussi, à l’exception de leurs deux respirations. Elle s’aperçut qu’elle était allongée sur lui et qu’il la maintenait encore – il avait une poigne surprenante. Isis se dégagea, et il la laissa faire. Impossible de se mettre debout, elle ne connaissait pas l’élévation du plafond, si seulement il y en avait un. Elle ne savait même pas où étaient le haut et le bas.
— Qu’est-ce que tu as foutu ? lui demanda-t-elle.
— Je nous ai tirés de ce piège. Tu devrais me remercier.
— Explique-moi d’abord où on est et comment tu as fait ça.
— On est dans la muraille. Je crois.
— Hein ? Ça n’a aucun sens.
— Ça en a parce que ce monde n’est pas réel. On est dans un…
Venceslas s’arrêta. Ça ne fonctionnait pas. Il pensait être dans un cauchemar, mais Bastet lui avait dit explicitement que ça n’était pas le cas, qu’il était au-delà du rêve. Alors, comment avait-il accompli ce tour de force ? Était-il en train de rêver, à l’intérieur de ce qui n’était pas un rêve ? Sinon, par quel miracle étrange avait-il réussi un coup pareil ?
— Dans un quoi ? s’impatienta Isis.
— Aucune importance. Il faut qu’on se tire d’ici, et vite.
« Avant que la réalité nous rattrape et que je nous emmure vivants », songea le jeune homme. Il chassa cette idée de son esprit.
— Par où ?
— Heu…
Il y eut un silence.
— Tu as intérêt à nous sortir de là, dit Isis d’une voix glaciale.
Une goutte de sueur froide coula le long de la nuque de Venceslas. À cause du ton de sa compagne, de la situation, et des paroles de Bastet qui lui revenaient en tête, au cas où il serait responsable d’un malheur d’Isis.
— Par ici, dit-il en désignant la direction qu’il estimait être la bonne malgré le noir absolu. Ça devrait nous éloigner des monstres, et nous faire sortir de la forteresse.
— Où ça ?
— Heu… attends, on va se mettre debout, et tu vas t’accrocher à ma tunique.
Ils procédèrent avec précaution et réussirent à se relever. Pas d’obstacle, pas de plafond pour les gêner. Ils patientèrent quelques instants.
— Allons-y, dit tout à coup Venceslas.
— Attends.
Isis le retint par son vêtement.
— Tu as intérêt à savoir ce que tu fais.
Le jeune homme ne répondit pas. Il prit une profonde inspiration, et, d’un pas qu’il espérait ferme, avança droit devant lui.
Soudain, la lumière fut.
Ils étaient dans une grande pièce carrée de sept mètres par sept et de presque quatre mètres de hauteur. Au sol, un parquet ancien d’imposantes lattes de chêne ciré parsemé de riches tapis ; aux murs, du lambris sur les deux premiers mètres, puis de la pierre nue jusqu’au plafond à caissons. Deux parois étaient recouvertes de lourdes tentures désuètes, mais encore vives, aux motifs abstraits dans les teintes garance et outremer. Le troisième s’ouvrait de vastes baies vitrées, masquées par d’épais rideaux de velours, en face dans le quatrième mur se dessinait une large porte sculptée, reprenant les ornements des tapisseries. Elle était fermée.
Deux lits à baldaquin moelleux s’appuyaient contre une paroi. Un peu plus loin, une coiffeuse, deux poufs, et une table basse en cuivre ouvragé sur laquelle on avait disposé un samovar, quelques pâtisseries au miel, et une corbeille de fruits. Dans le coin opposé de la pièce, séparées par un grand paravent brodé des mêmes couleurs que les tapisseries, on avait installé deux antiques baignoires en bois, des nécessaires de toilette, et des habits propres. L’eau chaude des récipients s’étirait en fumeroles dans l’air frais de la chambre, tout comme celle des brocs placés à leurs côtés. Le tout dégageait une agréable odeur de thé au jasmin, de savon et de confort.
Posée bien en évidence sur le manteau de la cheminée juste à côté de laquelle ils étaient apparus, il y avait une enveloppe. Leurs deux noms y étaient calligraphiés à l’encre violette, en grands caractères nets.
Enfin, Isis cessa d’observer la pièce et osa bouger.
— Venceslas ? Où est-ce que tu nous as amenés ?
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