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16-17 – Avant que ne soient la veuve et l’orphelin

Un épisode de l’Inktobre 2020 de Lisa Refur, publié le .

— Et la petite demoiselle, elle prendra quoi ?

Je fixai l’aubergiste, un grand type roux et gras.

La dame, elle prendra une grande bière bien fraiche.

— Une seconde pour moi. Et apportez-nous deux plats de confits de canard.

Celui qui venait de parler se nommait Arjen Rius, mais personne ne l’appelait ainsi. Le grand public le désignait comme « le Juge Gris », ou « la Terreur Grise », selon qu’on le craignait ou non. Pour moi, c’était « maitre », « professeur » ou « prof ». Ou « chef » pour le taquiner, parce qu’il détestait ça.

— Je pensais que tu détestais la bière, me dit-il une fois l’aubergiste parti.

— Moins que sa manière de me parler. Un peu plus et il m’aurait proposé un jus de fruits avec du miel dedans. Beurk. Et comme ça, vous aurez double dose…

— Pas du tout, Chipie. Entrainement surprise : tu devras finir ta chope sans que ni moi ni notre hôte ne remarquions ton dégout. C’est un talent qui te sera très utile dans les affaires.

Ha. Le vieux renard m’avait piégée. Je tentais une autre approche :

— Mais je suis trop jeune pour boire de l’alcool…

— … dis celle qui m’a rebattu les oreilles pendant trois semaines quand elle a fêté son seizième anniversaire. Tu as mon autorisation, d’autant plus que leurs bières sont légères ici.

— Mais on ne devait pas fêter la fin de l’affaire ?

— Si, d’où les confits de canard. C’est ton plat préféré non ? Pour la boisson… les causes et les conséquences, Chipie. Les causes et les conséquences.

— Voici vos commandes, dit l’aubergiste qui revenait chargé d’un plateau. J’ai pris la liberté de donner de la Faro à la petite demoiselle.

Chouette, une grande chope de bière trop sucrée. Et vu le sourire goguenard qui s’étalait sur la face de mon maitre, j’étais bonne pour devoir l’engloutir en entier.

Au fait, « Chipie », c’est moi. Le prof avait commencé à utiliser ce sobriquet en râlant, puis de manière affectueuse, et c’est devenu à peu près la seule façon dont il me désigne.

Arjen Rius est un juge et enquêteur itinérant, l’un des plus connus de cette partie de l’Empire. Contrairement aux autres qui officient en petits groupes, lui a toujours travaillé seul, et a refusé de prendre le moindre apprenti jusqu’à son cinquante-cinquième anniversaire. Il a passé les cinq années suivantes à refuser des hordes de novices qui se pressaient pour le servir, puis m’a choisie comme apprentie.

Je n’ai jamais su exactement ce qui avait motivé son choix. J’ai toujours pensé que le premier critère avait été que je ne cherchais pas à devenir Main de l’Empereur (son titre officiel, dont j’hériterais un jour), contrairement à ceux qui lui grouillaient autour. En réalité, je l’avais rencontré alors qu’il traitait une affaire pour mon père, il y a trois ans maintenant. Un étranger dans notre propriété était chose rare, un étranger cultivé, avec du répondant était exceptionnel. J’avais pressé le pauvre homme de questions, de remarques et de réflexions diverses jusqu’à ce qu’il me trouve mon surnom, puis qu’il me propose d’être son apprentie. Je ne savais pas réellement ce qu’impliquait ce travail, mais partir de ma campagne et parcourir le monde ? J’ai accepté aussitôt.

Mais je m’égare. Nous finissions nos confits lorsqu’un gamin, rendu crasseux et essoufflé par une longue course dans la poussière, s’approcha de notre table.

— J’ai une lettre pour le Juge Gris.

— C’est bien moi, petit.

Il donna quelques piécettes en échange d’une missive cachetée.

« Monseigneur le Juge Gris,

Je suis une riche femme qui implore votre secours : mon mari a été enlevé, et je dois m’occuper seule de mon enfant en bas âge et de mon enfant à venir. Je n’ai aucune solution pour venir en aide à mon cher et tendre que de faire appel aux services de tierces personnes, et donc à vous, le meilleur. Je sais que mon domaine est en dehors de votre zone d’influence habituelle, mais je suis persuadée que vous ne resterez pas insensible et ne me refuserai pas un service sur cette seule raison. J’ose espérer que vous viendrez au secours d’une pauvre femme avant qu’elle ne devienne une veuve éplorée.

Bien à vous,

Emmanuella de Raac »

S’ensuivait une adresse dans les Marches de Cendre, où effectivement le maitre n’allait que rarement.

Ce dernier lut et relut la lettre en marmonnant – il ne savait pas lire en silence – et me la tendit.

— Qu’est-ce que tu en penses ?

Je parcourus le document.

— On reçoit souvent des demandes farfelues, mais celle-ci a l’air correcte. L’écriture est très soignée. C’est bizarre qu’elle précise être riche, non ?

— Les habitants des marches font souvent appel à la justice privée. Je ne dis pas que ça peut être un complément de revenu intéressant, mais…

— Mais ça peut être un complément de revenu intéressant. Compris, chef !

— Le sceau ne me dit absolument rien, mais il est très complexe et…

Je me concentrai. Un léger fourmillement acidulé, verdâtre…

— Il y a une magie d’authenticité là-dedans.

— Exact. Et que peux-tu en déduire ?

Il y avait quelque chose d’anormal dans cette lettre. Je la relus une nouvelle fois. Oui !

— Notre correspondante utilise un sceau à authentification magique, mais ne se présente ni comme noble ni comme magicienne.

— Et donc ?

— Donc c’est louche.

— Merci pour cette remarque de haute précision.

— Les riches peuvent se payer ce genre de magie dans les marches ?

— Je propose qu’on aille le découvrir. Qu’en dis-tu ?

— Est-ce qu’il reste du confit ?

Sa question rhétorique ne méritait pas d’autre réponse.

* * *

Deux jours plus tard, nos dromadaires avançaient sur les sentiers des Marches de Cendre. En quelques heures, le paysage avait changé, de collines verdoyantes et cultivées en un dédale de garrigues rase et desséchée, balafrée par de grandes zones nues. De temps à autre, des rangées de troncs noirs envahis d’herbes folles témoignaient d’anciens incendies.

Au détour d’une colline, une tranchée au fond vitrifié était entourée d’un bosquet de stèles. Mon maitre arrêta les montures, s’approcha des pierres et se recueillit un moment. Je l’imitai, sans trop comprendre.

— C’est l’un des sites de massacre qui a eu lieu pendant la guerre, me dit-il après que nous soyons repartis. Une compagnie entière éliminée par un dragon, d’une seule flambée. La tranchée est la trace de son souffle…

Je me retournai et contemplai la zone. Le sol était creusé sur dix pas, et fondu sur cinquante autres.

— Je n’imaginais pas les dragons aussi puissants.

— Seulement les plus anciens. Il n’en reste plus ici, ils sont sous morts, ou sont partis vers d’autres cieux. Mais d’après les rumeurs, il reste des jeunes. Ne les néglige jamais.

Le soleil déclinait lorsque nous dépassâmes le dernier col avant notre destination. Devant nous se déployait une vaste vallée verdoyante, abreuvée par une puissante rivière qui dévalait les montagnes proches. Accroché sur un piton, dominant tout le paysage, un gros bourg aux toits de tuiles oranges lézardait au soleil et, un peu plus loin, une propriété fortifiée surmontait le tout. Diverses cultures occupaient le fond de la vallée, et nous croisâmes plusieurs bergers sur notre trajet vers le village.

— Monsieur le Juge Gris ?

— Lui-même.

— Soyez le bienvenu, vous et votre compagne. Je suis Klaas, bourgmestre de la ville de Raac, votre contact et guide. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, Madame souhaiterait vous voir dès maintenant. Nous vous avons préparé un logement au bourg.

Le professeur parcourut le décor. Pas de point de passage ou de poste de garde. Des maisons de pierres bien entretenues, des habitants en bonne santé et bien habillés, des volailles… ce village vivait bien, et le soleil laisserait encore une heure de jour. Nous partîmes vers la propriété de Madame de Raac.

Derrière un mur d’enceinte – les villageois pouvaient s’abriter en cas d’attaque, une grande cour et une riche bâtisse appuyées contre une falaise. Le bâtiment ne correspondait à aucune architecture que je connaissais, pas même à celle du village. On aurait dit une riche maison bourgeoise ou un petit château imaginé par quelqu’un qui n’a jamais vu plus luxueux qu’une ferme fortifiée. Néanmoins l’ensemble dégageait une impression de calme, de paix, de confort, ainsi qu’un curieux sentiment de puissance. Le bourgmestre nous annonça, après quoi il s’en fut – nous le rejoindrions en ville.

Nous pénétrâmes dans une longue et haute pièce. La décoration, sobre, ne laissait pourtant aucun doute sur la richesse des propriétaires. Assise dans un profond fauteuil devant une immense cheminée, notre commanditaire nous fit signe d’avancer. Un peu à sa droite, assis sur un riche tapis, un enfant jouait avec des cubes de bois colorés.

Madame de Raac était une femme de grande taille, à la musculature puissante qui laissait entendre qu’elle était parfaitement capable de se défendre, d’envoyer valser les importuns, ou de donner le coup de main aux travaux si nécessaire. Elle dégageait aussi un charme indéniable, avec son visage charmant, sa grâce et sa souplesse dans ses mouvements. Je ne pus m’empêcher de ressentir une pointe de jalousie : que n’aurais-je pas donné pour avoir le quart de sa prestance ? Ah, et elle était enceinte jusqu’au cou.

— Monsieur Arjen Rius, mademoiselle, je suis ravie de vous recevoir.

Ça, c’était original : presque aucun client ne connaissait le vrai nom du prof. Mon anonymat, lui, était hélas habituel, mais c’est le lot des apprenties.

Il y eut l’échange standard des politesses, je fis une révérence, et madame de Raac nous exposa les motifs de son appel, les détails, les conditions et tout ce qui est nécessaire au prof pour faire son boulot.

Là c’est le moment où normalement je vous explique que j’ai tout bien écouté et vous fait le résumé, mais pas cette fois. Parce que lorsque nous repartîmes, je m’aperçus que je n’avais retenu aucun détail de la conversation, si ce n’est qu’on devait retrouver qui avait réellement enlevé son mari – elle avait quelques pistes – et si possible le libérer. Je réfléchis à ce qui venait se passer.

J’avais passé une bonne moitié de l’entretien à jalouser cette femme, à observer ses manières pour pouvoir les copier, à la contempler, à me demander comment elle pouvait entretenir de si beaux cheveux noirs et les coiffer d’une manière si complexe tout en gérant un domaine et en étant proche du terme. Et j’avais passé l’autre moitié de l’entretien à me demander ce qui clochait ici. Parce que je le savais au fond de moi, quelque chose n’était pas tout à fait naturel dans cette propriété. Il y avait quelque chose dans l’air, une odeur piquante, vaguement irritante, un peu comme un feu de résineux, mais en plus jaune et citronné. Un léger quelque chose qui fourmillait sous ma peau, le même genre d’impression quand on sait qu’on a oublié quelque chose en partant sans savoir quoi.

Le prof me passa la main devant le visage. Nous étions devant la porte principale ; en face, le soleil atteignait les premiers sommets.

— Oh ! Chipie ! Tu es réveillée ? On va faire un petit détour avant de rentrer.

— Oui, oui, pardon…

— Je ne te paie pas à rêvasser. Suis-moi.

— Parce que je suis payée maintenant ? Première nouvelle.

Il sourit et m’ébouriffa.

— Revoilà la Chipie que je connais. En selle, on y va.

Le détour ne fut pas très long : nous nous contentâmes de contourner la propriété. Il accrocha des pièces de tissus bien en vue, mais refusa de m’expliquer la raison de son geste.

Les villageois nous avaient préparé un accueil comme je n’en avais jamais connu en trois ans de vadrouille avec le prof. Le patelin était trop petit et la vallée trop peu passante pour que l’auberge ait de quoi nous faire dormir confortablement, alors ils nous avaient prêté une petite maison au fond d’une ruelle. Quelqu’un était censé venir nous apporter à manger et vérifier que tous nos besoins étaient couverts, mais en réalité c’est l’intégralité du village qui passa nous voir, chacun avec un prétexte plus ou moins crédible. Des étrangers, c’était une distraction qui ne se refusait pas – nous fîmes même rentrer les enfants qui guettaient aux fenêtres.

Mon maitre était aux anges : il pouvait récolter toutes les informations dont il rêvait sur notre commanditaire. Les villageois étaient principalement des serfs et des métayers, tous étaient satisfaits de travailler pour monsieur et madame de Raac. Il semblait d’ailleurs qu’ils étaient les seules personnes du voisinage à bénéficier de ces prédicats, tous les autres s’appelant par leurs prénoms. Toutes les informations concordaient : ce village était un havre de paix et de richesse dans une région pauvre, qui se rétablissait à peine de guerres sanglantes, et qui subissait les pillages réguliers des barbares.

* * *

— Debout, Chipie ! Fini de feignanter, on a de la route devant nous !

— Mais il est beaucoup trop tôt, le soleil se lève à peine !

Il rit.

— Même si je te réveillais à midi, tu te plaindrais qu’il est trop tôt. Allez, prépare-toi, on a du boulot.

— Tu crois qu’on peut se faire payer avec des lits comme celui-ci ? Il est super confortable…

Je râlais, mais moins d’une demi-heure plus tard, je montai sur mon dromadaire, une tartine à la main, prête à partir pour… pour où au fait ?

— Sur la montagne, là, répondit le prof à ma question.

Il désigna un sommet en face du bourg.

— Hein ? En quoi ça va nous aider pour notre enquête ?

— Toi, tu n’as rien écouté hier soir, pas vrai ?

Je ne dis rien et rentrai la tête dans les épaules. S’il était généralement gentil avec moi, mon maitre pouvait se mettre dans des colères homériques.

— Tu as même oublié que j’ai expliqué à madame Emmanuella de Raac que nous aurions besoin d’un délai de réflexion avant d’accepter sa proposition.

Je tentai de disparaitre ou au moins de devenir invisible, sans succès.

— Réponds-moi.

Je hochai la tête.

— D’accord. Ça confirme ce que je pensais.

Là je ne comprenais plus. Négliger les négociations préliminaires, le contrat avec le client, c’était l’une des pires erreurs que je pouvais faire dans ce métier. Pourquoi est-ce qu’il ne m’incendiait pas ?

— Chipie, j’ai besoin que tu me racontes ce qui s’est passé hier. Tout ce que tu as vu, ce que tu as retenu, ce que tu as pensé. Tout. Et n’essaie pas de m’entourlouper, je le saurai.

Il faisait souvent ça. C’était un moyen de maintenir mon attention et de la travailler. Ça m’apprenait à déterminer quels étaient les détails importants dans une négociation. Je soupçonnais aussi que c’était un entrainement au mensonge, et j’essayai systématiquement d’en placer un ou deux, qu’il détectait toujours. Mais je sentis que cette fois, ça n’était pas qu’un exercice, il y avait quelque chose d’autre derrière sa demande. Je déballais tout, sans essayer d’embellir la réalité.

Lorsque j’eus fini, il me sourit et me remercia.

Je connaissais ce sourire. Il proclamait « Moi, je sais quelque chose et pas toi, parce que tu n’es qu’une apprentie qui ne connait rien ». Je détestais ce sourire.

— Tu sais un truc et tu me fais tourner en bourrique.

Il leva les yeux au ciel.

— Pas tout à fait. J’ai une théorie, et ton récit vient de la renforcer. On va faire une petite expérience qui devrait me permettre de trancher. Néanmoins…

Il me dévisagea.

— Néanmoins, continua-t-il, si ma théorie est bonne – et je suis confiant – la plupart des gens n’auraient rien remarqué. Toi, tu as pris conscience qu’il y avait quelque chose d’inhabituel chez madame de Raac, et tu as été capable de le verbaliser. Avec précision.

Son sourire se modifia, c’était le modèle « Je suis fier de toi », plus rare que le précédent.

— C’est dans ces moments-là que je me rappelle pourquoi je t’ai choisie comme apprentie, Chipie.

J’aimais bien ce sourire.

Nous arrivâmes bientôt au sommet. De là, nous avions une superbe vue sur toute la vallée de Raac – c’était le nom que lui donnaient les habitants du cru.

— Et maintenant ? demandais-je.

— D’abord, on se repose un peu et on grignote un coup. Rien ne presse.

Une excellente idée. Nous découpâmes quelques rondelles de saucisson.

— Peux-tu me décrire ce que tu vois ? me dit tout à coup le prof alors que je picorais.

C’était un de ses exercices favoris. L’observation était primordiale dans notre métier.

Je décris donc le paysage du mieux que je pus. J’essayai de repérer les points d’intérêt, ce qui sortait de l’ordinaire, ce qui caractérisait les lieux. La vallée donc, sa puissante rivière, les marques de crues qu’elle laissait, les champs et vergers à ses bords, la végétation plus sèche des hauts, les nombreuses cabanes de bergers, les routes principales, le village, et au-dessus…

Je n’arrivais pas à retrouver la propriété des de Raac. Elle aurait dû se trouver le long de la petite falaise qu’il y avait là, mais impossible d’en voir les bâtiments. Était-ce possible qu’elle fût cachée par un repli de terrain ? Non, ça n’était pas logique. D’autant que je me rappelais avoir vu le sommet sur lequel nous étions depuis cette même propriété, la veille au soir. Je fis part de ma réflexion à mon maitre.

Pour toute réponse, il sortit sa longue-vue de son sac.

— Tu te rappelles ce que je t’ai dit à propos de cet instrument ?

— Il permet d’observer les détails en prenant du recul.

— Exact. Et ?

Il y avait un « et » ? Oui ! Ce fut un déclic, un lien qui devint évident avec les évènements de la veille.

— Et la magie a une portée limitée, prendre du recul permet d’avoir un regard neuf.

— Excellent. Dis-moi ce que tu vois à travers cette lunette.

Je m’exécutai. Je repérais assez facilement le village, et essayai de retrouver la propriété de notre commanditaire, mais je fis chou blanc.

— Je la récupère le temps de vérifier quelque chose, dit le professeur.

Il n’eut besoin que d’une dizaine de secondes et me redonna l’instrument.

— Au-dessus du clocher, un peu à droite, dit-il.

— On dirait… un tissu rouge ?

— Oui. Décale vers la gauche en suivant la falaise…

— Il n’y a rien… si, on dirait l’entrée d’une grotte, et un tissu bleu. Je ne comprends pas, ce sont les tissus qu’on a installés hier soir ?

— Oui.

— Mais il devrait y avoir le domaine entre les deux.

— Et pourtant il y a…

— Une grotte ?

— Oui.

— Que peux-tu en déduire ?

Une idée me tricotait le cortex, mais elle était trop énorme, avait trop d’implications pour qu’elle soit vraie. Je la rangeai dans un coin.

— Le domaine n’est qu’une grotte, en réalité.

— Continue.

— Donc on était sous l’emprise d’un sortilège d’illusion.

— Oui.

— Comme on est loin, le sortilège ne fonctionne plus et on voit ce qu’il y a vraiment.

— Exact. Et ?

— Et… la personne qui nous a embauchés maitrise une magie très puissante.

— Mais vit dans une grotte ?

— C’est bizarre. Mais ça expliquerait mes sensations d’hier soir.

— Tout à fait. Quoi d’autre ?

— Quelqu’un qui vit dans les marches de l’empire, qui fait appel à nous, qui vit dans une grotte et qui fait croire à ses visiteurs qu’il a un château… Non, quelque chose qui fait croire qu’il est humain. Madame de Raac n’est pas humaine.

— Tu es sur la bonne voie. Pense aux villageois.

— Ils sont tous très contents de travailler pour cette chose. Une illusion aussi ?

— Probablement pas, ça serait trop épuisant à maintenir en permanence.

— Le village est riche et bien protégé malgré les dangers de la région.

— Oui.

— Donc on a quelque chose de riche, puissant et qui maitrise l’illusion, mais qui vit dans… merde !

La vérité était tellement évidente, tellement énorme que j’avais refusé de la voir jusque là.

— Madame de Raac est une dragonne ?

— Voilà ! Ça, c’est ma Chipie !

— Mais pourquoi elle nous a appelés ? Pourquoi nous ?

— Exactement pour ce qu’elle a indiqué dans sa lettre : son mari, tout dragon qu’il est, a été enlevé, et comme elle est occupée avec son petit et son œuf, elle ne peut pas aller le libérer elle-même.

— Mais qui ferait ça ?

— Tous les seigneurs puissants du coin ?

Travailler pour une dragonne, dans une région ravagée par les guerres draconiques – des guerres assez récentes pour que tous les anciens les aient vécues. Nous représentions la justice, la voix de l’Empereur, n’étions-nous pas censés combattre les dragons ?

— Maintenant que tu es au courant de la vérité, et que j’ai eu la confirmation d’à qui nous avons à faire, nous avons un choix à faire.

— Un choix ?

— Oui. Décider que ça n’est que des dragons et les abandonner à leur sort. Ou accepter la mission et la mener à bien avant que ne soient la veuve et l’orphelin. Qu’en penses-tu, Chipie ?

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