Ils le regardaient tous d’un air surpris, mais pourtant Venceslas en était certain. Il avait entendu une voix. Ou des voix ? Un chant, éthéré, à la limite de l’audition, qui lui demandait de… de… Hé, c’était il y a quelques secondes et il avait déjà oublié !
— Vous êtes sûr de n’avoir rien…
Non, à leurs têtes, ils n’avaient rien perçu, et plus il l’ouvrirait, plus ils penseraient qu’il serait cinglé.
Lorsqu’ils se levèrent enfin, un solide petit déjeuner était apparu sur la table basse, répandant une délicieuse odeur de pain chaud et de café frais. Un coin de la pièce avait été organisé autour de paravents, d’un nécessaire de toilette rapide, et de vêtements à leurs tailles. D’après la puissante lumière qui filtrait à travers les rideaux de velours, il était déjà tard dans la matinée.
Isis se réveilla la dernière, alors que les trois autres étaient habillés et avaient bien entamé leur repas.
Venceslas se réveilla dans la nuit noire et froide. La lampe à huile s’était éteinte, et une unique lueur blafarde, filtrant de derrière les lourds rideaux de velours, le séparait de l’obscurité totale. Il flottait une odeur de thé, et seuls des bruits de respiration perturbaient le silence. Au fur et à mesure que ses yeux s’adaptaient, il percevait son environnement. Az, affalé sur son lit, un journal ouvert sur sa tête.
C’était la pleine nuit et Isis ne dormait pas. Son sommeil avait toujours été compliqué. Malgré la fin de son obsession et l’épuisement, elle était encore éveillée. Seule, sur le plateau de cuivre ouvragé de la table basse, une lampe à huile donnait une flamme jaune et filante. Dans la bulle de lumière, Aya. Bien calée dans un pouf, la femme en bleu veillait sur Venceslas, dont le léger ronflement brisait la tranquillité.
Ce fut Venceslas qui sauta le premier. Une longue chute. L’eau dure et froide le cueillit et l’assomma à moitié. Il voulut nager vers la surface. Balloté en tous sens, privé de tout repère spatial – où était l’air libre ? –, empoissé dans des vêtements détrempés, frigorifié par l’onde glaciale. Une mission impossible. Il lutta malgré tout, mu par un réflexe de survie.
« Oh non, encore… » se dit-il.
Le simple nom de « Palais de la mémoire », le fait que l’adresse lui avait été donnée par une démone, aurait dû mettre la puce à l’oreille d’Isis. Mais elle s’était laissé prendre au piège, perturbée par cet environnement étrange, pressée par son ressentiment. Sortir de ce lieu, c’était comme se réveiller d’une série de cauchemars, l’esprit empli de réminiscences de terreurs vagues et flous, aux quelques détails atrocement précis et fuyants, sans pouvoir déterminer ce qui tenait du souvenir ou de la pure invention.
Pandémonium était une ville caractérisée par sa laideur, sa crasse et sa pollution. Le bus les avait conduits jusqu’à un dépôt mal situé ; de là ils avaient dû marcher beaucoup trop longtemps pour gagner le centre-ville. Venceslas se demanda si les touristes s’attendaient à ce traitement infernal, ou s’ils supposaient à tort que leur qualité les protège. Puis il se rappela les trajets avec ses parents, émaillés de déambulations absconses et de fréquentes engueulades, et en déduit que cette expérience n’était pas très différente des voyages sur Terre.
À une demi-heure de marche en aval se trouvait une grande structure, « comme une barrière de péage », d’après Aya. Et en effet, l’autoroute s’élargissait jusqu’à devenir une immense place de béton qui disparaissait dans la brume, barrée par une longue architecture basse. Au-dessus de cette dernière, de grosses lettres de feu perçaient le brouillard pour écrire :
« Bienvenue en Enfer »
— Charmant, grinça Venceslas.
Il leur restait au moins dix minutes de marche avant de parvenir au bâtiment.
Il y eut un bruit étrange, comme une aspiration et l’éclatement d’une bulle mélangés, et ils furent ailleurs.
Les quatre voyageurs furent immédiatement trempés par un crachin minuscule, mais dru qui s’insinuait dans les moindres interstices de leurs vêtements à cause du vent glacial qui le pulvérisait en tous sens. Ils étaient dans le brouillard, au pied d’une haute falaise de pierre noire qui s’élevait jusqu’on ne sait où.
À deux mètres d’eux, de l’autre côté d’une ligne blanche toute symbolique, un flux trépidant et ininterrompu de véhicules, qui leur rugissaient aux oreilles à une vitesse hallucinante dans une puanteur de moteurs déréglés.
Isis s’affala sur sa chaise, le regard perdu vers le plafond. En retraçant sa route pour Az, elle s’était rendu compte que Venceslas avait raison sur un point : ils avaient été ballotés d’un lieu à un autre, sans cause évidente, sans lien logique apparent. Elle repensait à ce que lui avaient dit les Dieux, lors de son jugement.
« Une quête doit être réalisée, qui permettra aux Dieux et à toute chose de déterminer le devenir de ladite âme.
Tous les quatre se dirigèrent vers une petite salle d’étude qui, comme des centaines d’autres, côtoyaient les immenses rayonnages. C’était une pièce de trois mètres par trois, munie d’une table et de six chaises. Dans un coin, une pile de boites signalait que l’endroit avait été utilisé par des joueurs. Une moquette épaisse au sol étouffait les sons, seul le zonzonnement d’une aération troublait le silence. Trois murs étaient d’un blanc immaculé, et le quatrième un double vitrage d’une propreté parfaite.
Venceslas, Isis et Aya churent de plus en plus vite vers la distorsion monstrueuse, jusqu’à ce que leurs perceptions n’aient plus le moindre sens. Le jeune homme se sentit laminé, étiré jusqu’à l’extrême, puis reprit tout à coup sa forme d’origine. L’espace de quelques secondes, il se sentait trembler, comme une gelée qui retrouve sa stabilité après un choc.
Ils étaient dans un hall cylindrique, haut de quatre étages, au centre duquel il y avait une modeste structure déformante semblable à l’immense dans laquelle ils avaient sauté.