L’enveloppe n’en était pas une. C’était une lettre cachetée à la cire noire – le sceau représentait une sphère ceinte d’un disque, tracée à la plume d’une encre violette. D’une écriture propre et élégante, elle disait ceci.
« Isis, Venceslas,
Bienvenue dans mon humble demeure.
Il est temps pour vous, je pense, de prendre un peu de repos. Toutes les commodités de cette pièce sont à votre disposition, n’hésitez pas à les utiliser comme bon vous semble. Vous trouverez une réserve de bois pour la cheminée et des latrines dans des alcôves derrière les tentures, respectivement derrière les motifs de lis et d’amarante.
Les ustensiles de bain sont tout à votre disposition, faite en le meilleur usage. L’eau d’ici a quelques propriétés que vous pourriez trouver étonnantes, mais que je sais que vous saurez trouver intéressantes. Ne soyez pas surpris.
Les vêtements devraient être à votre taille, et seront plus pratiques que vos tenues actuelles. J’espère qu’ils seront à votre gout. Faites-en bon usage.
Prenez votre temps et profitez. Je viendrai vous faire chercher lorsqu’il sera temps.
Sachez simplement que, pour des raisons de sécurité, la porte sera verrouillée jusqu’à ce moment. Je vous prie de ne pas tenter de la forcer.
Veuillez agréer, madame, monsieur, l’expression de mes salutations distinguées.
M. T. »
Venceslas rompit le silence en premier.
— Elle est bizarre, cette lettre.
— Tu l’as dit ! C’est comme s’il commençait à nous donner plein d’informations, sans jamais rien apprendre de précis.
— Et puis, c’est qui déjà ce type ? Il n’y a même pas de nom !
— Une « humble demeure », tu parles, on pourrait mettre quatre appartements étudiants dans cette seule pièce.
— C’est quoi cette formule de politesse ? Je croyais qu’on ne voyait ça qu’en cours. Et… « madame » ? Tu es mariée ?
— Attends, tu penses encore qu’on doit être mariée pour être appelée « madame » ? Tu sors de quel siècle ?
— Mais je…
— Et y’a que ça que tu retiens de cette lettre ? Le fait qu’il connaisse nos noms ? Qu’il nous attendait ? Qu’il nous prépare des fringues à notre taille ? Y’a rien qui va ! Rien !
— C’est peut-être quelqu’un qui nous veut du bien ? Regarde tout ce qu’on a ici !
— Moi je te dis que ça pue le piège.
— Peut-être, madame aigrie, mais un piège sacrément confortable. Moi, en tous cas, je compte bien en profiter. Regarde-moi ça ! Il y a tout pour passer un excellent moment ! Le seul truc dommage, c’est cette odeur…
— C’est toi, l’odeur.
— Hein ? D’où tu me…
Soudain, les souvenirs déferlèrent dans l’esprit du jeune homme. Rouge de honte, il s’enfuit vers les latrines.
Se reposer… Même si tout ça ressemblait trop à un traquenard, l’idée restait tentante. Isis s’approcha de la lourde porte sculptée, et actionna la poignée. Rien, pas le moindre mouvement. Aucune lumière, aucun courant d’air ne passait entre le dormant et le battant. De l’autre côté de la pièce, les vastes baies donnaient sur un épais brouillard ; s’il y avait quoi que ce soit de ce côté-là, ça restait invisible. La jeune fille caressa l’idée de briser une vitre, mais elle savait que toute tentative serait vaine, et pas seulement à cause de l’impression de robustesse de l’ensemble.
Alors elle inspecta le nécessaire de toilette. Tout ce dont elle aurait pu rêver était là, à disposition. Côté habits, des sous-vêtements d’un classicisme absolu, un pantalon bouffant ocre, un chemisier beige, un boléro brodé coquelicot et or, un ruban de la même couleur, et des sandales. Le tout semblait effectivement à sa taille, ce qui rassura et inquiéta Isis en même temps.
C’était un piège. Elle en était certaine, quelque chose n’allait pas dans cette pièce. L’eau de la baignoire diffusait une douce et agréable chaleur, tellement éloignée du chalumeau du soleil du désert. La lettre disait quelque chose à propos de cette eau. Qu’elle avait des propriétés spéciales ? Elle semblait tout à fait normale. Tiède, maintenant qu’Isis y plongeait la main, à la température parfaite pour se prélasser et…
Et puis merde. Tant pis pour le piège.
Isis se déshabilla et se coula avec délice dans la baignoire.
Les savons et shampoings dégageaient d’exquises odeurs d’olive, lavande et laurier. Après s’être soigneusement lavée, la jeune femme se détendit dans le bain chaud et moussant, et reprit le cours de ses réflexions…
— Whaaaa ! C’est génial !
De nombreux bruits d’éclaboussures remplirent la pièce. Finesse et discrétion, deux adjectifs qui ne qualifiaient pas l’acolyte d’Isis. Cette dernière se renfonça un peu plus dans la baignoire, jusqu’à ne laisser dépasser que le haut de son visage et ses genoux. De cette façon, ses oreilles se retrouvaient sous l’eau, et dans la gamme de sons distordus elle n’entendait plus les enfantillages de Venceslas.
Soudain, sa main toucha quelque chose entre ses cuisses, une chose qui n’aurait jamais dû être présent. Elle était une femme, ces attributs là ne pouvaient pas exister ! Elle tâta plus haut. Sa poitrine était plate ?!
Isis se redressa d’un bond, pour vérifier de visu les aberrations de son corps. Celui-ci, dégoulinant d’eau et de petits nuages d’écume, était tout à fait normal.
Avec d’infinies précautions, elle se rassit dans le bain. Sous l’eau, au toucher, elle en était certaine, elle avait un corps d’homme. Mais malgré tous ses efforts, impossible de constater la chose de ses yeux. La mousse était trop dense, et ses essais pour l’écarter ne donnèrent rien, l’eau restait trouble. Était-ce l’effet indiqué par leur hôte ? Elle se rinça en toute hâte, se sécha et s’habilla.
Isis se servait son second thé au jasmin lorsque Venceslas sortit de derrière son paravent. Ses vêtements étaient semblables aux siens, à l’exception du ruban, et du boléro qui était remplacé par un gilet coquelicot brodée d’or. D’un signe de tête, elle lui proposa une tasse, qu’il accepta. Il s’assit en face d’elle avant de piocher trois pâtisseries poisseuses de miel, qu’il avala goulument.
Il y eut un silence.
— Tu n’as rien remarqué de… bizarre ? demanda enfin la femme.
— … non.
La réponse avait mis trop de temps à venir.
— Dans la baignoire, insista-t-elle. Les effets de l’eau dont parlait la lettre.
— Je n’ai rien remarqué.
Le ton mal assuré du jeune homme, sa propension à chercher quelque chose du regard qui ne soit pas le visage de sa camarade, le rouge de ses joues qui n’était pas dû à la chaleur du bain… Isis demanda :
— Vraiment ? Alors moi, à ta place, je poursuivrais ma figure en justice pour diffamation.
D’un coup il la fixa, les yeux béants, la bouche entrouverte.
— Tu…
Il balaya la fin de sa phrase d’un mouvement de main, et cligna des yeux. Il reprit.
— Je pensais à un truc.
Belle tentative de changer de sujet de conversation, mais son attitude suffisait à la jeune femme. Lui aussi avait expérimenté des transformations.
— Dis-moi ?
— Ce qu’on est en train de vivre, ça me rappelle quelque chose. On croirait une histoire, la structure classique.
— Le voyage du héros ?
— Non, cette structure qu’on retrouve dans plein de récits très différents.
— Laquelle ?
— Celle où le héros est quelqu’un de normal, invité à l’aventure par quelque chose de surnaturel, il passe dans un autre monde…
— Le voyage du héros.
— Il y a des gardiens – les personnes avec qui tu étais quand je t’ai rencontrée, une aide, je pense que c’est Bastet, et un mentor.
— Oui, le voyage du héros. Ou le monomythe, c’est pareil. Je connais.
— Je suppose qu’on est dans la maison du mentor, qu’on ne va pas tarder à rejoindre, et après on va vivre des aventures.
Venceslas se saisit d’une pomme, qu’il fit tourner entre ses mains, et continua :
— Ça sera la quête et le voyage dont on nous a parlé. Ensuite…
Il s’arrêta et dévisagea Isis comme s’il venait de comprendre quelque chose.
— Attends, mais tu connais déjà ce truc ?
— Ça fait cinq minutes que je te le dis, répondit-elle d’une voix glaciale. Si seulement tu m’écoutais au lieu de te complaire dans ton explication inutile.
— Mais comment…
— Comment quoi ?
— Comment tu sais ça ?
— C’est quoi cette question ?
— Ben…
— Qu’est-ce qui te fait croire que je ne puisse pas connaitre cette structure ?
— Eh bien…
— Tes préjugés de merde, peut-être ? Figure-toi que moi aussi, j’ai été à l’école. Que moi aussi, j’ai accès à Internet.
— Je…
— Et tiens-toi bien : moi aussi, je lis Pratchett.
— Mais…
— Non. Toi, tu m’écoutes, ça te changera. Ton idée est stupide. Elle ne marche pas. Mais si tu utilisais ton neurone pour réfléchir au lieu de te faire mousser, tu l’aurais remarqué.
— Ah oui ? Comment ?
— C’est quoi l’étape suivante, après les épreuves ?
— Heu… le héros affronte la mort ?
— Bien ! Et donc ?
— Donc quoi ?
— Y’a rien qui fait « tilt » dans ta petite tête ?
— Heu…
— Putain, mais t’es con où quoi ? Tu te rappelles pas là où on s’est rencontrés ? La balance ? Le tribunal des Dieux ? Mon cœur pesé face à une plume ? La litanie des innocences ? Ça va, tu imprimes ?
— Je…
— Merde, crétin, je suis déjà morte. La dernière étape, je suis déjà dedans ! On ne peut pas être dans ton voyage à la con parce que j’en ai déjà passé la fin ! Et que toi, tu es trop débile pour l’avoir compris !
La jeune femme se recroquevilla sur son pouf, et sanglota doucement. Venceslas laissa échapper sa pomme, qui roula sur le tapis.
Il y eut un très long silence.
— Isis ?
— Hmmm…
— Je… je te présente mes excuses.
À cet instant, on frappa à la porte, et sans attendre de réponse, celle-ci s’ouvrit. Une puissante voix invisible dit : « Le repas est servi. ».
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