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10 - Bibliothèque de l’Entre-Monde

Un épisode de « Seuils », l’Inktober 2021 de Lisa Refur, publié le .

Venceslas, Isis et Aya churent de plus en plus vite vers la distorsion monstrueuse, jusqu’à ce que leurs perceptions n’aient plus le moindre sens. Le jeune homme se sentit laminé, étiré jusqu’à l’extrême, puis reprit tout à coup sa forme d’origine. L’espace de quelques secondes, il se sentait trembler, comme une gelée qui retrouve sa stabilité après un choc.

Ils étaient dans un hall cylindrique, haut de quatre étages, au centre duquel il y avait une modeste structure déformante semblable à l’immense dans laquelle ils avaient sauté. De grandes lettres métalliques à l’apparence très sérieuse, disposées sur les murs, annonçaient :

« Bibliothèque de l’Entre-Monde ».

D’autres, plus petites, indiquaient l’accueil, diverses collections et des salles de lectures. Enfin, des caractères rouges et menaçants intimaient :

« Silence. ».

Depuis qu’on lui avait parlé de bibliothèque, Venceslas s’était imaginé un lieu sombre, poussiéreux, au parquet et aux étagères fatiguées, débordant de livres reliés de cuir et de piles de vieux papiers, peuplé d’étudiants et de chercheurs gris et bigleux à force de passer la journée dans leurs bouquins. Mais l’endroit était baigné de lumière, le sol de marbre blanc, les rayonnages qu’ils voyaient au loin métalliques, et si le moindre grain de saleté avait l’outrecuidance de se poser sur une quelconque surface, l’un des petits robots d’entretien le nettoierait dans la minute.

— Suivez-moi, dit Aya.

— Où sommes-nous ? questionna Isis.

— Facile, répondit Venceslas. Nous sommes dans la bibliothèque de l’Entre-Monde.

— D’accord, gros malin, moi aussi je sais lire. Ce que je demande, c’est où est cette bibliothèque ? Et ne me réplique pas « dans l’Entre-Monde ! »

— Mais j’ai rien dit !

— Silence, tous les deux, tança Aya.

Elle soupira puis repris :

— Cette bibliothèque est réellement dans l’Entre-Monde. Qui, comme son nom l’indique, est entre les mondes. Où exactement, je ne sais pas, mais sans doute à des dizaines d’années-lumière de la moindre étoile. Ça n’est accessible qu’à travers le Réseau, de toute façon.

— Le réseau ?

— Ça.

Aya désigna du pouce la distorsion, derrière son épaule.

— Mais, demanda Venceslas, qu’est-ce que c’est que cet endroit ? On ne dirait pas juste un tas de livres…

— Tu as raison, chou. C’est la bibliothèque, celle qui contient tout le savoir présent, passé et futur, tout ce qui est sur et tout ce qui pourrait l’être.

— Oh.

— Et pour cette raison, elle est grande. Très grande. Avançons.

L’accueil était un immense bureau en surplomb, dont l’une seule des six chaises étaient occupées. Assise à son poste, une créature sèche d’aspect âgé, à la limite de l’humanité, dont la peau parcheminée semblait pouvoir se rompre à tout instant. Elle chaussa des lunettes en demi-lune cerclées d’or à leur approche. Après son expérience de la veille, le jeune homme ne chercha même pas à savoir si elle était humaine ou non. Après tout, n’étaient-ils pas pilotés par une femme toujours masquée qui se présentait elle-même comme un monstre ?

— Bonjour, dit cette dernière, nous désirons trouver la section des guides.

La personne tapota quelque chose sur le clavier de son ordinateur avant de répondre :

— Quatorzième dimension à gauche, allée vingt-sept M, rayonnages quarante-deux à mille-sept-cent-vingt-et-un.

— Merci.

— De rien, au plaisir.

— Quatorzième dimension ? demanda Isis. Comment ça ?

— C’est des mathématiques trop compliquées pour toi. D’ailleurs, moi non plus je n’y comprends rien. C’est pas très loin, on y va à pied.

Ils empruntèrent des séries d’escaliers étranges et immaculés, parcoururent d’immenses rayonnages, et il n’y avait personne. Sur deux mètres vingt de haut et des centaines de mètres de long, des successions infinies d’ouvrages de toutes tailles, toutes formes et toutes couleurs.

Un sentiment diffus irritait Venceslas, sans qu’il n’arrive à l’attraper. Au bout d’un moment, il se saisit d’un livre au hasard sur une étagère – le classement en tête de gondole indiquait « Ichtyologie, poissons d’eau douce des côtes de Méditerranée occidentale » – et l’ouvrit.

Le texte était indéchiffrable. C’était une écriture de façon évidente – des symboles bien rangés en lignes et paragraphes propres, mais il ne reconnaissait ni l’idiome, ni même les caractères. À cet instant précis, le jeune homme comprit la cause de cet agacement qui le perturbait depuis qu’ils se promenaient dans la bibliothèque.

Depuis le début, il avait pu communiquer avec tout le monde, lire tous les textes, sans jamais rencontrer le moindre problème de langue.

Et maintenant qu’il y pensait, c’était absurde. Il n’y avait aucune raison pour que tout le monde, à travers des univers si différents, parle la même langue, on ne voyait ça que dans les séries et les mauvais bouquins. Mais pourtant, c’est ce qui lui était arrivé, sans qu’il sache comment – pour commencer, il était à peu près certain qu’il n’aurait jamais dû comprendre des dieux de l’Égypte antique. Et maintenant, il se retrouvait dans une bibliothèque infinie, entouré d’ouvrages qu’il ne pouvait pas déchiffrer. Une conséquence germa dans son esprit, qu’il formula à haute voix :

— Et si on ne pouvait pas lire le guide ?

— On le saura très bientôt, mon chou, on arrive.

Mis à part les indications des têtes d’étagères, rien ne différenciait cette section des autres. Bien. Ils devaient trouver un guide dans plus de mille-cinq-cents rayonnages de plusieurs centaines de mètres de long chacun. Un travail facile.

— Bonjour mesdames. Monsieur.

Celui qui avait parlé était un grand homme sec, affalé dans une chaise, ses pieds bottés posés sur l’une des tables de lecture. Il feuilletait un magasine érotique pioché dans une haute pile installée à ses côtés, laquelle mélangeait allègrement sexualité et actualités économiques. Son cache-poussière gris et son large chapeau, qui gardait son visage dans l’ombre, semblaient très inadaptés au lieu.

— Puis-je faire quelque chose pour vous ?

— C’est gentil, répondit Isis, mais je ne crois pas. Nous avons un voyage à faire, et nous cherchons un guide, mais nous avons un peu trop de choix…

— Et pourtant… dit l’homme en jetant son magasine sur la pile.

D’un bond qui dénotait une souplesse inhabituelle, il se remit debout, puis il ôta son chapeau pour saluer. L’individu était jeune, la petite vingtaine, le cheveu mi-long et la mine réjouis. Son sourire étincelait dans un visage avenant, qui aurait mérité un rasage de frais.

— Permettez-moi de me présenter : on me nomme Az, guide de profession, prêt à aider les voyageurs égarés contre juste rémunération. Nous sommes, je crois, faits pour nous entendre.

— Attendez, dit Venceslas, qu’est-ce que cet encore que cette coïncidence improbable ? On cherche un guide, et boum ! on tombe sur ce type ? Comme ça, par hasard ?

— Il n’y a aucune forme de hasard ou de destinée dans notre rencontre, jeune homme, de la simple logique. Vous n’êtes pas les premiers voyageurs à venir chercher de l’aide dans cette section de la bibliothèque de l’Entre-Monde. Il est donc tout à fait normal que j’y attende mes clients.

D’une certaine façon, cela paraissait cohérent.

— Eh bien, dit Aya, ne vous avais-je pas promis que l’on trouverait un guide ici ?

Elle souriait. Son masque de céramique restait toujours immobile, mais Venceslas en était certain : un sourire goguenard s’étalait sur son visage.

— Vous avez parlé d’un prix, demanda Isis. Quel est-il ?

Le rictus d’Az s’élargit encore.

— Voici une jeune femme pragmatique. Je vous en prie, asseyez-vous et discutons.

Leur hésitation ne dura qu’un instant : l’alternative – trouver un livre qui leur convienne dans cette infinité – pouvait attendre.

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