« Je suis con ! », se morigéna Venceslas. « C’est pas possible d’être aussi con ! J’avais tous les indices sous la main, et pourtant j’ai pas compris ! ». Puis d’un coup, la vérité lui apparut, claire comme le jour. Il avait toujours su qu’Isis était déjà morte quand il l’avait rencontrée dans ce mastaba. L’évidence visuelle, pour commencer, de la personne dont le cœur est à plusieurs mètres de la poitrine. Le trou béant dans celle-ci. Les phrases de Bastet sur cette fille qui n’aurait jamais le temps d’effectuer le voyage. Il savait, et n’avait jamais voulu admettre l’horrible vérité.
Bastet ! Son exigence de bonne conduite ! Voilà que sa protégée pleurait, par sa faute… est-ce que ça rentrait dans les mauvais agissements dont parlait la déesse ? Risquait-il de terribles représailles ? Le jeune homme n’avait pas envie de le découvrir, il fallait rétablir la situation. Mais comment ?
Venceslas réfléchit, longtemps.
La réalité du décès d’Isis, ses sanglots, la menace d’une sanction divine, tout ça tournait encore et encore dans sa tête, l’empêchant de se concentrer.
Mais au fond de lui, il connaissait la solution, ou au moins le premier pas pour y parvenir. Renouer le dialogue. Et pour ça…
Il inspira profondément et se lança :
— Isis ? Je te présente mes excuses.
Voilà, le plus difficile était fait.
— Le repas est servi !
Qui avait dit ça ? Le jeune homme parcourut la pièce du regard, mais il n’y avait personne. La porte s’était ouverte toute seule. Un nouveau mystère ?
Sa compagne, étonnée, avait relevé la tête et séchait ses larmes. Elle qui paraissait si forte depuis leur rencontre, lui semblait maintenant très fragile. C’était bien la même Isis qui avait mené la marche dans le désert ? Qui l’avait engueulée sans lui laisser placer un mot moins d’une demi-heure avant ?
Il se leva, leur hôte les attendait.
— On y va ?
La jeune femme se redressa sans rien dire.
Le couloir était conforme à son imagination : large, lambrissé jusqu’à deux mètres de haut, après quoi les murs s’élevaient en se rejoignant dans des séries de voutes en ogive. Un épais tapis rouge recouvrait le parquet, et des tentures semblables à l’endroit d’où ils venaient protégeaient les parois.
Le fait qu’ils n’aient qu’une chambre pour deux, bien qu’immense, était une nouvelle pièce dans le puzzle du mystère de cet endroit : le couloir, très long, comprenait plusieurs autres portes qui laissaient deviner presque autant de chambres à disposition.
— Suivez le couloir et descendez l’escalier, dit la voix désincarnée.
Ils obéirent. L’escalier en question, double, séparait deux ailes d’apparence identiques, et donnait sur un vaste hall. Son aspect massif, la texture de la pierre brute et grise, ses décorations simples, tout en lui dégageait un sentiment de puissance, une entrée qui sert à impressionner l’arrivant.
— Prenez la porte à main droite. Je vous attends.
Derrière le seuil, il n’y avait pas la grande salle de réception qu’ils avaient supposée.
Derrière le seuil, une longue corniche de deux mètres de large, sans rambarde, dont les extrémités se perdaient dans le brouillard. Un plafond de nuages très bas leur laissait deviner les ouvertures des baies vitrées dans le mur, quatre mètres au-dessus de leurs têtes. Mais surtout, en face d’eux, un à-pic d’une vingtaine de mètres, parfaitement vertical, plongeait directement dans un océan d’un gris de plomb. De puissantes vagues venaient s’écraser contre la paroi, dont les sourdes vibrations se ressentaient jusque là où se tenaient les deux jeunes gens. Les embruns emplissaient l’air frais d’odeurs maritimes. Un goéland passa en raillant.
À leur droite, une longue table en bois massif occupait toute la largeur de la corniche. À leur extrémité, on avait disposé une nappe, deux couverts et deux hautes chaises de chêne, avec une assise et un dossier de velours pourpre. De l’autre côté, inaccessible, il y avait leur hôte.
Ça n’était pas une forme humanoïde noire, mais bien plus que ça. C’était un trou dans la trame de la réalité – de cette réalité –, une non-existence. Ça n’était pas noir, c’était l’absence totale et absolue de lumière et de toute chose, le néant fait corps. Venceslas sentait qu’il y avait quelque chose d’intrinsèquement dangereux dans cet être. Plus qu’une simple méfiance, il savait confusément que, pour une raison mystérieuse, la disposition de la table et l’éloignement de leur hôte visaient entre autres à les protéger.
— N’ayez pas peur ! Il n’y a aucun risque ! Asseyez-vous, on va vous servir de quoi vous sustenter !
La voix était chantante, d’un alto qui aurait pu convenir à une femme comme à un homme. Elle avait néanmoins une sonorité étrange, comme si des cliquetis parasites s’y surimprimaient.
Les jeunes gens se regardèrent, et obéirent, se serrant à droite de la table, contre la muraille. Les chaises, à l’usage, tenaient plus du trône, et malgré le rembourrage transmettaient trop bien les coups de boutoir de la mer démontée, trop de mètres en dessous.
Un grand plat de viande d’agneau émincée et grillée, avec des accompagnements de légumes, de blé concassé, ses sauces et ses petits pains. L’odeur était succulente.
— J’ai pensé que ceci pourrait vous plaire, reprit la voix. Si cela ne vous convient pas, je peux vous faire préparer autre chose. Mangez, nous discuterons après !
Affamés, satisfaits de ce choix, Isis et Venceslas se jetèrent sur le repas. Pendant de longues minutes, il n’y eut plus que le sifflement du vent, le grondement des déferlantes en contrebat, et des bruits de mastication.
— Alors, demanda la voix quand ils eurent fini. Que pensez-vous de mon petit domaine ? Sympathique, non ? J’aime beaucoup cette salle à manger. Très vivifiante.
Les deux jeunes gens se regardèrent, interdits. Cette… chose était-elle sincère ? Était-ce de la moquerie ? Venceslas choisit l’esquive.
— Vous connaissez nos noms et apparemment tout de nous. Mais vous, quel est votre nom ?
— Une question bien pertinente, bien que la réponse n’ait que peu d’importance en réalité. Vous pouvez m’appeler Mavri Trypa, si vous tenez à m’accoler une étiquette.
— Monsieur Trypa… commença Isis.
— Mavri Trypa, en entier et sans prédicat, s’il vous plait.
— Pourquoi est-ce que vous nous avez fait venir ici ?
— Je n’y suis pour rien, jeune dame. Le seul responsable de votre présence en ces lieux est Venceslas.
— Moi ?
— Lui ?
— Oui, mon jeune ami. N’avez-vous pas traversé la muraille de la forteresse des chimères, entrainant votre compagne avec vous ?
— Heu… si ?
— Eh bien, voilà. Derrière cette muraille se trouve mon domaine. Voici une réponse simple à votre question.
Ils regardèrent la paroi. Le vent frais, les embruns, l’humidité qui s’engouffrait partout… comment cet endroit pouvait être derrière les murs d’une citadelle perdue dans le désert ? Le seul point commun, c’était la présence de l’océan à proximité.
— Avez-vous apprécié les commodités que j’ai fait mettre à votre disposition ? Tout s’est bien passé ?
— Heu… oui, répondit Isis.
— Votre intonation laisse entendre un « mais » muet, ma chère. N’ayez pas peur, continuez, je ne vais pas vous dévorer.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé avec l’eau ? Pendant un moment, dans le bain, je me suis sentie… mâle ?
— Ah, cette eau a des propriétés spéciales. Elle permet à qui s’y baigne de découvrir ce qui aurait pu être, si certaines choses qui dépendent de peu avaient été très légèrement différentes.
Il y eut un silence.
— Vous pouvez aussi comprendre ça comme l’expression d’une identité alternative, parmi tant d’autres. Les mécanismes de la manifestation sont un peu complexes, mais les résultats sont intéressants à observer, n’est-ce pas ?
Toujours ce cliquetis étrange dans la voix de Mavri Trypa, et un nouveau silence. L’entité reprit la parole :
— Et vous, Venceslas, qu’avez-vous observé de beau ?
— Il n’y avait aucun changement ! Se précipita de répondre le concerné. Absolument aucun !
— Intéressant.
Indiscutablement, la chose souriait, un concept singulier pour qui n’a aucun trait perceptible.
— Savez-vous, reprit-elle, que parfois la forme de la réplique en apprend plus que son contenu ?
Il ne répondit rien.
— Bref. J’ai remarqué que vous aviez tous les deux oublié quelque chose dans vos anciens habits, j’ai pris la liberté de vous faire rendre ces objets.
Un petit paquet enveloppé de tissu ocre apparut devant chacun d’eux.
Celui de Venceslas contenait une statuette de stéatite dépeignant un chat allongé en sphinx. Il n’avait aucun doute que la figurine représentait Bastet, mais ne se rappelait pas l’avoir jamais vu. Un cadeau de la déesse, dans ses vêtements de désert ? Dans quel but : l’aide ou la surveillance ? Ou les deux ?
Il ne put qu’apercevoir l’anneau que contenait le paquet d’Isis, car dès qu’elle l’aperçut, elle l’empoigna. Son visage, détendu depuis le repas, se referma brusquement. Elle fit un grand mouvement rageur en direction de l’océan, comme si elle voulait y lancer le bijou, mais n’ouvrit pas le poing. Elle le conserva très serré plusieurs secondes, au point que ses jointures blanchirent, puis le glissa dans une poche de son pantalon.
— Parfait, reprit Mavri Trypa. À présent, les choses sont telles qu’elles devraient être, et nous pouvons continuer à discuter.
Le temps empirait. Les bords de la silhouette de leur hôte se déformaient au gré des rafales et des embruns, le sifflement du vent les obligeait à élever la voix, et le grondement des vagues de plus en plus hautes qui s’écrasaient en contrebas était maintenant assez puissant pour faire vibrer les couverts en de petits cliquetis. De toute évidence, ça n’était pas le lieu et le moment de discuter, mais l’entité ne semblait pas s’en rendre compte.
— J’ai cru comprendre que vous étiez en voyage – d’aucuns parleraient aussi de « quête » – et que vous étiez un peu égarés. Je me propose de vous aider.
— Mais nous ne savons même pas qui vous êtes ?
— Il est vrai que cette question avait été éludée. Je suis Mavri Trypa. Je suis ce qui est là où est ce qui n’est pas. Je suis ce qui connait les sagesses perdues. Je suis hors du temps, hors de l’espace, et pourtant partout et toujours à la fois. Voilà ce que je suis.
— Vous êtes… une sorte de dieu ? demanda Isis.
L’entité rit.
— Non, ma chère. Je ne suis pas un dieu. Je ne suis pas l’une de ces petites choses fragiles. Mon être est bien plus réel et primordial que ça.
— Et comment pourriez-vous nous aider ? s’enquit Venceslas.
— Oh, par toutes sortes de moyens. En répondant à certaines de vos questions, par exemple. Je vous en propose une : avez-vous seulement un but ? Savez-vous où vous allez, et pourquoi ?
Les jeunes gens se regardèrent. Ils n’avaient pas encore eu le temps d’y réfléchir, mais leur hôte avait raison : ils erraient sans but. Les dieux avaient ordonné un voyage. Ils n’avaient jamais donné de destination.
— Vous ne savez pas, reprit l’entité, parce que c’est une question sans réponse. L’arrivée n’a aucune forme d’importance. Tout ce qui compte est le trajet. Les seuils que vous franchirez. Mais l’humain est conçu d’une façon étrange, et il vous faudra peut-être découvrir vos propres motivations pour trouver la force d’avancer. Elle peut…
Le cri terrifié d’un goéland les interrompit. Isis tourna la tête et s’écria :
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Ça, c’était un mur d’eau dans l’océan déchainé, une vague immense, bien plus haute que la corniche où ils étaient, et qui filait vers eux si vite qu’ils n’auraient jamais le temps de se mettre à l’abri.
comments powered by Disqus