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11 – Jumanji Spatial

Un épisode de « Seuils », l’Inktober 2021 de Lisa Refur, publié le .

Tous les quatre se dirigèrent vers une petite salle d’étude qui, comme des centaines d’autres, côtoyaient les immenses rayonnages. C’était une pièce de trois mètres par trois, munie d’une table et de six chaises. Dans un coin, une pile de boites signalait que l’endroit avait été utilisé par des joueurs. Une moquette épaisse au sol étouffait les sons, seul le zonzonnement d’une aération troublait le silence. Trois murs étaient d’un blanc immaculé, et le quatrième un double vitrage d’une propreté parfaite.

Az s’installa dans l’un des sièges, posa ses pieds sur la table, et invita les autres à s’assoir. Après avoir vérifié que la porte était fermée – pourquoi ? Il n’y avait personne ici – il prit la parole.

— Parlons. Vous cherchez un guide. Je suis guide. Nous pouvons faire affaire, contre juste rémunération, bien entendu.

— Quel serait votre prix ? demanda Isis.

— Oh, deux fois rien. Le premier rien, l’histoire de votre périple jusqu’ici. Parce qu’on ne vient pas à la bibliothèque de l’Entre-Monde par hasard, et que je serais curieux de connaitre ce qui vous a amené là. Et, car c’est toujours bien pour un guide tel que moi de savoir d’où partent ses clients, ces informations me sont souvent d’une grande aide pour leur voyage, et les suivants.

— D’accord pour cette partie. Et le reste ?

— Une part de toutes les richesses que vous découvrirez. Nous sommes quatre, donc un quart. Vingt-cinq pour cent. Cela me semble juste. Est-ce que cela vous convient ?

— Oui, répondirent Isis et Aya.

— Non, dit Venceslas.

— Que suggérez-vous ?

Le jeune homme se balança en arrière en se frottant l’arête du nez. Il pivota vers les deux femmes, tournant ostensiblement le dos au nouveau venu.

— Vous acceptez les propositions de n’importe qui, comme ça, sans discuter ? On ne sait même pas qui c’est ! On a à peine un nom, on ne sait pas s’il est vraiment guide de quoi que ce soit, on ne l’a jamais vu, il ne sait même pas où on veut aller, mais on devrait lui faire confiance et accepter ses conditions ? C’est n’importe quoi ! Je refuse d’accorder quoi que ce soit à ce type sans en savoir plus sur lui. Et puis…

Il fixa Isis dans les yeux. Az avait sorti un long cigare d’un repli de son cache-poussière, et s’affairait à l’allumer.

— Tu ne trouves pas ça étrange, toi ? Depuis qu’on est partis, on passe notre temps à changer frénétiquement de lieu, on vit des tas de trucs délirants sans avoir le temps de comprendre ce qui se passe.

— C’est vrai.

— Et puis ces rencontres ! On tombe sur des chimères par hasard, puis sur un… machin noir, par hasard, puis sur elle (il désigna Aya d’un vague mouvement de la main), et maintenant sur lui. Ça te parait logique tout ça ?

— Moi, c’est différent, mon chou. J’ai toujours été avec toi, c’est juste que tu ne t’en étais jamais rendu compte.

Elle posa délicatement une main gantée sur la cuisse du jeune homme en continuant :

— Et je serai toujours avec toi, parce que c’est ma nature.

Elle lui sourit en silence. Ça aussi, c’était quelque chose qui énervait Venceslas : comment quelqu’un qui portait un masque de céramique en permanence, parfaitement figé, pouvait transmettre autant d’expressions ? Il leva les yeux au ciel, exaspéré.

Un robot nettoyeur sortit d’une trappe dissimulée dans un mur pour récupérer l’allumette d’Az, et la cendre qui tombait de son cigare. L’odeur et une fumée bleutée s’étalaient dans la pièce.

— Y’a pire, continua le jeune homme. On est trimbalés sans cesse d’un endroit à un autre, rien n’a de cohérence, rien n’a de logique. On traverse tout et n’importe quoi, et on change de coin tellement vite qu’on a jamais le temps de comprendre ce qui se passe et ce qu’on doit faire.

Il s’était levé pendant son réquisitoire, et criait tout à fait maintenant. Il fouilla ses poches et en extrait la figurine, qu’il claqua sur la table.

— Merde, Bastet ! Tu m’avais parlé d’un voyage, pas d’un putain de caléidoscope aussi idiot que… que ce « Jumanji spatial », là !

Il désigna une boite de jeu de société qui trainait dans un angle de la pièce.

La statuette la fixa d’un regard satisfait. Était-ce possible ? Sans doute, si Aya pouvait transmettre autant d’expression à travers un masque figé.

Az applaudit lentement, et tira une longue bouffée de son cigare.

— Bravo, jeune homme. Très impressionnant. Et je ne dis pas ça par ironie. Vous êtes jeune, n’est-ce pas ?

— J’ai…

— Ne répondez pas. C’était une question rhétorique. Vous êtes jeune, c’est un fait évident, et vous effectuez un voyage, parce que vous êtes à la frontière. C’est quelque chose de très normal et naturel. Il vous faut un guide, car l’important n’est pas le but, mais le périple. Mais il vous faudra aussi une destination, puisque sans elle, pas de trajet, et aucun pilotage possible.

— Je…

Mais Venceslas ne trouva rien à dire. Il essayait de comprendre ce que venait de lui annoncer l’homme, et les implications qui en découlaient. Az continua.

— Votre présence ici s’explique donc tout à fait naturellement, car c’est en ces lieux qu’atterrissent les voyageurs égarés. Et si j’en crois votre récit, quoiqu’il ait été un peu brouillon, vous êtes égaré. N’avais-je pas raison lors de nos premiers échanges.

— Nous ne sommes pas perdus !

— Ah ? Alors, où allez-vous ?

— …

— Bien. Par contre, ce que je m’explique moins, c’est la présence de vos deux compagnes. Les voyageurs sont seuls, d’ordinaire, ce qui fait de vous des personnes extraordinaires. Passionnant.

— Comme je l’ai dit, répondit Aya, je suis là où il est.

— Oh ?

— Je suis son monstre.

— Ah. Très bien, je comprends. Et vous, jeune demoiselle ?

Isis se redressa de tout son être, et toisa le prétendu guide.

— J’ai été envoyée par les dieux, pour une quête.

— Laquelle, si ça n’est pas indiscret ?

— Voyager avec lui.

— Et pour quelle raison ?

Isis plongea ses yeux dans ceux d’Az.

— L’Équilibre.

Il soutint son regard, longtemps. Puis il survola brièvement Venceslas, puis fixa le sol.

— D’accord, dit-il dans un murmure. C’est… un facteur à prendre en considération, bien entendu.

Il se ressaisit et se redressa, puis claqua deux fois dans ses mains.

— Très bien, maintenant que ce qui devait être mis au point a été réglé, continuons. Venceslas, il est temps pour toi de choisir. Une destination, un itinéraire, quelque chose. C’est ton voyage, ne l’oublie jamais. Je ne peux te servir de guide que si j’ai un but à atteindre. Mais d’abord, la première partie du paiement : une version un peu plus claire de ce qui vous a menés ici.

Alors, Isis et Venceslas racontèrent, dans un récit entremêlé, les différentes aventures qu’ils avaient traversées depuis leur rencontre dans le mastaba sous le désert. Aya, elle ne dit rien.

À la fin de leur narration, le jeune homme avait oublié que leur guide ne s’était toujours pas présenté, et qu’ils ne savaient rien de lui.

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