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18 – L’ami imaginaire

Un épisode de l’Inktobre 2020 de Lisa Refur, publié le .

Léa se saisit de Gator, son alligator en peluche, cria qu’elle sortait et s’en fut dans le jardin sans laisser à quiconque le temps d’acquiescer ou de protester.

À quatre ans, ma fille avait développé une passion étrange pour les crocodiliens. Elle en avait maintenant cinq et était capable d’expliquer à n’importe quel adulte la différence entre un alligator, un gavial, un caïman et tous les autres représentants de cet ordre, et ne s’en privait pas. Je n’ai jamais su d’où venait cette passion étrange. Peut-être de la ferme aux crocodiles à côté de la maison, et dont nous pouvions entrapercevoir les pensionnaires à travers les grillages  ?

Je jetai un œil par la fenêtre : Léa s’était assise dans la pelouse, en face de Gator, et était présentement occupée à je ne sais trop quoi, mais qui la passionnait. Je retournai vaquer à mes occupations.

— Tu t’es bien amusée  ? Lui demandais-je quand elle revint, plus tard dans l’après-midi.

— Oui. On a fait un grand gouter avec Gator et Odile, c’était très chouette.

— Odile ?

— Mon amie Odile, tu sais bien !

— Non, justement.

— Mais si, Odile la Crocodile !

— Ha, une amie imaginaire ?

— Non, elle est vraie ! Elle a des grands yeux verts, des écailles brillantes et des grandes dents pointues. Comme ça.

Elle mima des dents avec ses doigts.

— Grraa !

Je ris.

— D’accord, d’accord, tu nous la présenteras à l’occasion ?

— Je lui demanderai si elle est d’accord.

— Bien sûr.

* * *

— Je trouve qu’elle passe beaucoup de temps à jouer avec son amie imaginaire.

— C’est normal à son âge, me dit ma femme. Elle est heureuse et épanouie, c’est ce qui compte, non ?

— Je préfèrerais qu’elle joue avec de vraies gens, plutôt qu’un alligator en peluche et un crocodile virtuel.

— Ça… habiter au fin fond d’un marais en pleine cambrousse, ça n’aide pas.

— Je n’ai pas choisi l’emplacement du site de lancement, et encore moins ce logement de fonction.

— Je sais, chéri.

— Ça fait longtemps qu’elle est dehors non ?

— Environ deux heures non ?

Je regardai l’horloge.

— Plutôt trois. Où est-elle ?

Je regardai par la fenêtre. Léa revenait du fond du jardin en trainant Gator par une patte. Les deux étaient couverts de boue. J’allai à son encontre.

— Qu’est-ce que tu as fait pour te salir comme ça ?

— On a joué à la bataille avec Gator et Odile, c’était trop bien  !

— … en tous cas, fillette, tu as gagné un bon bain. Et Gator un tour dans la machine.

— Non, pas la machine ! La boue, c’est bon pour ses écailles.

— J’ai bien peur que Gator n’ait pas le choix. Allez, à la salle de bains !

* * *

— Qu’est-ce qu’elle fait ? Je ne la vois plus ?

— Bah, répondis-je à ma femme, elle doit être encore en train de jouer avec Gator et Odile. J’espère que ça n’est pas encore à la bagarre, ou à la mare de boue, ou à ce genre d’activité : j’ai l’impression que sa peluche passe plus de temps dans le lave-linge qu’avec elle en ce moment…

— Ça m’inquiète, normalement elle est revenue à cette heure-ci. Je vais voir ce qu’elle fait.

Le gravier de l’allée crissa sous les pneus d’une voiture. Une portière claqua, et j’entendis des voix et des pleurs que j’identifiai comme ceux de Léa. On sonna à la porte.

C’était bien ma fille, couverte de boue, en larmes, qui serrait Gator contre elle. Elle était accompagnée par deux messieurs en uniforme vert.

Léa m’aperçut et se jeta contre moi – tant pis pour l’état de mon pantalon.

— Papaaaaa ! Les monsieurs ils sont méchants ! Ils ne veulent pas que je joue avec Odile !

— Allons, allons, on va régler ça. Messieurs ?

— Monsieur Lepuits ?

— Lui-même.

— Je suis Gérard Manbulle, votre voisin, puisque je suis responsable de la ferme des crocodiles.

Il pointa les bâtiments du doigts et continua.

— Je pense qu’il faut que nous inspections notre clôture commune, elle doit être trouée.

— Bien sûr, mais qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Nous avons trouvé la petite en train de jouer avec l’un de nos pensionnaires. Elle l’appelait Odile.

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