— C’est curieux, dit Barnabé en consultant son appareil. Ceci est notre cible principale, on a une cible de même importance dans le village. Mais aussi une cible mineure en pleine forêt, sur le versant d’en face.
— Quelle heure est-il ?
— Quinze heure seize, heure locale.
— Pas assez pour aller jusqu’au village, mais ça me laisse le temps d’aller voir cette cible mineure. Tu m’attends la ?
— D’accord.
Barnabé hésita ; les arbres perçaient, alors quitte à être mouillé, autant observer les environs. Il s’assit aussi confortablement qu’il put sur le rocher détrempé, et patienta. La pluie se calma, c’est-à-dire qu’elle passa de diluvienne à seulement forte, ce qui lui permit d’avoir une meilleure vue sur son environnement.
L’architecture de la bâtisse, ce qu’il apercevait du village au loin, la végétation, tout clamait qu’ils étaient dans un conte asiatique. Ni sa maigre culture en la matière, ni le climat présent ne l’aidaient à situer la chose plus précisément. Il connaissait mal les mythologies de cette partie du monde, sans parvenir à se décider si c’était dommage (car il ne pourrait rien anticiper) ou bienvenu (car il aurait plus à découvrir). Le jeune homme se pris à regretter de ne pas avoir mieux suivi en cours, mais sa voisine de l’époque était bien plus intéressante que le discours lénifiant et monotone du professeur.
Bah ! Il était trop tard pour les remords et trop tôt pour l’impatience – Barnabé percevait encore l’éclair roux de son associé au loin. C’était l’occasion de récolter plus de renseignements au sujet de cet étrange lieu. Est-ce que le féérimètre avait aussi une fonction « longue-vue » ? Oui. Parfait. Le jeune homme se saisit de l’instrument et détailla les environs.
Parce qu’il supposait qu’il était dans un conte, Nab avait supposé qu’ils étaient dans un environnement de type médiéval, ou l’équivalent local – un univers avec quelques centaine d’années de retard technologique sur le Réel. Il n’en était rien. Maintenant que l’atmosphère s’était assez dégagée, il percevait des lignes électrique, et des lumières vives, probablement artificielles, dans le village au loin. Des poteaux montaient depuis le fond de vallée mais les fils qu’ils portaient avaient été enterrés, afin qu’ils restent cachés à la vue depuis le petit temple en contrebas.
La vallée elle-même faisait un coude, impossible de voir ce qu’il y avait au-delà du village. Quant aux montagnes environnantes, elles étaient noyées dans d’épais nuages qui les transformaient camaïeux de gris, pittoresques mais peu informatifs. Quoiqu’il y avait au-delà de cette vallée, ils ne le verraient probablement jamais. Si seulement il y avait quoi que ce soit. Les environnements de contes sont très peu détaillés, et il n’y avait aucune raison logique pour que quoi que ce soit existe en dehors du strict nécessaire. Si c’était ainsi dans les textes, ce devait être la même chose lors de leurs explorations, non ? Mais inversement, la logique voudrait que l’univers soit cohérent, et qu’il n’existe pas de petites vallées perdues littéralement au milieu de nulle part ; leurs habitants devaient bien pouvoir aller quelque part, des étranges devaient venir. Ou alors ils ne visitent qu’un décor, comme dans les films ? Et que se passerait-ils si au cours de leurs pérégrinations ils dépassaient la zone prévue ?
Barnabé en était là de ses réflexions quand un glapissement le fit sortir de ses pensées.
— Hé ! Elle est jolie ?
— Que… Quoi ? Qui ?
— La fille que tu regardais dans ce truc. Je ne connais que ça pour vous donner un tel regard vide, vous autre humains.
— Non, mais…
— Alors autre chose ? Un mec peut-être ?
— Tu as fini oui ? Je réfléchissais. Cet endroit est plus technologique que prévu, il faudra se méfier.
— Ha ? D’accord. De mon côté, j’ai croisé l’habitant de la construction. De loin. C’est un grand asiatique chauve, maigre, rasé et habillé dans un grand drap orange. Le bâtiment principal c’est chez lui, l’autre c’est une chapelle bizarre.
— Un moine, ou un ermite, donc. Pour l’instant, rien de vraiment bizarre.
— Et j’ai trouvé ta fameuse cible mineure. C’est un terrier. De renarde.
— Il n’y a toujours rien de surprenant, le renard est un classique dans les contes.
— Celle-ci est magique.
— Ha, une kitsune, alors. Tu devrait bien t’entendre avec elle, en tant qu’animagique renard !
— Déjà, on ne prononce pas « kitsouneu » mais « kitsuné » ou même « kits-né ». Et ensuite, non, les Kitsune n’ont rien à voir avec les animagiques. On devrait même sérieusement se méfier.
— Vraiment ? D’accord. Dommage. Que dirais-tu de rentrer ?
Ils remontèrent en direction du NCCB Grimm ; la boue rendait le chemin délicat et fatiguant à grimper. Arrivés à un replat, le jeune homme demanda :
— Comment tu fais la différence entre un renard et une renarde ? Je n’ai jamais compris.
— Facile. À l’odeur.
— Tu te moques de moi, je crois.
— Pas du tout. Sinon, les femelles sont un peu plus petites, et il y a quelques subtilités dans le visage. Mais c’est surtout à l’odeur.
— D’accord.
— Cela dit, hors de la période de rut, ça n’a aucune forme d’importance. Comme chez tous les animaux civilisés, en fait.
Ils grimpèrent un raidillon en silence.
— Nicolas, repris le jeune homme lorsqu’il eut retrouvé son souffle, c’était une insulte ou pas ?
— Je te laisse décider.
Lorsque la porte interne du sas s’ouvrit enfin, les deux explorateurs furent simultanément désséchés, frigorifiés et assourdis par la musique qui s’échappait à plein volume de tous les haut-parleurs du vaisseau.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc !?, hurla Nab par-dessus le vacarme.
— De la musique de circonstances, répondit Lina. C’est « Do・Ki・Do・Ki☆MORNING » de…
— Comment tu as fais ça ?, coupa Nico. Tu viens de prononcer une étoile !
— Des années de pratique, mon cher renard !
— Est-ce que tu pourrais au moins baisser le volume, cria Barnabé ?
— D’accord, d’accord ! Bon, vous avez trouvé quoi de beau ?
Un décor asiatique et une Kitsune, résuma Évangelina. Sans doute un conte japonisant, donc. D’où les trois semaines, il faut du temps à ces êtres pour tromper leurs cibles – c’est bien ce qu’elles font, Nico ?
— Ne me demande pas ça comme si je le savais parce que je suis un renard, répliqua-t-il. Mais oui.
— Tu vois que tu savais ?
— Mais pas parce que je suis un renard !
— Si tu veux. De ce que j’en sais, je te rejoins sur un point : on devrait se méfier. Normalement nos équipements nous protègent de toute interaction, mais on ne sait pas de quoi elle est capable. De même avec la technologie des gens du cru.
— Et maintenant ?
— Les instructions détaillées disent que les séquences sont imprévisibles avec précisions, et qu’il faut utiliser le détecteur de conte. Je le règle avec une heure et demie de prescience, ça devrait nous laisser le temps de réagir, non ?
* * *
Ils passèrent une soirée tranquille. Dans la nuit, un orage terrible s’abattit sur les montagnes. Le tonnerre quasiment continu roulait et rebondissait en échos multiples dans la vallée ; la pluie diluvienne reléguait celle de l’après-midi à une aimable bruine ; le vent hurlait dans les arbres et autour du NCCB Grimm, mais malgré les grincements atroces des branches, rien n’abima la carrosserie. Inquiète, Lina se releva pour contrôler leur arrimage. Malgré le gite, tout allait bien : les pieds avaient accrochés une roche stable, et le scanner ne montrait aucun risque de coulée de boue.
Le réveil indiquait trois heures quinze du matin, heure locale, quand le détecteur de conte les tira d’un trop court sommeil. La tempête avait été remplacée par une simple douche de pluie chaude qui dégringolait de la nuit. Bien que prévenue par ses amis et malgré ses précautions, Évangelina chancela dans la chaleur moite que ni la nuit, ni la pluie n’avaient réussi à calmer. Bien qu’ayant déjà fait l’expérience de ce climat, les deux hommes étaient déjà en nage après quelques mètres. Sans doute fallait-il des années pour s’habituer à un pareil climat, se dirent-ils – ou peut-être ne s’y faisait-on jamais.
La descente dans la nuit et la boue fut pénible ; heureusement les deux humains purent s’entraider, et la pluie se calmait tant qu’elle avait cessé lorsqu’ils arrivèrent enfin au rocher qui surplombait la maison du moine. Il était cinq heures vingt-cinq, et un prémices d’aube pointait à l’Est, au fond de la vallée.
— Quelque chose ne va pas, murmura Nicolas.
— Quoi donc ?, dit Barnabé, qui scrutait les alentours aux jumelles. Tout a l’air calme.
— Je ressens une perturbation dans la magie.
— Alors la magie, c’est comme la Force ?, demanda Lina.
— Si tu veux. « I have a bad feeling about this », et tout ça. Mais j’aimerais bien pouvoir me concentrer.
— Pardon.
— Barnabé, regarde la sente qui remonte vers le terrier. Je pense qu’on va devoir descendre.
Il n’y avait qu’une trace étrange dans le jardin sec, mais impossible à cette distance de dire à quoi elle était due. Alors ils descendirent. Une lumière s’alluma dans la maison : le moine se levait.
— Oh, merde.
C’était Nicolas, qui avait emprunté la galerie couverte qui faisait le tour du bâtiment, et qui avait tourné au coin. Les deux humains le rejoignirent aussitôt.
Devant l’une des moult portes de la maison gisait presque un être que l’on aurait pu confondre avec une renarde rousse tout à fait ordinaire, si elle n’arborait pas cinq queues touffues au lieu d’une seule. Une plaie ouverte, sanguinolente, barrait sa cuisse droite, et sa patte arrière droite était manifestement brisée en au moins deux points. Elle tenta d’avancer un peu plus sur le parquet, mais, à bout de forces, elle retomba lourdement. Un glapissement pitoyable, plus proche d’un couinement, franchit sa gueule à grand-peine.
Mais il fut suffisant : son bol de riz à la main, le moine ouvrit la porte coulissante, et un rai de lumière tomba sur la Kitsune blessée.
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