À Fredric Brown, qui a prouvé très tôt que l’on pouvait rire des extraterrestres tout comme il était possible d’écrire d’excellentes nouvelles sur une seule page.
La nuit de fin de printemps étendait son calme tiède sur campagne normande. Loin, haut dans le ciel, un point lumineux tournoyait en une danse d’apparence aléatoire. Lorsqu’il eut trouvé ce qu’il cherchait, il chut et s’avéra être une soucoupe volante – deux disques de métal bombés collés l’un sur l’autre, avec de petits hublots dans la partie supérieure. Elle flotta quelques instants au-dessus d’un champ à vaches dans un sifflement obsédant, le temps que trois pattes d’acier se déplièrent. Les animaux admirèrent le spectacle d’un air bovin, puis reprirent leurs mâchouillements. Une longue rampe phosphorescente se déploya du vaisseau vers le sol ; au bout d’icelle, une ouverture lumineuse laissa apparaitre deux extraterrestres.
Voyez-vous, il existe beaucoup d’êtres vivants dans l’univers, et nombre d’entre eux sont humanoïdes, intelligents, voire les deux à la fois. Si certains dépassent de beaucoup l’imagination d’auteurs de science-fiction bourrés de drogues, ceux qui atterrirent dans la cambrousse ce soir-là n’étaient pas originaux : c’étaient des Petits-Gris tout ce qu’il y a de plus clichés. Leur origine de la face cachée de la Lune et leurs fréquentes visites sur Terre sont probablement à l’origine de leur reconnaissance par le public.
Les deux extraterrestres, donc, déambulèrent dans le troupeau, analysant les bovidés à l’aide de petits appareils portatifs. Ils sélectionnèrent trois animaux, qu’ils firent se lever et dirigèrent vers le vaisseau.
À trois-cents mètres de là, dans l’antique bâtisse, le fermier ne dormait pas. Il avait entendu le manège de la soucoupe, avait saisi son fusil et fouillait maintenant dans la caisse à munitions pour trouver les cartouches adaptées (le gros sel pour la branche honnie de la famille, les balles en argent pour les loups-garous, les gousses d’ail pour les vampires, les minishurikens pour les ninjas – on n’avait jamais aperçu de ninjas dans la région, mais on n’était jamais trop prudent, et c’était le propre des ninjas de ne pas être vus – ah ! la chevrotine alu pour les aliens, c’était parti !).
C’est donc un vieux paysan et en pyjama, la moustache hérissée de colère, qui fonça vers le vaisseau, fusil chargé, prêt à en découdre avec ces extraterrestres qui volaient son bétail. Loin de s’affoler devant cette vision d’horreur, l’un des étrangers dégaina une arme bizarre, et d’un rayon violet paralysa le pauvre homme.
— Tu as la procédure « humains » sous la main ? demanda celui qui aurait semblé plus jeune pour quelqu’un capable de différencier ces deux êtres.
(Le fermier, quoiqu’immobilisé, restait parfaitement conscient ; pour lui, le dialecte des extraterrestres n’était qu’une série de sifflements et grognements désarticulés et inquiétants).
— Attends, je regarde ça… (d’un doigt gris sans ongle, il feuilleta un petit carnet). Alors, si j’en crois le règlement, on doit lui insérer une sonde anale, puis l’endormir, puis le déposer près de chez lui.
— Dans cet ordre ?
— Curieusement, oui.
— Bon, je vais préparer le matériel. Quelles analyses sont demandées ?
— Aucune. Apparemment, on doit introduire l’instrument, lancer le programme en mode autotest pour afficher plein de lumières, et récupérer l’équipement.
— … je suppose que de grands exoethnologues ont imaginé cette procédure. C’est parti, on a pas que ça à faire.
D’un rayon vert, le petit-gris fit léviter le paysan et l’emmena dans le vaisseau, où il lui subit le traitement règlementaire. Pendant ce temps, l’autre s’en fut emprunter un tabouret et un seau à l’exploitation.
Une demi-heure plus tard, les trois vaches broutaient de nouveau l’herbe grasse, le fermier dormait affalé devant sa porte, et la soucoupe décollait dans un sifflement obsédant. Arrivée à cent mètres du sol, elle alluma trois projecteurs puissants et parcourut un circuit complexe au-dessus de la petite ville voisine. Pourquoi ? Mystère, mais là encore la procédure l’exigeait.
Pendant la manœuvre, le jeune petit-gris réfléchissait.
— Toutes ces procédures, c’est bien compliqué pour pas grand-chose, non ? Je sais bien que c’est étudié, mais bon…
— Bah, on s’amuse bien et on est bien payés, c’est tout ce qui compte.
— Ouais, mais c’est une utilisation bizarre de l’argent public…
— Merde ! Avec tout ça, j’ai complètement oublié de tracer les motifs dans le blé !
— Franchement ? On s’en fout non ? Qui ira vérifier ?
— Hmm… sur ce coup-là, tu n’as pas tort. Surtout que maintenant les humains en dessinent plein eux-mêmes.
— Mais quand on y réfléchit bien… quatre-cent-mille kilomètres et toutes ces salades pour un peu de lait… notre Reine-Mère a parfois des demandes étranges.
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