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02 – La pesée de l’âme

Un épisode de « Seuils », l’Inktober 2021 de Lisa Refur, publié le .

Une flamme, minuscule, pour toute source de lumière au bout du long couloir sombre. L’air, extrêmement sec, sentait la poussière, le sable et la fumée – Venceslas étouffa une toux soudaine. Avant qu’il n’ait pu esquisser la moindre question, le félin lui intima le silence. Puis, il s’étira en hauteur, pour se transformer en une petite femme à la tunique serrée et blanche, dont la tête était toujours celle d’une chatte orientale grise.

Le jeune homme ne put retenir une exclamation :

— Bastet ?

Pour toute réponse, elle lui posa un doigt sur les lèvres et lui fit signe de le suivre.

Ils progressèrent lentement dans le long couloir sombre, le bruit de leurs pas étouffé par l’épaisse couche de poussière et de sable qui jonchait le sol. Enfin, ils arrivèrent dans une grande salle dont le plafond disparaissait dans l’obscurité. Une unique lampe à huile à la flamme filante était posée au pied d’une immense balance trébuchet ; c’était la lueur qui les avait guidés jusque là, et elle laissait à peine entrevoir la riche décoration colorée de la pièce.

Devant l’instrument, dos à eux, se tenait une jeune femme vêtue seulement d’un pagne et d’une cascade de cheveux noirs et bouclés. De taille moyenne et de silhouette banale, son teint bistre aurait pu passer inaperçu dans la plupart des pays du monde. Mais ces détails, Venceslas ne les remarqua que plus tard, car à son entrée dans la salle, il se figea en découvrant que cette fille avait un trou béant à la place du cœur.

L’organe en question reposait sur l’un des plateaux de la balance. Sur le second, une simple plume.

Un grand chacal noir à l’air contrarié donnait des petits coups de patte à l’objet, qui oscillait avant de retrouver son point d’équilibre, sans pencher d’un côté ou de l’autre.

Le jeune homme mit de longs moments à prendre conscience que le muret, au-delà de la balance, n’en était pas un. C’était comme un immense bureau de pierre, massif, intégralement gravé de hiéroglyphes, dans l’ombre duquel se dressaient dix silhouettes.

Les deux nouveaux arrivants se glissèrent dans un coin de la pièce. Personne ne sembla les remarquer.

— Je ne comprends pas, gronda finalement le chacal d’un timbre baryton. Ça n’est pas censé se produire, et pourtant…

— Pourtant le cœur et la plume sont à l’équilibre, répliqua une voix féminine dans l’ombre.

— Cela arrive, à l’occasion, dit un troisième.

— Une fois tous les mille ans, à peu près, dit quelqu’un à la voix nasillarde.

— Si ma mémoire est bonne, la dernière fois, c’était il y a mille ans, fit une voix rauque.

— Devrions-nous vérifier la procédure ? demanda le chacal.

Le bruit de pages que l’on tourne résonna dans le silence.

Soudain, la jeune fille en pagne posa sa main sur l’ancien emplacement de son cœur et prit la parole.

— Je ne comprends pas, déclama-t-elle d’une voix qui trahissait son âge. Moi, Isis, jure devant vous que de toute ma vie, je n’ai pas commis l’iniquité, je n’ai pas brigandé, je n’ai pas été cupide, je n’ai pas dérobé, je n’ai tué personne…

— Ça va, ça va, grogna le chacal. Nous savons tout cela. Et nous avons déjà entendu la litanie de tes quarante-deux innocences, merci.

— Alors, que se passe-t-il ?

— L’équilibre. Voilà ce qu’il se passe. Nous ne pouvons pas décider que faire de ton âme, puisqu’elle n’est ni plus légère, ni plus lourde que la plume.

Une voix puissante résonna dans les ténèbres.

— Le cas d’Équilibre est un signe cosmique. L’âme concernée doit être éprouvée. Une quête doit être réalisée, qui permettra aux Dieux et à toute chose de déterminer le devenir de ladite âme. Le Livre a parlé.

Bastet se saisit du bras de Venceslas ; ils avancèrent dans le cercle de lumière.

— J’ai le garçon, dit-elle à l’auditoire. Isis va l’accompagner dans son voyage – celui que j’avais mentionné, et ce sera la quête. Isis, voici Venceslas. Venceslas, voici Isis. Anu, s’il te plait, rend son cœur à la petite, elle n’est pas présentable ainsi.

Alors que le dieu-chacal procédait, le jeune homme tira la déesse-chatte un peu à l’écart.

— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?

— Surveille ton langage, jeune homme. Tu vas entreprendre un voyage avec Isis – la jeune femme, pas la déesse – ici présente. Ensemble, vous franchirez les seuils. Ensemble, vous découvrirez… oh, beaucoup de choses, bien plus que tu ne peux en imaginer. Ensemble, vous progresserez dans la vie. Te souviens-tu de ce que je t’ai dit, dans ta chambre, sur le voyage à la fin de la jeunesse et les personnes qui en sont privées ?

— Heu… oui ?

— Isis est de celles-ci. Ça n’est pas seulement une quête que je lui offre, mais aussi un excédent. Ce qui n’aurait pas dû être, mais pourtant qui sera. Tâche te t’en rappeler, jeune homme ; garde ce poids sur tes épaules. C’est là la première épreuve, que tu le veuilles ou non.

Venceslas croisa les bras.

— Vous m’imposez beaucoup sans jamais me demander mon avis. Ça ne devrait pas se passer comme ça.

— Ah non ?

— Non, ça n’est pas juste.

— Il n’y a pas de justice en ce monde, jeune homme. Seulement ça.

Bastet désigna la grande balance derrière elle, d’un signe de la main. Anubis effaçait les dernières cicatrices de son opération.

— Donc, je dois faire un voyage, uniquement vous me l’avez demandé ?

— Exactement.

— Et je dois me trimbaler cette nana ?

Bastet se raidit.

— Quel est le problème ?

Le jeune homme se pencha vers la déesse-chatte et murmura :

— Mais c’est une fille ! Elle va m’encombrer et… elle… elle est étr… non ; elle n’est pas comme…

La déesse ferma les yeux un bref instant puis posa sa main droite sur le visage de Venceslas, et son index gauche sur ses lèvres. Ses longs doigts, chauds et secs, caressèrent sa joue tandis qu’elle se pencha à son oreille pour lui murmurer :

— Tu as beaucoup à apprendre, jeune homme. Ton ignorance est plus grande que je le craignais. Sache qu’Isis est une fille très recommandable. Rares sont les êtres au cœur assez léger pour faire douter la balance.

Son index se mua en une griffe, qui égratigna la mâchoire de Venceslas.

— Tâche de la traiter comme elle le mérite, jeune homme. Tu n’as pas idée de la chance que tu as de l’avoir à tes côtés. Tu as tout à apprendre, et malgré tout tu as tant à lui enseigner. Tu pendras soin d’elle, jeune homme, mieux tu as pris soin de quiconque jusqu’ici.

Elle lui tenait le menton maintenant.

— Ceci, jeune homme, est une demande personnelle. Non, une exigence personnelle. Pose un seul doigt sur ma protégée, conduis-toi mal un instant avec elle – un seul, un minuscule instant, et tu découvriras ce qu’est la colère des Dieux. Je t’en fais le serment. Suis-je claire ?

Elle lâcha Venceslas, qui recula d’un bond contre le mur et acquiesça d’un hochement de tête.

Bastet revint dans le cercle de lumière et frappa dans ses mains, deux fois. Les claquements résonnèrent dans l’immensité sombre.

— Les enfants, suivez-moi.

Ils furent emmenés par un autre couloir dans une petite salle, à peine un renfoncement ; là on leur passa des habits de désert et leur fournit du pain et une outre de peau.

Enfin, ils sortirent.

Quelques rochers épars émergeaient d’une mer de sable surchauffée par un soleil de plomb. L’astre commençait à décliner dans sa course. Derrière eux, Bastet prit la parole.

— Voici le début de votre voyage, dit-elle en désignant le désert. Je ne vous accompagne pas, car tel n’est pas mon rôle. C’est à vous d’aller, et de franchir les seuils. Seuls.

Elle recula jusque dans l’encadrement de la porte d’où ils venaient. L’endroit avait l’apparence d’un mastaba, perdue au milieu de nulle part, dans le désert. Aucune autre construction en vue ; pas la moindre trace d’oasis. Eux – deux enfants – et l’immensité du désert.

— Vous devriez aller vers le ponant, continua la déesse. Suivez Atoum, le Soleil Couchant. Vous arriverez au crépuscule.

— Où est-ce que nous arriverons ? demanda Isis.

Mais Bastet avait déjà refermé la porte, et le mastaba s’effaçait lentement dans le sable.

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