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07 – Vague scélérate

Un épisode de « Seuils », l’Inktober 2021 de Lisa Refur, publié le .

L’instant d’après, la vague scélérate s’écrasa au pied de la muraille. Tout le bâtiment s’ébranla quand l’eau fut projetée jusqu’à une hauteur prodigieuse, emportant tout sur son passage, des pierres de la corniche aux portes et vitres des baies, la table, les chaises, les restes du diner… La puissance monstrueuse des flots souleva Isis et Venceslas comme des fétus de paille dans une tornade.

Après une longue phase de vol dans l’écume, ils retombèrent à l’eau. La déferlante les rattrapa ; des milliers de tonnes d’eau s’abattirent sur eux, les tirant vers le fond, vers le large, secoué comme dans une essoreuse que l’on aurait oublié de vider.

Venceslas, presque assommé, voulut nager vers la surface. Balloté en tous sens, privé de tout repère spatial – où était l’air libre ? –, empoissé dans des vêtements détrempés, frigorifié par l’onde glaciale. Une mission impossible. Il lutta malgré tout, mu par un réflexe de survie.

C’était déjà la fin de l’aventure, non ? Elle n’aurait pas duré longtemps. Bastet ne serait pas très contente. Est-ce qu’une fois mort il serait jugé par un tribunal de dieux égyptiens ? Qu’auraient-ils à dire de lui, qui n’avait jamais fait quoi que ce soit de particulier de sa courte vie ? Ou alors, tout ça n’était qu’un interminable et très compliqué cauchemar dont il allait se réveiller ? Est-ce qu’il reverrait sa mère, sa petite sœur – il l’aimait bien, malgré leurs chamailleries constantes –, son père. Ses camarades ? Anna, la plus belle fille de la classe à qui il n’avait jamais osé parler ? Et Isis ? Est-ce qu’elle pourrait mourir de nouveau ? Qu’est-ce qu’elle allait devenir ?

Un remous plus violent que les autres le régurgita à la surface, dans le creux entre deux vagues hautes comme des maisons. La jeune femme flottait un peu plus loin, inanimée, ses longs cheveux noirs étalés en méduse autour d’elle.

Venceslas eut à peine le temps de reprendre une goulée d’air qu’un puissant courant l’aspira vers le fond. Il perdit connaissance à son tour.

* * *

Surprise, Isis reprit connaissance. Elle s’était imaginé sa dernière heure venue. Encore. Allongée, le dos sur un sol dur, lisse et tiède, elle sentait l’eau de ses vêtements et cheveux dégouliner en flaque autour d’elle. Chacun de ses muscles protestaient de fatigue et d’avoir été malmenés ; tous ses os semblaient avoir été pulvérisés et reconstitués ; ses entrailles paraissaient avoir été mixées en une purée qui tentait de se recomposer. Mais elle ressentait chaque partie de son corps, jusqu’à la plus minuscule, et cela avait quelque chose de rassurant.

Par contre, elle n’entendait rien, même pas sa respiration ou les battements de son cœur. Une vague odeur d’iode et d’humidité flottait dans l’air doux et d’un calme absolu. Une lumière vive, qu’elle percevait derrière ses paupières closes, l’éclairait sans la réchauffer. Malgré le séjour dans l’eau glaciale, elle n’avait pas froid.

Isis ouvrit les yeux pour se retrouver dans le décor le plus simple et le plus étrange qu’elle eut jamais connu. Le sol, plat, lisse et d’un noir satiné, courait jusqu’à l’infini dans toutes les directions. Au-dessus un ciel blanc d’une luminosité uniforme. Et c’était tout.

Ou presque : à cinq mètres sur sa gauche gisait Venceslas.

Le jeune homme, inconscient, était aussi trempé qu’elle. Isis voulut se lever pour s’en approcher, mais de violents vertiges l’en empêchèrent. Alors elle avança à quatre pattes vers lui. Il respirait, donc il vivait.

Elle le secoua doucement.

— Venceslas ?

Il émit un grognement.

— Tu m’entends ? Tu vas bien ?

— Hggnnn… non. J’ai mal partout.

Il ouvrit péniblement les yeux, et adressa un vague sourire à la jeune femme en l’apercevant.

— On est où ? demanda-t-il.

— Aucune idée.

Il essaya de s’assoir, sans succès.

— Ah, vous voilà réveillés !

L’alto de Mavri Trypa résonna dans les airs. Tout à coup, une sphère d’une dizaine de centimètres de diamètre se dématérialisa à deux mètres de leur position, dans une petite explosion d’obscurité.

— Je ne puis reprendre la forme à laquelle je vous avais habitués, et je vous prie de m’en excuser.

La voix provenait de cette boule de ténèbres absolues, maintenant.

— Bien que la situation soit désagréable, vous devriez être tous deux entiers et sous peu en état de fonctionnement. J’espère ne rien avoir oublié dans le processus.

— Quel processus ? demanda Isis. Où sommes-nous ?

— Hmm, c’est un peu compliqué à appréhender pour des esprits humains. Pour faire simple, vous n’avez pas bougé de l’environnement dans lequel nous nous sommes rencontrés la première fois.

— Pardon ? Mais le château…

— Vous n’avez pas bougé, mais le milieu, lui a changé. Un déséquilibre imprévu a provoqué la vague scélérate qui vous a emportés. Ce repas sur la corniche était censé être agréable et sans danger, savez-vous ?

La jeune femme répondit par une moue dubitative.

— Bref, pour vous éviter des effets déplaisants tels que la mort, j’ai dû vous protéger, maintenir votre cohésion jusqu’à la moindre molécule. Une tâche complexe, qui a nécessité que je simplifie le décor au maximum. D’où ce que vous percevez maintenant.

Les deux jeunes gens ne dirent rien.

Un pot de fleurs apparu à leur pied, muni d’une unique marguerite – s’il n’avait pas été aussi réel, on eut cru un dessin d’enfant.

— Est-ce que ceci vous aide à vous sentir mieux ? demanda l’entité.

Venceslas sourit. Isis, toujours songeuse, articula :

— Vous avez parlé de nous éviter la mort ?

— Exact.

— À moi aussi.

— Bien entendu. Qu’est-ce qui vous perturbe ?

— Je pensais que…

Elle laissa sa phrase en suspens.

— Non, je vous assure, vous êtes maintenant vivante, comme vous l’étiez en arrivant dans mon domaine.

Le jeune homme réussit à s’assoir, puis à se mettre debout. Il y eut un long silence.

C’est Mavri Trypa qui le brisa :

— Vous devriez reprendre votre voyage.

— Mais comment ? demanda Isis.

— Pardon. Voici un seuil.

À dix mètres d’eux s’était découpé un rectangle de la taille d’une porte, qui donnait sur… impossible de le dire, c’était comme si d’innombrables paysages se combinaient en un singulier brouillard.

— Je commence à en avoir marre de cette histoire de voyage, grogna Venceslas. « Voyagez », qu’on nous dit, « franchissez des seuils ». Mais on ne sait même pas où on va ni pourquoi !

— Seul le périple compte, répondit l’entité. Les buts, eux, ne peuvent être atteints.

— C’est censé m’aider ?

— Une aide ? Non. C’est une vérité. Mais voici un soutien. Si, sur votre trajet, vous avez des questions, adressez vous à ce qui devrait être et qui n’est plus. J’y serai, et je vous y répondrai.

— Des énigmes maintenant. Génial.

— J’accepte votre aide et vous remercie, dit Isis. Venceslas, nous devrions y aller.

— … j’ai pas envie.

— Moi non plus. Mais on ne peut pas rester ici. La seule chose qu’on peut faire, c’est avancer, et franchir ce seuil.

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