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09 - L’horizon des évènements

Un épisode de « Seuils », l’Inktober 2021 de Lisa Refur, publié le .

Isis s’interrogeait. Qui était cette femme ? Que voulait-elle ? Pourquoi l’avait-elle totalement ignorée, passée la seconde de leur présentation, et pourquoi se comportait-elle comme si elle n’existait pas ? Que cachait-elle derrière son masque et ses vêtements couvrants ? Comment pouvait-elle être si sensuelle sans montrer la moindre parcelle de son corps ? Quel lien avait-elle avec Venceslas ? Comment l’avait-elle identifié dans cette foule ? Tout à coup, dans son esprit, ces questions fusionnèrent en une seule, qui les englobaient toutes.

Cette « Aya » pouvait-elle être l’adversaire, un but de sa quête, une créature dont elle devait protéger son compagnon, pour prouver sa valeur aux dieux ?

Isis observait la femme en beau roucouler après le jeune homme. « Chou », cette façon de minauder, cette manière de s’imposer dans son espace vital, de lui caresser la joue, ce roulement des hanches… qui que fût cette femme, elle était dans un jeu de séduction, et Venceslas ne semblait même pas s’en rendre compte.

Néanmoins, Isis se rangea à cet argument : ils étaient bel et bien perdus, sans ressources, dans une ville – dans un univers – inconnue. Quel que soit le danger que représentait Aya, il ne devait pas être bien pire que ce qu’ils risquaient à errer ici. Ou plutôt, elle était une menace identifiée, plus qu’un risque indéterminé qui pouvait surgir n’importe quand, de n’importe où.

Venceslas lui demanda d’un regard si elle était d’accord pour suivre la nouvelle venue. Parce qu’il avait encore peur de sa réaction ? Il s’était calmé depuis le désert, et ne la fuyait plus ouvertement, mais il restait froid et distant, et d’une certaine façon protecteur. Peut-être qu’il cherchait son assentiment ? Une confirmation qu’il n’était pas en train de faire une connerie ?

Bah, c’était lui qui avait discuté avec la créature, qui avait les cartes en main. C’était sa décision.

Elle suivit le groupe, à deux pas derrière – difficile de rester plus loin sans risquer de les perdre. La nuit avançait et l’alcool, ou d’autres drogues remplaçaient peu à peu l’humeur joyeuse de la fête. Il n’y avait maintenant presque plus d’enfants dans la rue, et ceux qui demeuraient là étaient seuls, sans leurs familles ou amis. De plus en plus de noceurs titubaient, hurlaient des chansons paillardes, tonitruaient en petites bandes. La cacophonie générale suintait d’agressivité contenue.

La jeune femme fouilla sa poche, en vain. Elle n’avait plus le long coupe-papier effilé dont elle se servait comme arme. En fait, elle ne l’avait plus depuis… Elle l’avait avant, mais plus maintenant. Dommage, il était pratique, et avait déjà prouvé son efficacité. Isis se sentait vulnérable. La seule chose que contenait cette poche était un unique anneau, qui ne la rendrait pas invisible, hélas.

— Où est-ce qu’on va comme ça ? demanda-t-elle.

— Vous allez manger, puis nous dormirons, répondit Aya sans même se retourner. Sa voix claire couvrait le bruit ambiant sans même qu’elle eut besoin de forcer.

Ils tournèrent d’une avenue dans une artère, puis dans une rue, et enfin dans une ruelle. Aucune échoppe dans celle-ci, et des volutes de papier rouge assourdissaient toutes les lanternes qui l’éclairaient. Des femmes de tout âge patientaient dans la rue, presque toutes en tenue légère. L’une d’elles faisait du hula-hoop. Est-ce qu’Aya les emmenait dans une maison close ? Pourquoi ? Et Venceslas qui, tout à baver devant tant de stimulations, ne semblait même pas se rendre compte du problème… quoique cet adonis, assis dans une vitrine et occupé à oindre son torse nu d’une huile à l’odeur capiteuse, valait le coup d’œil.

Ils suivirent Aya dans l’un de ces établissements. Une vaste salle, presque plongée dans le noir, retentissait d’une musique langoureuse. Deux femmes en sous-vêtements, debout sur de longues tables munies de poteaux métalliques qui couraient jusqu’au plafond, s’étaient lancées dans un concours de démonstration de souplesse, pour le plus grand plaisir du public amassé là.

Leur guide traversa le local jusqu’au comptoir, à l’autre bout, où elle salua la tenancière. Une femme accorte pourvue de trois seins, dont Venceslas n’arrivait pas à détacher son regard. Aya commanda une grande chambre et la livraison de deux repas, et poussa gentiment le jeune homme vers l’escalier.

La pièce indiquée était la dernière, au bout d’un long couloir, et les sons étouffés qui traversaient les différentes portes ne laissaient aucun doute quant aux activités pratiquées habituellement dans cet établissement. La chambre en elle-même était propre et saine, contrairement à ce qu’avait craint Isis. Elle était décorée avec un mauvais gout consommé, une surcharge invraisemblable de froufrous fuchsia, et sur une console, une série d’accessoires dont la jeune fille préféra ne pas essayer de deviner l’utilité. Le lit était gigantesque, rose, en forme de cœur, et surtout seul.

— Assieds-toi, dit Aya à Venceslas en lui désignant la couche, tandis qu’elle-même s’installa, jambes croisées, sur l’unique chaise de la pièce.

Isis s’installa à ses côtés, et la femme en bleu parut surprise de son existence.

Comme à chaque fois que je reviens dans son champ de vision, se dit-elle.

— Bien, ici tu… vous serez en sécurité. Je sais que ça n’en donne pas l’impression. En fait, vous ne devriez même pas être ici. Mais je vous demande de me faire confiance.

Malgré le masque de céramique, toujours aussi immuable, elle dégageait une sensation d’inquiétude sincère, et ça n’était pas que le timbre de sa voix.

— Vency, mon chou, qu’est-ce que tu as prévu pour la suite ?

« Vency » ? « Mon chou » ?

— Heu… répondit le concerné.

— Ça n’est pas grave, reprit Aya en lui saisissant les mains. Je suis si contente de t’avoir trouvé ! J’ai été surprise de savoir que tu passerais par ici, mais quelque part, ça m’arrangeait.

Elle se tut quelques instants, le contemplant… dans les yeux ? Avec ce fichu masque, impossible de déterminer la direction exacte de son regard.

— C’est un voyage, c’est bien ça ? Oui, ça doit être ça. Tu en as l’âge, maintenant. Il est bien, ce voyage, tu verras. Tant d’endroits à visiter, tant de choses à apprendre, tant de seuils à franchir… Nous serons bien, tous les… trois.

Elle se tourna vers Isis, et toute trace de chaleur avait disparu de sa voix lorsqu’elle requit :

— Qui est cette jeune femme, Vency ? Et pourquoi voyage-t-elle avec toi ?

— Heu… Je… C’est Isis. Je dois voyager avec elle, parce qu’elle… parce qu’on me l’a demandé. Je dois… en prendre soin, de ce qu’on m’a demandé.

« Merci d’avoir esquivé les détails », songea la concernée.

— Et qui t’a demandé de telles choses ? s’enquit la femme en bleu.

— Une déesse. Bastet. Elle.

Il sortit la statuette de sa poche.

Ah, pensa Isis. Voilà qui expliquait au moins une partie de son comportement. S’il avait reçu des instructions de la part d’une déesse, pas étonnant qu’il ne sache pas sur quel pied danser avec elle. Il faudrait qu’elle prenne un peu de temps pour mettre ça au point avec lui. Quand l’autre serait plus loin. Au calme.

On frappa à la porte. C’était le repas : un solide ragout de viande au piment, servi avec des espèces de pommes de terre, ou quelque chose d’approchant. Un plat simple, nourrissant et réconfortant. Aya ne mangea pas. Dommage, c’eut été une occasion intéressante de découvrir ce qui se cachait sous ce masque.

Ils tombaient de sommeil. Depuis quand ne s’étaient-ils pas reposés, une vraie nuit complète ? Isis préféra ne pas y réfléchir, de peur de connaitre la réponse.

Alors après le repas, chacun s’octroya un côté du lit. tandis qu’Aya montait la garde sur sa chaise, ils dormirent comme des masses.

* * *

Le lendemain matin, ils furent réveillés par la lumière qui sourdait des volets disjoints. La fille au masque s’était affalée sur sa chaise, et ronflait doucement.

Ils se préparèrent – l’endroit disposait de toutes les commodités sanitaires, y compris une baignoire d’un rose fluo et réfléchirent à leur destination. Mavri Trypa leur avait parlé d’un guide, disponible dans une bibliothèque. Est-ce qu’il y en avait une dans le coin ? Oui, et Aya se proposait de les y conduire.

— C’est la bibliothèque, la meilleure. Elle n’est pas tout à fait ici, mais c’est facile d’accès. Vous comprendrez vite.

Après tout, avaient-ils le choix ? C’était ça ou… ça se tentait. Jusqu’ici, elle avait tenu ses promesses – sauf celle de monter la garde, mais rien de fâcheux ne s’était passé.

La cité était calme et vide, à l’exception de quelques équipes occupées à nettoyer les rues jonchées de débris. Morceaux de nourriture, verre prisé, échoppes effondrées, métal tordu. Des taches de sang. Oui, il n’aurait pas fait bon rester trop tard en ville, la veille. Isis frissonna à la seule idée de ce qui aurait pu lui arriver si elle n’avait pas été à l’abri de cette improbable chambre.

Une lumière froide et pâle éclairait les rues, comme celle d’un petit matin brumeux. Aucun soleil, aucune source identifiable. L’effet de la ville-sphère, incroyable de beauté de nuit, était proprement stupéfiant et vertigineux de jour. Elle pouvait voir toutes ces rues, tous ces quartiers se lever et se tordre pour se rejoindre au-dessus de sa tête, avec une netteté confondante. Mais ça n’était pas tout : en quatre points de la ville partaient de longues tours, ou colonnes, qui se recoupaient dans une structure sphérique et noire, au centre de la cité. Une installation qui était invisible cette nuit.

Aya se dirigeait droit vers la plus proche d’entre elles.

La tour s’évasait en atteignant le sol – si l’on pouvait parler de sol ? – d’où rayonnaient de multiples ascenseurs, deux files d’attentes et de nombreux quais de chargement/déchargement. Isis jeta un regard vers le haut. La perspective aberrante, une sorte de vertige inversé, et elle manqua de peu de tomber à la renverse.

La femme au masque commanda trois tickets pour l’élévateur. Elle ne paya rien, car depuis que les deux jeunes gens étaient arrivés ici, personne n’avait rien déboursé – en tous cas pas avec quoi ce soit qui ressembla à une quelconque forme de monnaie.

— Où est-ce que tu nous emmènes ? demanda Venceslas.

— À la bibliothèque, chou. C’est bien ce qu’on avait décidé, non ?

— Si, mais… elle est là-haut ?

— Hein ? Non, on monte au port. Elle n’est pas dans la cité, tu te rappelles ?

— Mais… le port ne devrait pas donner à l’extérieur de la ville ?

— Si. Où veux-tu qu’il aille sinon ?

— Mais… on va au centre, là, non ?

— C’est normal. Tu comprendras mieux en voyant, c’est un peu difficile à expliquer dans l’absolu.

« Un peu » difficile à expliquer, tu m’étonnes, pensa Isis. Tu aurais pu tout me décrire en détail, je ne t’aurais jamais crue.

Ils étaient sur une longue coursive courbe, comme il y en avait des dizaines qui formaient une demi-sphère, selon une géométrie délirante. De l’autre côté, de longs quais chargés de caisses et de tonneaux étaient regroupés en une structure semblable.

Et, au cœur, une énorme distorsion de la réalité elle-même, un trou dans le tissu même de l’espace, cerclé d’un disque de plasma surchauffé qui tournoyait vers le monstre central, déformé d’une façon si absurde qu’on aurait dit que l’on pouvait en voir tous les bords à la fois. Le tout irradiait comme le soleil du désert.

— Nous sommes au port, dit Aya en désignant l’anormalité. C’est ici centre de tout, là d’où partent et arrivent toutes choses, connectées à tout point de l’espace et du temps.

Elle avança sur l’une des longues passerelles dépourvues de garde-corps. De là, le rayonnement était encore plus intense, et l’un des côtés du disque – celui qui s’approchait d’eux – était d’une clarté aveuglante.

— C’est d’ici que nous irons à notre destination, quelle qu’elle soit. C’est aussi d’ici qu’arrivent la plupart des voyageurs et des marchandises. Vous êtes une exception, dois-je dire. C’est pour ça que j’ai mis tant de temps à te retrouver, chou.

Venceslas l’écoutait à peine, captivé qu’il était par la structure qui s’étalait sous ses pieds et devant lui.

— Mais… comment ça marche ?

— Une question bien peu pertinente, Vency.  L’important est le résultat, non ?

Aya était presque au bout de la passerelle, maintenant.

— On va à la bibliothèque, hein ? Bon, tous les deux, tenez-moi les mains.

C’était plus un ordre qu’une demande, et pourtant une ironie amusée pointait dans l’intonation.

— Ce port est très simple à utiliser, voyez-vous. Un très jeune enfant pourrait s’en servir.

— Ah oui ? Comment ?

— Il suffit de sauter dedans.

Joignant le geste à la parole, la femme au masque se jeta d’un bond dans la monstruosité, entrainant ses compagnons avec elle.

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