Comme tous les matins beaucoup trop tôt, le réveil poussa son cri strident. Comme tous les matins, Gabrielle, dans un brouillard de rêve et de réalité, gifla l’engin pour le faire taire. Mais ce jour là, la main de la jeune femme ne rencontra rien : ni cadran en plastique, ni bois de la table de nuit, ni métal du cadre de lit, ni même de carrelage dur et froid. Un rien total qui laissa son bras balloter dans le vide tandis qu’elle essayait de comprendre ce qu’il se passait.
Était-ce un rêve ? Sans doute pas, la sonnerie l’avait tirée d’un songe tout à fait différent. À moins qu’elle n’ait rêvé de s’être réveillée ? Gabrielle devait en être sure. Elle ouvrit péniblement les yeux et se mit en quête de l’interrupteur de la lampe de chevet, sans parvenir à l’atteindre. Maintenant qu’elle était assez réveillée pour y penser, elle ne sentait même pas le matelas.
Que se passait-il ? L’étrangeté de la situation la réveilla tout à fait. Ses yeux s’habituèrent à l’obscurité, à peine estompée par le rai de lumière qui filtrait sous la porte. Cette lueur suffit la jeune femme pour comprendre sa situation : elle flottait en l’air, à mi-chemin du plafond, entortillée dans sa couette.
« D’accord, c’est un rêve », se dit-elle. Elle ferma les yeux et se retourna pour se rendormir, mais la manœuvre la fit retomber sur son matelas.
Cinq minutes plus tard, elle était assez remise du choc pour s’être levée et avoir passé un peignoir. Que se passait-il dans cet appartement ?
Dans le couloir, un jeune homme en caleçon se servait d’un balai pour tenir en respect un chat à tentacules.
— Salut, Raphaël. Tu n’as pas remarqué quelque… oh putain, qu’est-ce que c’est que cette horreur ?
— C’est Azraël. Enfin, je crois. Il est un peu hargneux ce matin, comme tu peux ce constater.
Le chat, ou la chose qui ressemblait à un chat, se jeta sur la brosse du balai toutes griffes et tous tentacules dehors. Ses attributs pieuvresques disparurent presque aussitôt, laissant place au félin habituel de la colocation. Gabrielle se frotta l’arête du nez.
— Je crois qu’il se passe quelque chose d’anormal.
— Tu l’as dit. Tu ne veux pas voir ce que deviennent les deux autres ?
La jeune femme se dirigea vers la cuisine. En temps normal, c’était une pièce exigüe et sombre, encombrée de vaisselle d’une propreté douteuse et de moult provisions. Mais le local dans lequel elle se trouvait accueillait la cuisine d’un grand restaurant, encombrée de monceaux de plats sales. Dans un évier, deux civilisations s’annihilaient mutuellement à coup de bombes atomiques minuscules. Que se passait-il ici ?
Gabrielle passa au salon. Elle était certaine qu’en temps normal, cette pièce ne possédait pas de grande baie vitrée offrant un splendide panorama sur la Tour Eiffel, Montmartre et Notre-Dame. Principalement parce que l’appartement était à plus de quatre-cents kilomètres de Paris. Ça n’empêchait pas Michelle de profiter du spectacle, vautrée dans un immense canapé en cuir blanc qui n’avait jamais existé. Elle dégustait son premier joint de la journée – non, le dernier d’une très longue soirée, vu son état.
— Je suppose que tu n’as pas d’explication à tout ça ?
— Si, ma petite Gaby, répondit Michelle d’une voix hésitant. Mon fournisseur s’est planté, et la vache, je ne sais pas ce qu’il ma refilée, mais c’est de la superbonne.
Elle fixa son mégot, puis son interlocutrice et lui demanda :
— Tu veux une taffe ?
Pour toute réponse, Gabrielle leva les yeux au ciel et s’en fut.
La porte de la chambre d’Uriel portait un mot : « Absent toute la semaine. Reviens le 10. Soyez sages. ». Ça, c’était bien Uriel, le plus inconstant des quatre colocataires. Il lui arrivait souvent de disparaitre une, deux, trois semaines, parfois un mois entier, sans plus d’explication qu’un post-it laconique collé sur la porte de sa chambre. Puis il revenait sans prévenir, et n’expliquait jamais à personne où il était parti et pourquoi faire. Mais lors de ses moments de présence, c’était un bon camarade, et même absent, il payait sa part du loyer.
Mais oui, c’était ça !
Gabrielle se rua vers l’entrée. On entendait les vagues déferler, ce qui était impossible puisque l’immeuble était construit loin dans les terres, mais la jeune femme ne se préoccupait même plus de ce genre d’incohérences mineures. Si tout était encore normal, il devrait y avoir la clé de la boite aux lettres dans le bocal, sur le petit meuble de l’entrée…
Elle y était. Et ladite boite débordait de courrier non lu : principalement des prospectus – l’étiquette « pas de publicité » semblait les attirer. Mais coincées entre deux catalogues, il y avait de vraies lettres. Des factures. Uriel absent, il n’avait pas pu prendre son tour de gestion des frais, et personne n’avait pensé à vérifier. La jeune femme ouvrit la lettre la plus récente.
Madame, Monsieur,
Nous vous informons qu’en l’absence de réception du paiement de votre facture de réalité n°12 474 445 datée du mois de septembre, nous nous verrons dans l’obligation de couper le service au premier octobre.
Veuillez agréer, Madame, Monsieur, l’assurance de nos salutations distinguées.
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