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08 - Laissez entrer les monstres

Un épisode de « Seuils », l’Inktober 2021 de Lisa Refur, publié le .

Les deux jeunes gens s’approchèrent de la découpe rectangulaire dans l’univers. L’au-delà, toujours aussi flou et tourbillonnant, leur donnait le vertige. Qu’allaient-ils trouver ? Ils n’en avaient aucune idée, mais ceci était leur seule porte de sortie.

Venceslas inspira profondément, puis tendit sa main à Isis.

— Allons-y.

Elle regarda la paume, surprise, puis y posa la sienne, sans être tout à fait capable d’exprimer la raison de son geste. Sans doute un espoir qu’ainsi, ils ne seraient pas séparés, où qu’ils arrivent.

La voix d’alto de l’entité résonna dans cet univers simplifié.

— Si je puis me permettre, vous devriez chercher un guide. Cela vous serait d’une grande aide. Les meilleurs se trouvent dans les bibliothèques. Vous en rencontrerez une par-delà l’horizon. N’oubliez pas de profiter des opportunités de votre voyage, et bonne chance !

Ils le remercièrent et, le cœur battant, franchirent le seuil.

La chaleur, la moiteur, la nuit et l’odeur des épices : c’est ainsi que leur nouvel environnement leur sauta à la gorge. Ils étaient dans un modeste parc clôturé d’un muret, en léger surplomb d’une ville qui s’étalait dans toutes les directions. La grande bâtisse en bois, d’une architecture riche, mais qui leur était totalement inconnue, ressemblait à une sorte de temple. Au loin, le brouhaha et l’agitation d’une ville animée, sans doute d’une fête : une cacophonie de petits groupes de musique, de conversations enthousiastes et de marchands qui vantaient les mérites de leurs produits.

Et, au-dessus de leur tête, ce qu’ils prirent pour un ciel étrange d’une exceptionnelle densité stellaire, jusqu’à ce qu’ils comprirent la vérité. Ils étaient dans une sphère, un univers fermé de plusieurs kilomètres de diamètre, dont toute la surface interne était recouverte d’une gigantesque cité coruscante dans la nuit. Ce qu’ils avaient cru être un ciel étoilé n’était rien d’autre que les millions et millions de lumières de cette ville, qui se tordait en s’élevant au loin pour se rabattre en un firmament clos.

Ils restèrent là, longtemps, à observer ce nouvel environnement vertigineux.

Isis bâilla.

— On devrait se trouver un endroit où dormir.

— Pourquoi pas ici ? C’est calme, l’herbe est plutôt confortable.

— Je ne sais pas. Je ne le sens pas. On est en plein milieu d’un parc… n’importe quoi peut arriver de n’importe où. Faisons un tour, on croisera peut-être un hôtel, ou n’importe quoi, au pire on reviendra ici.

Ils descendirent la butte en direction d’une ouverture circulaire dans le muret du jardin.

C’était bien une fête en ville. Les rues, déjà étroites, étaient encombrées d’une myriade d’échoppes aux auvents multicolores adossées aux maisons – des constructions basses en bois, d’un ou deux niveaux, munies de toits pentus, dont l’architecture était inconnue des deux jeunes gens. Des marchands vendaient de tout, des colifichets aux vêtements en passant par les services les plus divers et, bien sûr, une quantité impressionnante de nourriture. Des stands de jeux appâtaient le chaland avec des promesses de cadeaux clinquants et variés, « à tous les coups l’on gagne », criaient les propriétaires à qui voulait l’entendre. De-ci, de-là, des modestes orchestres d’instruments inconnus animaient la soirée dans une joyeuse cacophonie. Une foule dense, habillée de couleurs vives, déambulait dans ce labyrinthe par petits groupes, en un chaos total.

Isis et Venceslas auraient pu passer inaperçus si leurs vêtements n’étaient pas encore trempés de leur précédente mésaventure ; néanmoins, personne ne semblait faire attention à eux. On les bousculait comme dans n’importe laquelle de ces fêtes, et ils faillirent se perdre de vue plusieurs fois en quelques minutes.

Ce décor était si étonnant, si inattendu, si riche qu’il leur fallut un long moment pour comprendre ce qui leur laissait une impression étrange et désagréable, au-delà de la surprise de la découverte et de la topologie des lieux.

C’était les monstres, des humains atrocement déformés et mutilés, des choses qui avaient été humaines, ou qui n’en avaient qu’un semblant d’apparence.

Le premier qu’ils rencontrèrent était un homme au teint cireux, avec une grande cicatrice en travers du visage, et à qui il manquait un œil et un bras. Ils n’y avaient guère prêté attention, tout absorbés qu’ils étaient par la découverte de la ville et de la fête, et c’est juste si Venceslas avait pensé « le pauvre homme » avant que son regard ne soit attiré par autre chose.

Puis ils en avaient croisé d’autres, plus ou moins discrets. Celui-ci mesurait deux mètres dix et pesait quarante kilos, et sa peau avait la texture d’un vieux citron. Celle-là n’avait plus de jambes sous les genoux, et se déplaçait en flottant en l’air au-dessus du sol. Un autre avait quatre bras. Une voyante les héla, elle possédait réellement le troisième œil, bien ouvert et palpitant au milieu de son front. Ce poissonnier avait des tentacules. Tous ces gens étaient uniques, à une exception.

De grandes silhouettes engoncées dans de longues bures de laine couleur de nuit, dont le visage était camouflé par une demi-sphère d’obsidienne polie comme un miroir, et appuyées sur de hautes hallebardes de fer forgé. Ces êtres montaient la garde aux intersections, ou patrouillaient dans la foule, seuls. De temps en temps, un quidam s’adressait à eux, et ils répondaient. Étaient-ils les guides mentionnés par Mavri Trypa ? Impossible, l’entité avait parlé d’une bibliothèque.

Leurs pérégrinations menèrent les deux jeunes gens de petites rues à de plus larges artères, et enfin à une vaste place hexagonale, légèrement concave, ceinturée de bâtiments de trois ou quatre niveaux, aux riches décorations de bois peintes. Les couleurs des maisons, leurs rehauts d’ors, le fourmillement des lanternes accrochées aux échoppes et promenées par les passants, le brouhaha incessant et la cacophonie musicale, le mélange d’odeurs de nourritures… ils pensaient s’être habitués à ce spectacle pendant leur visite de la ville, mais une telle concentration sur plus d’un hectare stupéfia Isis et Venceslas. Incapables de se diriger, subjugués qu’ils étaient par le spectacle omniprésent – là, quelqu’un jonglait avec quatre faux – ils se laissèrent porter par la foule.

Ils arrivèrent devant un vaste portail qui découpait une série de barrières installée dans la place. L’endroit était gardé par deux des étranges silhouettes (c’était la première fois qu’ils les croisaient par paire), et au-dessus de l’entrée, un panneau indiquait en grandes lettres d’un blanc immaculé :

« Laissez entrer les monstres ! »

Et en dessous, un texte argenté en plus petits caractères indiquait :

« Retrouvez votre humain intérieur ! »

Intrigués, les deux jeunes gens entrèrent.

Au centre de la zone et de la place, un kiosque où l’on donnait quelque chose qui ressemblait à un opéra. Un tiers de la foule l’écoutait. Le reste, éparpillé en une multitude de grumeaux de quelques individus, discutait à voix basse – autant que possible dans le brouhaha ambiant. Les « monstres » étaient plus nombreux ici, plus d’une personne sur deux montrait une déformation ou une mutation quelconque, discrète ou évidente. Beaucoup de gens observaient la foule, comme à la recherche de quelqu’un ou quelque chose en particulier, un exercice étrange dans cet endroit densément peuplé et dépourvu de points de repère.

Les deux jeunes s’étaient approchés du pavillon lorsqu’une inconnue fit de grands gestes dans leur direction.

— Venceslas ! Enfin, te voici !

C’était une petite femme accorte et plantureuse à la voix de soprano, dont les formes étaient mises en valeur par des habits près du corps : bottines, pantalon de toile fine, chemisier et veste, le tout dans un camaïeu qui s’étendait de l’outremer au cyan. Ses mains étaient gantées de soie marine, et sa chevelure voilée de la même couleur. Elle portait un masque de céramique coquille d’œuf aux décorations azurite qui faisait penser à un renard grimaçant, serti dans son voile de sorte qu’on ne voyait rien de sa peau ou de ses cheveux. Quelque chose en elle rappelait à Anna à Venceslas. Pourtant, la plus belle fille de sa classe était plutôt grande, svelte, et ses vêtements habituels laissaient apercevoir de considérables zones d’une peau diaphane… D’où pouvait venir cette idée ? Leurs façons gracieuses de se mouvoir ?

Lorsqu’elle fut proche, elle se jeta sur le jeune homme et l’étreignit avant qu’il ne puisse réagir.

— J’ai tant attendu, geignit-elle, j’ai cru que tu n’arriverais jamais !

Tout à coup elle prit conscience de la présence d’Isis, à qui elle tendit une main :

— Je doute que nous ayons été présentées ? Je suis Aya. Enchantée de vous connaitre.

Étonnée, la jeune femme lui rendit son salut. Elle avait la poigne ferme et généreuse.

— Bon, maintenant que tu es là, si on allait dans un endroit plus confortable pour discuter ?

— Non.

Le jeune homme, renfrogné, avait croisé les bras sur sa poitrine et regardait la nouvelle venue d’un air de défi.

— Oh ? Pourquoi donc ?

Ni lui ni Isis n’auraient pu dire comment un masque immobile pouvait paraitre étonné, mais c’était pourtant le cas.

— Parce que j’en ai assez de rencontrer des inconnus qui prétendent me connaitre, me disent quoi faire et où aller. J’en ai marre. Je ne bougerai pas d’ici tant que vous ne me donnerez pas une bonne raison de vous suivre.

Aya s’approcha de lui, bien plus que ne l’aurait voulu la bienséance – elle s’était presque collée à lui.

— Je te connais depuis des années, chou. Et c’est réciproque, si tu y réfléchis bien. Tu es venu en ce lieu car tu me cherchais, et parce que je te cherchais. Tu n’as pas vu le panneau à l’entrée ? Tu n’as pas saisi ce qu’était cet endroit ?

— Heu… non, répondit Venceslas en reculant d’un pas.

— « Retrouvez votre humain intérieur ! », cita la femme en bleu.

Elle désigna le jeune homme d’un geste de la main.

— C’est toi, mon humain. Tu n’avais pas compris ?

Dénégation de la tête. Elle haussa les épaules.

— Aucune importance, je te laisse y penser, tu finiras par trouver l’explication. J’ai confiance en toi. Voici pour la première partie de ta remarque. D’autre part…

Elle se rapprocha de nouveau, elle était presque collée à lui maintenant. Le jeune homme essaya de reculer encore, mais il buta contre une barrière. Aya lui caressa la joue. Sa voix baissa davantage d’intensité, elle était à la limite de l’audible dans le brouhaha ambiant.

— Tu veux jouer à la grande personne indépendante, chou, mais dis-moi, qu’est-ce que tu vas faire ? Qu’est-ce que tu avais prévu pour la suite, dans tes beaux habits trempés ? Où vas-tu manger ? Où vas-tu dormir ? Avec quoi vas-tu payer tous ces services ?

Elle posa un doigt sur ses lèvres, puis se retourna et enfonça les mains dans ses poches. Le mouvement de la femme avait rappelé à Venceslas l’action similaire de Bastet. La griffure qu’elle lui avait infligée le brulait encore, de nouveau. Confusément, il sentait que cette nouvelle venue était dangereuse, d’une façon différente de la déesse. Ses doigts heurtèrent la statuette féline dans sa poche, et il la serra dans son poing.

— Tu peux me suivre, chou. Tu es mon humain et je ne te ferai rien de mal, au contraire. Ou tu peux errer dans ce port, y trouver repos, repas et réconfort, si tu y parviens. Mais je dois te mettre en garde, cette fête ne dure qu’un temps, et tous ces gens ne sont pas aussi bien intentionnés que moi. Tu voulais un choix ? En voici un.

Et elle se dirigea vers le portail.

Le jeune homme l’observa. La démarche chaloupée d’Aya lui rappelait Anna, un point commun évident. Dans sa main, la figurine vibra – ronronna ? Il regarda Isis, qui haussa les épaules, et emboita le pas à la femme en bleu.

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